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Chapitre 1 - Activités scientifiques et réseaux sociaux, la part des textes

3. Vers quelle sociologie se tourner ?

3.2. Une sociologie de l’activité sociale pour l’étude de l’activité de publication

Revenons au domaine scientifique qui est celui qui m’intéresse ici. Il y a quelques années déjà Latour et Woolgar (1988) avaient proposé de rendre compte de l’activité scientifique (dont l’activité de publication) par le biais d’un cycle de crédibilité. Il ne s’agit pas, préviennent les auteurs, de s’intéresser aux motivations des chercheurs, ni, de ce fait, de dégager quelconques normes qui cadreraient leurs pratiques mais de rendre compte, précisément, de leur activité scientifique.

L’enjeu est donc de comprendre le mécanisme de « production de la valeur » (p. 216), cette dernière étant la crédibilité. Ainsi, pour Latour et Woolgar, « les chercheurs s’intéressent aux autres non pas parce qu’ils sont forcés par un système spécial de normes de reconnaître les travaux des autres, mais parce que chacun a besoin de l’autre pour augmenter sa propre production d’information crédible » (1988 p. 212). Comme ils le précisent eux-mêmes, on comprend mieux, à l’aide de ce modèle – plutôt que celui du potlatch (Hagstrom 1966) ou de stratégies à l’intérieur d’un champ (Bourdieu 1976) – ce que peut être un marché de l’information scientifique (p. 216). Ainsi conçue, la dynamique de l’activité de marché est d’étendre et d’accélérer le cycle de crédibilité38 pris comme un tout.

La question qui se pose alors est celle de savoir comment les chercheurs mobilisent les autres. Qui sont précisément ces autres ? Comment s’organisent les échanges de crédibilité (ou plus simplement d’information), dans quel type « d’écologie » se produisent-ils ?

Une partie des études bibliométriques sur la science a produit une vision auto-organisée de l’activité scientifique au cours de laquelle, du fait de la profusion de publications, émergent des formes d’organisations intellectuelles dont les chercheurs ne sont pas conscients et qui

38 On pourrait discuter de la pertinence de la notion de crédibilité pour rendre compte de « l’énergie vitale » au cœur de cette sphère d’activité. « Les chercheurs passent d’une position à une autre en essayant d’occuper celle qu’ils estiment la meilleure » rapportent Latour et Woolgar (1988 p. 223). Or, il existe des moments où ils lâchent prise, notamment parce qu’ils ne sont pas que des scientifiques, mais aussi des salariés ou fonctionnaires d’une institution, d’un organisme particulier, qu’ils sont des enfants, des parents, des amis…. Ainsi, il y a des événements biographiques mais aussi des contraintes organisationnelles, voire même des sentiments qui font que la position recherchée n’est pas la meilleure au regard du système tel qu’il est décrit, c'est-à-dire en termes de recherche de crédibilité. On peut objecter alors que ces épisodes ne sont que des épiphénomènes et que l’enjeu de crédibilité est toujours là, même en négatif mais on peut aussi tenter de requalifier la crédibilité, notamment si l’on réalise que ces épiphénomènes sont particulièrement récurrents.

contribuent à produire des « systèmes basés sur la connaissance » qui se génèrent, de manière non contrôlée par leurs contextes de production (par exemple, Leydesdorff 2001). Leydesdorf (2010) définit l’auto-organisation par l’idée que « les mécanismes économiques et politiques ne contrôlent plus mais fonctionnent comme des mécanismes de rétroaction sélective qui permettent et contraignent le développement des connaissances scientifiques et technologiques » [traduit par moi], p. 372. Ce sont uniquement les individus et leurs règles préférentielles d’attachement qui seraient à l’origine des structurations que l’on observe au niveau général (Wagner et Leydesdorff 2005). Ces travaux rejoignent une partie de ceux que j’ai évoqués dans la partie précédente sur les réseaux de citations, dès lors qu’ils sont exclusivement basés sur des données quantitatives. Comme on l’a vu, même s’ils parviennent à mettre en évidence des processus globaux intéressants et intrigants, ils peinent à rendre compte de l’activité scientifique qui les sous-tendrait (hormis, on le voit, le recours à des règles préférentielles d’attachement).

Ma recherche est une contribution à ce débat. Il s’agit d’approfondir la question du cycle de crédibilité en le « personnifiant », c'est-à-dire en repérant et suivant les acteurs, groupes, et collectifs qui y interviennent. L’objectif est également d’interroger le fonctionnement des « règles préférentielles d’attachement » en montrant à quel point elles sont sous-tendues par des dynamiques relationnelles et collectives. Par l’étude empirique d’articles publiés et une approche qui combine les méthodes qualitatives et quantitatives, il s’agit de montrer comment les textes contribuent à l’organisation générale de la sphère d’échanges entre les chercheurs et entre les collectifs auxquels ils appartiennent ou se confrontent.

Pour mener cette recherche, je m’appuie sur la théorie des formations sociales d’Harrisson White (2011) qui me permet d’articuler plusieurs niveaux de réalité sociale, telle qu’on peut l’appréhender par les textes. Je commencerai par présenter ma lecture de sa théorie puis j’exposerai son application au contexte de ma recherche. Je dois avant tout préciser qu’il s’agit d’une lecture très incomplète (et probablement imparfaite en bien des points) de la théorie de White, dont je suis loin d’avoir saisi toute la complexité et la richesse. Mais, comme il invite à le faire lui-même (2011 p. 40), il s’agit d’une tentative pour faire un usage de son approche sur mes propres observations.

