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Chapitre 2: Le soufisme

IX- L’homme parfait, accompli (el-insane el-kâmil)

En fait pour IbnʻArabî et pour l’émir la notion de l’Homme Parfait, (al-insane al

kâmil), combine deux notions : la première ayant trait au fait que Dieu est incomparable

et l’autre, le fait qu’Il est similaire avec son serviteur. L’Homme Parfait (al-insane al

kâmil) vacille constamment entre les deux notions chaque fois qu’il veut exprimer sa

perception de la réalité. Pour lui, le fait incomparable de Dieu exprime sa faculté rationnelle, sa conviction de l’Unité de Dieu (tawhid) et sa capacité de saisir que le

205 D’où le paradoxe de la Loi : « Je Lui rends grâce avec la gratitude de celui qui réalise que c’est par l’obligation légale (al-tâklif) que devient manifeste le nom (Al-Ma’bûd) [le Seigneur, Celui qui est adoré] et que c’est par ce que recouvre la formule ‘‘Il n’y a de force et de puissance que par Dieu’’ qu’est manifesté la Générosité (al-jûd). Car si le paradis était la récompense de tes actes, comment pourrait-on parler de Générosité? » Michel Chodekiewicz, op. cit. p. 37 citant un passage des Fûtûhat d’Ibn ‘Arabi.

206

Voir à ce sujet les travaux de W.C Chittick sur www.ibnarabisociety.org et dans son ouvrage op.cit., p. 29 et passim; idem, Sadr al-Din al-Qunawi, on the Oneness of Being, International Philosophical Quarterly, 21, 1981, p.|171.84; et idem, Wahdat al-Wujud in Islamic Thought, Bulletin of the Henry Martyn Institute of Islamic Studies, 10, 1991.Voir également Itzchak Weissman, op. cit.

cosmos est sous la Loi d’un Dieu qui doit être Un. Quant au fait de la similarité, il exprime son imagination, sa sensibilité, son acuité visuelle et spirituelle qui permettent de percevoir les théophanies de Dieu, ses automanifestations (duhūr madahirihi) ou ses autodévoilements (tajallîat) dans tout ce qui existe.

Le concept de l’Unicité de l’Être et, par voie de conséquence, l’unité transcendante des religions trouveront dans les commentaires de l’émir toute leur clarté et leurs significations. Pour Jacques Berque : « [...]’’ La splendeur littéraire’’ du Livre des Haltes risque de renverser bien des hiérarchies reçues et [...] la vraie renaissance (Nahda)207 n’est sans doute pas là où on la cherche. »208

En digne émule d’IbnʻArabî l’émir refusa l’absolutisme de la croyance individuelle et mit l’accent sur l’unicité divine sous-jacente aux différents crédos. En prenant en charge la (re) — diffusion de la pensée de son maître IbnʻArabî, l’émir exposa dans son enseignement des vues inacceptables pour l’exotérisme islamique comme dans ce passage : « Si les musulmans et les chrétiens m’écoutaient je ferais cesser leurs antagonismes et ils deviendraient des frères à l’extérieur et à l’intérieur. »209

Tout au long de son séjour à Damas, l’émir Abdelkader ne cessa de marteler cette transcendance des religions devant ses disciples et dans ses prêches à la mosquée des Omeyyades. Un de ces disciples, al-cheikh ‘Illich, relaya l’émir dans son enseignement et eut un impact important sur certains traditionalistes occidentaux, comme René Guenon, Martin Lings, Frithjof Schuon210, qui trouvèrent dans le soufisme Kadérien/Akbarien ce que l’Église leur refusait.

Vous qui croyez, prémunissez-vous envers Dieu, aspirez à trouver vers Lui l’approche, faites effort sur Son chemin, dans l’espoir d’être triomphants. 211

Ce verset fut commenté par l’émir comme suit :

207 La Nahda est la renaissance politique, culturelle et religieuse arabe (et de façon plus large musulmane)

telle qu’elle commença à être théorisée vers la fin du XIXième siècle par Jamal Al-Din Al-Afghani, Muhammad Abduh, etc. La Nahda fut basée sur trois idées clés : l’unité politique et religieuse (tawhid); l’interprétation des textes-ījtihād à la lumière de la modernité plutôt que l’imitation taqlid; et la consultation-shûrā comme pendant au concept occidental de démocratie.

208Jacques Berque, L’Intérieur du Maghreb, Gallimard, 1978, p. 512-513. 209 Bruno Étienne, Abdelkader, op.cit. p.250.

