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Chapitre 3 : La constitution de réseaux de références

3. Réseaux de références et formes d’activité scientifique

3.1. Isolats, groupes et liens dans les graphes : quelles réalités sociales ?

arrive parfois d’en trouver deux reliées par un auteur en commun). J’ai déjà abordé leur cas plus haut, ce sont des références que les chercheurs – sauf quand ils se sont formés à ces techniques – ne connaissent pas personnellement. La plupart du temps, ils ne se disent pas à l’origine de la référence ou précisent qu’ils les ont quasiment copiées-collées d’une autre publication, dans la mesure où « ce sont toujours les mêmes références ». Par commodité, je les ai réunies sur les graphes parce qu’elles présentent une certaine homogénéité, aux yeux des chercheurs et au sein des publications où elles apparaissent bien souvent à des moments clés du texte (notamment dans la partie expérimentale).

D’autres références sont isolées tout en étant au centre du texte mais aussi du propos du chercheur et de son cercle de relations.

Ce sont tout d’abord des publications célèbres et parfois même « uniques » dans l’histoire de la thématique abordée : il en va ainsi, par exemple, des références 1, 3 et 4 d’Alexandre qui sont des références générales sur son objet ou des références des pionniers citées par Sonia (1, 2, 3 et 31). Ces références sont, presque comme les références techniques, des références que l’on mobilise du fait de leur caractère « incontournable » et, finalement, les chercheurs terminent toujours par le constat qu’on ne peut pas ne pas les citer.

Certaines références sont également isolées, sans être particulièrement célèbres, ni incontournables. On peut avoir affaire alors à des références de plusieurs sortes. Ce sont soit des références très récentes, qui ont été trouvées au dernier moment : c’est le cas, par exemple, de l’article qu’a présenté Cécile et de la référence n°9 (cf. ci-dessus également). Cela peut être aussi des références isolées parce qu’éloignées : ainsi l’équipe chinoise citée par Vincent (n°3) tient une bonne place dans l’état de la littérature sur le sujet mais ne sera citée qu’une seule fois. Dans ces conditions, les références ont souvent été trouvées par le biais des bases de données bibliographiques et sont inconnues au chercheur. Mais, si elles peuvent leur être inconnues socialement, elles sont souvent particulièrement pertinentes d’un point de vue cognitif, jusqu’au point de constituer parfois l’équipe concurrente par rapport à laquelle il faut se positionner (par exemple la référence n° 20 de Claude, ou la n° 24 de Gilbert).

C’est aussi en tant que référence isolée que l’on trouve parfois les citations les plus « personnelles » : cf. par exemple, la n°21 d’Arnaud (un gars extraordinaire que je connais

bien), la n°15 d’Henri (mon copain Dick), etc. La forte proximité à l’auteur de la référence n’a bien souvent entraîné qu’une seule référence dans le texte, comme si cela ne pouvait être que sous la forme du clin d’œil.

Quelle que soit la teneur du lien social entre le chercheur et les auteurs cités dans la référence, le caractère isolé de la référence tient à sa singularité qui peut de déployer sur un versant très technique et instrumental (du type « cette méthode de calcul est définitivement justifiée par cette

référence et toujours la même »), jusqu’au versant plus cognitif (l’équipe concurrente) mais aussi plus personnel de la citation d’une personne dont on se sent proche (même si, comme je l’ai dit plus haut, cela reste toujours cognitivement pertinent).

Enfin, une partie des références sont graphiquement isolées mais l’entretien et l’analyse des graphes m’ont autorisée à les associer à d’autres références isolées ou à un groupe de références. A quoi renvoient ces groupes de références ainsi constitués ?

Ce que j’ai retenu comme « groupe » (matérialisé par des cercles ou des ellipses entourant un certain nombre de références sur les schémas en annexe n°2) correspond pour une grande partie aux cliques qui sont des éléments classiques de l’analyse des réseaux, à la différence près que ce ne sont pas des individus qui sont ainsi réunis mais des publications. Ainsi, chaque groupe doit être conçu comme une série « d’organisations collectives pour un manuscrit » (cf. chapitre 2) menée par (a minima) un chercheur responsable. Si un groupe apparaît dans un graphe, cela signifie que ce chercheur a mobilisé, à plusieurs reprises, des signataires sur une thématique pertinente par rapport à la publication étudiée. On peut donc considérer ces groupes comme des « cliques d’expériences communes ».

Quels sont ces groupes ?

