• Aucun résultat trouvé

Chapitre 2: Le soufisme

IV- Une herméneutique universelle

C’est donc dans l’observance de la Loi que se trouve, pour l’élite spirituelle soufie, l’affranchissement de sa lettre, menant les élus de la Voie vers la résolution des différends et des conflits entre pratiques et croyances, dont l’apparente divergence des manifestations n’est que le voile empêchant de les voir s’écouler à partir de la même Source. Selon les soufis, Dieu seul Est, et toute existence procède de Lui; le monde créé n’est que Son reflet. Arriver à cette perception de Dieu derrière l’écran du monde phénoménal implique un renoncement à la matérialité des choses et à la purification de l’âme.

Dieu est la lumière des cieux et de la terre. Semblance de Sa lumière : une niche où se brûle une lampe, la lampe dans un cristal; le cristal on dirait une étoile de perle : elle tire son aliment d’un arbre de bénédiction, un olivier qui ne soit ni de l’est ni de l’ouest, dont l’huile éclaire presque sans que le touche le feu. Lumière sur lumière! Dieu guide, à Sa lumière, qui Il veut.127

Cette lumière se révèle dans tous les êtres puisque c’est elle qui leur a donné forme et conscience. Ce verset du Coran a fortement inspiré la pensée soufie qui en a dérivé la transcendance unitive des religions (wīhdāt al-ādyāne) qu’il ne faut pas confondre avec un quelconque syncrétisme religieux.

Le Coran est universaliste dans le sens où il nous informe que tous les peuples depuis les débuts de l’Humanité ont reçu un message divin par l’intermédiaire de messagers, de prophètes et d’envoyés :

À chacun de Vous, nous avons ouvert un accès, une avenue. Si Dieu avait voulu, Il aurait fait de vous une communauté unique : mais Il voulait vous éprouver en Ses dons. Faites assaut de bonnes actions vers Dieu. En lui, pour vous tous, est le retour. Il vous informera de ce qu’il en est de vos divergences. 128

Le texte coranique évoque à plusieurs reprises la religion primordiale (al-din al

qayyîm), dont toutes les religions seraient issues :

Ainsi donc, redresse ta face vers la religion, en croyant originel, en suivant la prime nature selon laquelle Dieu a instauré les humains, sans qu’il y ait de substitution possible à la création de Dieu : c’est là la droite religion, mais la plupart ne le savent pas »129

127 Coran, XXIV, 35.

128 Coran, V, 48. 129 Coran, XXX, 30.

Le Coran confirme cette pluralité découlant de cette religion primordiale :

L’envoyé croit en ce dont la descente s’opère sur lui de la part de son Seigneur. Ainsi font les croyants : tous croient en Dieu et Ses anges, Ses Écritures, Ses envoyés, sans faire aucune différence entre Ses envoyés; tous ont dit : « Entendre c’est obéir! » Ton pardon, notre Seigneur. Tu es la destination de tout.130

Le Prophète Muhammad le réaffirme également dans ce hadith : « Nous autres prophètes, sommes tous les fils d’une même famille, notre religion est unique. »131 Le

verset que vous venons de mentionner indique aux musulmans qu’ils se doivent de transcender les différences religieuses; certaines branches du soufisme en ont fait leur credo sans pour autant être syncrétistes ni renier en rien la Loi (al-chāri’ā).

Le soufisme permet donc de vivre l’universel au quotidien et de s’adapter en permanence à l’évolution du monde. Il est un message d’ouverture, de générosité, une pratique et le témoignage d’une foi profonde. Le soufisme apporte ainsi à l’Islam une dimension poétique et mystique absente chez les exégètes orthodoxes. En dépassant les clivages ethniques, nationalistes, culturels et civilisationnels, le soufisme va à l’essentiel en prônant l’universalité de la foi et en se basant sur le concept de Religion Primordiale (al-din al-qayyîm). Ce sont incontestablement les soufis qui donnèrent toute sa dimension au thème coranique de la religion primordiale (al-din al-qayyîm), faisant ainsi de l’humanité une communauté d’adoration au-delà de ses diverses croyances.

Dans le contexte de conflits, telles les croisades, la reconquista, les invasions mongoles, et plus récemment les conquêtes coloniales occidentales, ainsi que des pressions générées par les enjeux politiques du moment, certains courants théologiques et juridiques musulmans ont restreint cette perspective universaliste. Ils évoquèrent pour cela le fait que les religions antérieures à l’Islam se sont écartées du message divin convoyé par les prophètes ayant précédé le Messager Muhammad. En se référant souvent aux rares versets coraniques et certains dits du prophète Muhammad (hadiths), qu’ils interprètent dans un sens littéral, ils réduisent ainsi les perspectives de l’Islam comme ultime message pour l’humanité qui vient pour confirmer les religions qui l’ont précédé. À cause de cette approche universaliste, le soufisme en général (et celui d’IbnʻArabî en particulier) a été confronté durant des siècles et jusqu’à aujourd’hui à de nombreuses

130 Coran, II, 285

critiques de la part de juristes musulmans qui lui reprochaient justement son ouverture sur l’humanité132, son universalité et sa transcendance des religions alors qu’ils percevaient l’Islam (en fait les sociétés musulmanes) comme étant en état de siège par ceux-là mêmes auxquels on s’ouvrait avec autant de générosité spirituelle133.

Les thèmes de l’Unité de l’Être (wīhdāt al-wujud)134, de la transcendance unitive des religions (wīhdāt al-ādyāne), de l’unicité divine (wīhdāt al-tawhid) et de l’unité de la contemplation (wīhdāt al-schouhoud) seront abondamment traités par IbnʻArabî et son émule l’émir Abdelkader. Toute lecture, analyse ou décodage de la vie et des actes de l’émir doit se faire en ayant à l’esprit sa filiation spirituelle soufie et la relation très spéciale qu’il eut avec son maître IbnʻArabî135 dont il enrichira la doctrine; il sera de notre point de vue l’incarnation de la mise en pratique de l’enseignement Akbarien.