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Chapitre 2 - Quelle organisation collective pour le manuscrit ?

1. Trouver sa place dans le groupe des signataires : entre stratification et spécialisation des

1.3. Des techniciens visibles, des techniciens invisibles et des chercheurs-techniciens

Les études sur la science en train de se faire ont bien montré l’omniprésence et l’implication des techniques, des instruments et des techniciens dans la production scientifique (cf. par exemple Clarke et Fujimura, 1996). Le laboratoire possède plusieurs services techniques avec des personnels qualifiés et certains techniciens sont affectés à des équipes. Qu’en est-il des relations entre les techniciens et les chercheurs autour de l’activité de publication ?

Près de la moitié des publications étudiées mentionnent au moins un ingénieur ou technicien, parfois deux. Parmi ceux-ci on trouve surtout les ingénieurs ou techniciens qui réalisent les structures cristallographiques. Cette forte présence est remarquée par les chercheurs : c'est la

personne qui réalise mes structures par rayons X. C'est une tradition purement chimique – je ne sais pas pourquoi – qui est de mettre systématiquement le cristallographe [comme cosignataire] (Frédéric). On est là face à des traditions de signature : Peut-être au désavantage d'autres

aussi en France (Marie). La cristallographie s’est développée assez tôt en discipline et elle est bien implantée en France. C’est une discipline assez dynamique et, outre des structures internationales, il existe une association française de cristallographie depuis 1953 dont l’un des chercheurs du laboratoire (Serge) a été président, avec probablement un rôle prépondérant (il figure encore aujourd’hui comme « ancien président » sur le site de l’association). Francis rappelle que, lorsqu’il a commencé à travailler dans les années 60, la résolution d'une structure prenait en moyenne un an. Roger, de la même génération, justifie le fait de faire signer seulement les cristallographes parce que les autres techniques demandaient moins d’investissement, ce qui n’est plus le cas maintenant. Sans pouvoir bien sûr généraliser sur le petit échantillon de publications étudiées, ce sont plutôt les chercheurs les plus avancés dans la carrière qui maintiennent cette tradition de co-signature systématique avec la cristallographie alors que les plus jeunes ou arrivés d’autres villes sont moins enclins à le faire.

Les cristallographes sont associés à la signature de manière un peu automatique. Ce n’est pas le cas des autres techniciens. Quand ils évoquent leur contribution au papier, les chercheurs insistent souvent sur le fait que les techniciens ne font que leur « fournir » des documents pour la rédaction : Odile C. n’a pratiquement pas participé à la rédaction. En général, quand c'est

quelqu'un qui relève d'un service technique, on lui demande de relire attentivement la partie qui la concerne. Mais ces personnes ne participent pas directement à la rédaction… (Alexandre). On est donc bien dans le travail invisible tel qu’il a été montré par les travaux sur les techniciens (Shapin 1989). Pour l’illustrer prenons l’exemple de Gérard et sa manière de présenter les collaborations autour de la publication étudiée : Les auteurs c'est moi et Colette.... Et bien sûr

j'ai rajouté l'étudiant en thèse que j'ai mis en 1ère position parce que c'était évidement le joli truc ; plus Sylvain qui est le RMNiste, qui avait eu l'idée de diluer très loin pour pouvoir voir la molécule en RMN, sans quoi on aurait pas pu. Sylvain est cosignataire de l’article et Gérard mentionne clairement le caractère fondamental de son intervention pour la publication. Cependant quelques instants plus tard, alors qu’il résume « l’histoire », il oublie complètement Sylvain : Donc c'est à la fois une histoire de longue haleine avec Colette en théorie et moi, notre

histoire à laquelle j'ai joint un aspect particulier, très expérimental mais correspondant au travail de thèse que Christelle termine en apothéose...

L’invisibilisation du travail des techniciens est donc bien réelle, cependant, je voudrais insister ici sur les conséquences relationnelles liées au fait de travailler de manière très proche, comme c’est le cas dans le laboratoire.