Harrison White développe une vision surplombante de l’activité sociale. Il a une vision de dramaturge plutôt que de narrateur (p. 56), d’où l’absence – a priori – de recours à la subjectivité. Son ambition est de rendre compte de la façon dont les choses s’ordonnent. Il a une approche qui s’intéresse aussi aux moments calmes (non turbulents) de la vie sociale.

L’unité d’analyse de White est l’identité (dont il dégage plusieurs niveaux de formalisation) qui agit (de plusieurs façons dépendantes des niveaux de formalisation) au cours d’une formation

sociale (qui peut aussi présenter différents niveaux et différents types). Une identité émerge de la contingence, tout en intervenant dans le processus à l’aide de ses appuis sociaux (on peut dire qu’elle est instituée et instituante).Une identité qui se maintient sur un temps plus ou moins long peut devenir une personne avec un style ; la rhétorique d’une personne c’est sa biographie.

J’aurais la même perspective dans ce travail en considérant que les chercheurs, lors de leur activité de publication, sont des identités en recherche de contrôle, c'est-à-dire d’équilibre dans leurs liens avec les autres, dans le cadre de l’activité de formalisation qu’ils mènent (chapitre 2). Mais je serai aussi amenée à étudier les identités des chercheurs en tant que personnes avec un style, notamment quand je regarderai leurs positions et leurs liens dans et à travers les équipes du laboratoire.

Pour White, ce par rapport à quoi l’identité émerge et intervient (elle s’encastre), au cours du processus expérientiel, c’est le contexte. Le premier des contextes auquel il renvoie est l’espace social, qui est un domaine thématique mais composé de relations (pas seulement ni forcément de type interaction) avec un ensemble d’autres identités (ce qu’il nomme les réseaux sociaux). Il en tire la notion de netdom. C’est la commutation (passage) des identités entre les netdom qui produit la séparation entre les domaines.

Je garderai cette idée générale que les agencements d’identités se font en fonction des domaines thématisés. C’est au regard de ces deux critères (social et cognitif) que l’on peut observer une formalisation des espaces sociaux.

Pour White, les récits sont des « moments » où les liens que les identités ont avec les autres se trouvent encastrées. Les récits apaisent les réseaux (p. 84). Les récits sont très importants : « les ensembles de récits sont vitaux pour maintenir aussi bien que pour générer des réseaux sociaux entre les actions continuelles à tous les niveaux » (p. 242), mais pas déterminants : « les récits ne déterminent pas l’action sociale, pas plus qu’ils n’ont besoin de la guider. Plutôt, ils en rendent compte largement […] » (p. 245).

Du fait de leur caractère publié, je considèrerai les textes comme des récits, c'est-à-dire des formalisations qui rendent compte de l’activité cognitive et sociale des chercheurs (des identités). Je les verrai comme des occasions de mise en ordre (par des couplages et des découplages mais aussi des commutations) des relations entre les chercheurs entre leurs domaines (espaces thématiques de la publication), (chapitre 2 et chapitre 3).

Les disciplines sont des systèmes de valeurs qui ordonnent les réseaux et permettent la coordination des tâches. White définit plusieurs types de discipline. L’interface où l’engagement est de mise (on est sûr de ce que l’on fait) et la valeur sous-jacente de cette discipline est la

qualité. Le conseil où l’on est en situation de médiation (on influence) et la valeur sous-jacente est le prestige. L’arène, dont le principe d’action est la sélection (on fait des choix), guidé par la valeur de pureté.

White souligne lui-même une dualité intéressante concernant l’activité de publication qui serait une discipline d’interface du point de vue du rapporteur, et de type arène du point de vue de celui qui soumet (p. 161). Je tenterai d’approfondir la question des expériences relationnelles liées à l’activité de publication (cf. chapitre 3).

Il développe également l’idée de rhétorique qui, comme le récit, est une forme discursive : « les récits deviennent des descriptions partagées lorsqu’ils se rassemblent dans des rhétoriques à travers des publics » p. 230 (on retrouve ici les positions des writing studies et des travaux sur les rhétoriques en général). La rhétorique est explicite (comme dans un rituel), tout est fait pour qu’on n’y observe pas les réseaux. Le style, par contre, est implicite, mais on y voit (il s’y joue) les réseaux (p. 240). Les styles sont des « généralisations des réseaux qui s’inscrivent dans des ensembles de liens et peuvent modifier la connectivité de ces réseaux » (p. 169), en cela ce sont des « textures de la dynamique sociale » (p.169). Dans cette recherche, j’aurais plutôt la démarche de mettre en évidence des styles plutôt que des rhétoriques. J’essaierai de montrer que les textes, dans leur dimension relationnelle, sont impliqués dans des « univers de références » qui rendent compte de leur dynamique (cf. chapitre 4).

Par ailleurs, White ajoute qu’« une discipline particulière sera définie, pour les acteurs qui la constituent et pour les autres, en partie à travers sa carrière particulière » (p. 252). La carrière, à un niveau individuel (le plus simple), est une forme d’institution (qui est elle-même un cadrage, une canalisation de l’activité relationnelle, p. 286). Je tenterai de dégager les enjeux relationnels liés à la carrière des chercheurs appréhendée par les textes (chapitre 4).

Je commencerai par contextualiser ma recherche par rapport au laboratoire (une organisation concrète selon White) auquel appartiennent les chercheurs que j’ai rencontrés (fin de ce chapitre). Le laboratoire et les équipes seront également le contexte (une institution) par rapport auquel j’analyserai l’ancrage relationnel des carrières des scientifiques (fin du chapitre 4).