210 Intellectuels occidentaux convertis à l’Islam et qui ont cheminé dans le soufisme. 211 Coran, V, 35.

En premier lieu, Dieu ordonne aux croyants de pratiquer la crainte de Lui (al-

taqwa). Cela correspond à ce qu’on appelle chez nous la station du repentir —

(maqam al-tawba) qui est la base de tout progrès sur la Voie et la clef qui permet de parvenir à la station de la réalisation (maqam al-tāhqiq). Celui à qui elle a été accordée, l’arrivée au but lui a été accordée, et celui à qui elle a été refusée, l’arrivée au but lui a été refusée. Ainsi que l’a dit l’un des maîtres’’ ceux qui ne parviennent pas au but (al-wûsûl) c’est parce qu’ils n’ont pas respecté les principes (al-ûsûl). Dieu nous dit ensuite ‘’ et cherchez un moyen d’accès vers Lui’’ : c'est- à-dire après avoir maîtrisé la station du repentir en vous conformant à toutes ses conditions, cherchez un moyen d’accès. Ce moyen, c’est le maître dont l’affiliation initiatique (nisbā) est sans défaut, qui a une connaissance véritable de la Voie, des déficiences qui font obstacles et des maladies qui empêche de parvenir à la gnose (el-mā’rifa), qui possède une expérience éprouvée de la thérapeutique, des dispositions tempéramentales et des remèdes qui conviennent. ’’ Et luttez sur Sa Voie’’ : c’est là un ordre de se battre après avoir trouvé un maître. Il s’agit d’une guerre sainte (djihād) qui est menée sous le commandement du maître et selon les règles qu’il prescrit. On ne peut faire confiance au combat spirituel mené en l’absence d’un maître, sauf en des cas très exceptionnels, car il n’y a pas une guerre sainte unique, conduite d’une unique manière : les dispositions des êtres sont variées, leurs tempéraments très différents les uns des autres, et telles choses qui sont profitables à l’un peuvent être nuisibles à l’autre. »212

Cette interprétation résume à elle seule l’approche de l’émir et permet de saisir le fait que tout son enseignement est marqué par la pensée Akbarienne d’une herméneutique différente de celles des exégètes littéralistes. Ceux parmi ces derniers qui se sont intéressé de bonne foi au soufisme ont parfois réussi à saisir l’approche Akbarienne dont le credo transcende les religions. Quant aux autres, nous pensons que leurs critiques sont liées à la méconnaissance qu’ils ont de l’enseignement al-cheikh al-AkbarIbnʻArabî dans sa profondeur.

L’émir, en tant que musulman convaincu, dont la pratique et la compréhension dépassent la doctrine de l’exotérisme a mis en œuvre l’enseignement de son maître au Proche-Orient, là où coexistent tant bien que mal judaïsme, christianisme et Islam. Lui- même, en passant la plus grande partie de sa vie à Damas, a été confronté au vivre

ensemble. Cette proximité avec les autres traditions religieuses l’a conforté dans sa pensée

sur la transcendance des religions, et ce, malgré ses aléas avec le colonialisme français. En homme d’action et de contemplation, immergé dans cette spiritualité Akbarienne universelle, mais non syncrétiste, il n’hésita pas à servir de médiateur entre les différentes communautés et à œuvrer au bien de tous. C’est en soufi accompli qu’il faut analyser sa

212 Émir Abdelkader, Kitab el Mawaqifs, mawqif 197, dans la traduction de Michel Chodekiewicz, Écrits Spirituels, op. cit. p. 60-61.

vie et son action et c’est à partir de ses sources doctrinales et de son cheminement spirituel qu’il faut voir son parcours et ses engagements avec les hommes de son temps.

Plusieurs attributs et qualificatifs louangeurs ont été spécifiquement décernés à l’émir par des chercheurs et auteurs algériens et occidentaux pour le désigner et ce ne fut pas fait à la légère. Ceux qui se sont passionnés pour l’émir et par le fait même pour IbnʻArabî, savent que si un attribut habite en quelqu’un, il finit par en émaner et par le désigner, car, dans la pensée Akbarienne si un attribut subsiste en quelqu’un alors c’est qu’il lui appartient et qu’il en a la prédisposition (isti’dâd) dans son « haeccéité éternelle

(‘ayn thâbita). Ces attributs ne sont pas le résultat d’une exposition ‘‘bénéfique’’ au

monde occidental comme le prétendent de façon un peu courte certains biographes français. C’est l’inverse; c’est grâce à sa prédisposition, son (isti’dâd), que l’émir réussira son adaptation de la pensée Akbarienne aux exigences du monde moderne. Selon Itzhak Weissman213, son approche incluait trois points essentiels : l’emphase sur l’importance de la science pour le bien-être des êtres humains et la nécessité pour les musulmans de s’approprier cette science, la compassion envers l’humanité et l’appel emphatique à l’arrêt des jeux politiciens (en particulier pour dépasser les objections religieuses quant à l’entrée dans la modernité des nations musulmanes).

Les enseignements d’IbnʻArabî et de l’émir ont pour but de réaliser l’Homme Parfait, Accompli, (al-insane al kâmil) étant donné que la perfection de l’être humain, comparativement aux autres créatures, réside dans son intégration de deux Noms divins : le Manifeste — l’Extérieur — l’exotérique (al-zahir) et le Non-manifeste, l’Intérieur l’ésotérique (al-bātine). Au niveau cosmique l’Homme Parfait, Accompli (al-insane al

kâmil) est alors le microcosme (al kāwn al jami’) des réalités divines et terrestres. C’est

cette dimension doctrinale Akbarienne dont l’émir est le dépositaire qu’utiliseront certains biographes de l’émir pour réfuter son adhésion à la franc-maçonnerie et d’autres pour la confirmer.

213 Itzchak Weissman, op. cit.