Ainsi, Alexandre, une fois qu’il a souligné que la technicienne n’est pas vraiment intervenue dans la rédaction, poursuit en précisant : même si dans le cas d’Odile C., c'est quelqu'un qui s'est

beaucoup investie dans la compréhension du sujet. Parce que dans la caractérisation des molécules, au niveau de ce papier, la spectrométrie de masse a apporté beaucoup, et elle a

beaucoup donné pour s'investir dans le sujet. Ce n'est pas simplement une personne qui a enregistré des spectrons. Elle avait compris ce qu'on cherchait à démontrer donc elle a fouillé le sujet dans ce sens-là (Alexandre). En réalité, figurer sur une publication n’apporte rien au technicien en termes d’avancement ou de rétribution professionnelle. L’implication d’Odile (en temps, en efforts) dans le cadre de cette publication est probablement à l’origine du choix opéré par Alexandre de la faire figurer parmi les signataires. L’exemple que cite Marie montre également comment la présence dans le groupe des signataires peut être la traduction d’une relation, en forme d’hommage dans ce cas : c'est un ingénieur de recherche qui était à l'RMN

avant, responsable du service. Il n'est pas vraiment intervenu dans le papier simplement le jour où je lui ai dit « voilà, je fais tel type de mesures […] », à l'époque ce n'était pas courant. Alors il me les a faites mais je savais pas trop comment l'interpréter et je n'ai pas trouvé autour de moi quelqu'un qui... Lui m'a dit « je peux pas te donner tous les détails mais voilà c'est prêt ». Il m'a consacré 1h30. Et à partir de là, ça m'a servi de base pour creuser moi-même et ensuite analyser. Je lui ai dit « si jamais un jour je fais quelque chose là-dessus, ça me ferait plaisir que tu y sois », il m'a dit « c'est pas la peine ». Et quand il est décédé juste après, j'ai décidé que je l'associais. La force de la relation va jouer sur le fait que les techniciens seront associés à la signature ou pas. Ainsi, Nadège explique que, dans la publication dont elle parle, l’équipe (le chef) n’a pas fait cosigner certains des techniciens (cristallographes), qu’ils les ont simplement remerciés parce que c’était la première fois qu’ils faisaient appel à eux (nouvel appareil) et qu’il n’y avait pas de collaboration établie (encore).

L’expérience de Nadège concerne un autre laboratoire. D’une manière générale, les relations entre les chercheurs et les ingénieurs / techniciens du laboratoire étudié sont anciennes (il y a au laboratoire un service commun depuis le début des années 90), régulières (ils ont l’habitude de travailler avec tel ou tel ingénieur ou technicien, certains sont intégrés à l’équipe) et de proximité (ils s’échangent des documents, des résultats et travaillent dans les mêmes locaux). Dans la spécialité étudiée, aucune publication ne peut paraître sans les caractérisations produites par les diverses techniques. A l’époque où j’ai commencé à rencontrer les chercheurs de ce laboratoire, l’ingénieur cristallographe venait de quitter le laboratoire. Il est cosignataire de 7 des 32 articles. « On a retrouvé un autre cristallographe, heureusement parce qu’on ne pourrait pas

survivre ! », résume Sonia.

Les techniques de caractérisation sont tellement centrales qu’elles se confondent parfois complètement avec la recherche. Le chercheur longtemps président de l’Association Française de Cristallographie, Serge, en est l’exemple typique. Certains chercheurs sont aussi des techniciens dans le sens où ils se sont formés aux techniques, en général au début de leur carrière, ce qui est le cas de Francis, proche de la retraite : les gens qui font réellement de la

cristallographie au laboratoire sont relativement peu nombreux et pour les chercheurs, c'est beaucoup les deux ingénieurs que nous avons qui font la résolution structurale. Par contre, il y a

un certain nombre de personnes, en particulier dans notre équipe, on est au moins trois, quatre même, à pouvoir résoudre nous-mêmes nos structures... (Francis). Hervé, jeune chargé de recherche dans la même équipe que Francis, a également développé cette compétence qu’il diffuse à l’occasion : et je forme de temps en temps des thésards ou un des techniciens qu’on a,

mais souvent c'est moi qui le fais ». Les transferts peuvent également se produire dans l’autre sens avec un technicien qui devient ou aspire à devenir chercheur, comme dans le cas que cite Gérard : c'est une technicienne qui travaille dans l'équipe à mi-temps et qui a la motivation de

vouloir passer une thèse. C'est un peu le parcours du combattant pour elle parce qu'elle est affectée à des équipes et elle est d'une sensibilité chimie-organique ouverture biologique et donc on a lancé un projet pour qu'elle puisse venir faire une thèse en tant que technicienne. C'est quelqu'un de très bien.

Malgré le caractère très hiérarchisé de la discipline dont on ne peut pas nier l’importance dans ce laboratoire, il y a une proximité dans le travail quotidien qui entraîne des liens assez forts entre chercheurs et techniciens. Cette proximité va jusqu’à créer, dans quelques cas, l’hybridation de certaines pratiques qui se traduit par une forme de porosité entre les statuts de chercheurs et techniciens qui renvoie au statut de « chercheurs technico-instrumentaux » identifié par Shinn (2000). C’est aussi le cas des jeunes chercheurs post-doctorants.