On trouve quasiment toujours un groupe qui correspond à l’équipe du chercheur interrogé (qui est souvent le chercheur responsable de la recherche mais qui peut être sous sa direction en tant que doctorant, cf. chapitre 2).

Il y a souvent aussi un groupe de « pionniers ». Ce ne sont pas forcément les « incontournables » rencontrés en tant que référence isolée (même s’ils peuvent l’être aussi) mais plutôt ceux qui travaillent le thème depuis longtemps et souvent parmi les premiers.

Il y a enfin les autres spécialistes qui sont réunis à l’échelle d’un pays (USA, Suisse, Angleterre) ou alors d’une ville (notamment lorsqu’il s’agit de qualifier les équipes françaises) ; pour un exemple éloquent, cf. celui de Catherine. L’origine géographique n’est pas la seule façon de déterminer les groupes et la spécialité disciplinaire permet également de réunir un ensemble de

références qui peuvent être plus ou moins reliées ou éparses : par exemple dans la publication de Nadège le groupe américain de références en photochimie est fortement relié, alors que dans la publication de Marie, le groupe de références en optique est composé d’isolat. J’ai aussi été amenée à scinder des cliques pour mieux comprendre l’organisation structurelle des références de la publication (cf. par exemple Arnaud). Je me suis beaucoup servi des attributs des références pour déterminer les groupes et avoir une vision qualifiée du réseau des références.

En général, les chercheurs connaissent assez systématiquement les auteurs qui sont cités plusieurs fois et qui forment des groupes ou des cliques (avec leurs équipes) au niveau des graphes. Mais ce n’est pas toujours le cas, notamment lorsqu’on a affaire à des publications interdisciplinaires avec une certaine équité entre les équipes ; plus précisément, quand l’étoile est partagée entre les deux spécialistes, ce qui est le cas de Nadège, Thierry et Sandrine. L’exemple de cette dernière montre, en effet, des « zones d’ombre » dans le graphe, avec des références, pourtant en groupe et connectées aux autres, inconnues de Sandrine.

Etant donné le nombre réduit de signataires en chimie (comparé à d’autres disciplines), ce sont souvent des petits groupes de 3-4-5 références qui émergent. Cependant, dans certains articles, on trouve jusqu’à une vingtaine de références pour un groupe (souvent des citations de l’équipe, comme dans l’exemple d’Yves ou Hervé).

Quelles sont les relations entre les groupes ? Ils peuvent être connectés ou simplement juxtaposés. S’ils sont connectés, ils le sont souvent par un doctorant, un post-doctorant ou un chercheur invité qui a fait un stage ou un séjour dans l’autre équipe et qui a été amené à cosigner une publication avec le groupe dans lequel il a séjourné. Dans ces conditions, les deux groupes ne sont associés que par un seul point (cf. le graphe de la publication de Catherine, avec l’exemple de son invitation dans une équipe suisse ou celui d’Alexandre et le cas de sa collègue microbiologiste post-doctorante dans une équipe de biochimie américaine). Dans d’autres cas, la collaboration a été récurrente et il y a eu plusieurs co-signatures : citons le cas de Marie et de sa collaboratrice photochimiste, de Sonia et de son collaborateur de physique théorique, ou encore, de façon très nette, celui d’Olivier et de l’équipe toulousaine avec l’équipe parisienne ou espagnole. Dans ces conditions, le graphe apparaît plus compact et les deux groupes plus entremêlés.

Mais il n’y a pas toujours des liens formels entre les groupes et une grande partie d’entre eux ne sont que juxtaposés. Pas de lien sur le papier ne signifie pas qu’il n’y a pas de relation plus ou moins personnelle et plus ou moins directe. Ainsi, on trouve entre les groupes tout le panel de relations que j’ai décrit dans la section précédente : Sophie a rencontré ou croisé quasiment tous les groupes qu’elle a cités ; Philippe a passé du temps auprès d’une équipe américaine durant son post-doctorat aux Etats-Unis ; Nadège connaît l’existence d’une controverse entre son groupe et

un groupe américain dont elle a, d’ailleurs, rencontré quelques-uns des membres ; Thierry pense que l’un des groupes est celui du chercheur qui a (mal) évalué son article (c'est-à-dire qu’il a donné un avis mitigé sur celui-ci). La non juxtaposition des groupes ne signifie pas une absence de relation mais laisse entendre une non formalisation de celle-ci, tout au moins en lien avec l’article en question.

Comment se présente l’ensemble des réseaux de références ? Que révèle la disparité de leurs configurations formelles ?