• Aucun résultat trouvé

Chapitre 1 : Abdelkader

II- L’émir dans l’histoire algérienne

L’émir Abdelkader est surtout connu dans son pays d’origine comme le personnage historique qui initia et organisa la résistance à la colonisation française durant le second tiers du XIXième, comme le héros quasi légendaire du (al-jihad) par l’épée82, le fondateur de l’état Algérien, le fin politique, le cavalier exceptionnel doublé d’un

hippologue83 reconnu, et enfin comme l’homme de lettres et le poète de renom. Les

occidentaux, quant à eux, en gardent le plus souvent l’image d’un savant mystique, d’un humaniste, d’un homme tolérant, moderne, initiateur du dialogue islamo-chrétien et de celui qui a agi comme réconciliateur entre les antagonistes des deux rives de la

82La guerre sainte (al-jihad) par l’épée initiée par l’émir est en totale conformité avec la codification qu’en

fait le Coran qui ne permet de mener ce combat qu’en situation d’auto-défense face à une agression, ou à une attaque en cas de guerre déclarée ou à une offensive contre les musulmans. L’invasion et la colonisation de l’Algérie nous semblent correspondre de façon évidente à une de ces situations. Il serait intéressant d’analyser les différences entre l’approche historique qui utilise le prisme moderne des luttes anticolonialiste auxquels ont recours plusieurs historiens algériens nationalistes et l’approche doctrinale musulmane utilisée pour décrire la résistance de l’émir

83 Voir l’ouvrage du général E. Daumas, Les chevaux du Sahara et les mœurs du désert, Paris, Hachette,

1862 qui comprend des commentaires de l’émir et qui a été l’objet d’au moins huit éditions, et deux traductions en anglais.

Méditerranée en enseignant aux siens84 l’acceptation de l’autre. Dans une guerre inégale qu’il mena contre la France, il fit preuve d’actes surprenants pour leur temps85 : il négocia les échanges des prisonniers avec Monseigneur Dupuch 86(1800-1856) et rédigea un traité à cet effet cent ans avant la Convention de Genève. Les règlements87 de ce traité qui furent distribués par l’émir à ses troupes régulières, ainsi que le traitement qu’il réservait à ses prisonniers ont suscité sympathie et admiration jusque chez certains de ses adversaires français. Sur les deux rives de la Méditerranée, il est décrit comme étant l’émir multidimensionnel dont les algériens et les français honorent la mémoire pour des motifs différents et en se référant aux divers aspects de sa personnalité et de ses actions.

Les algériens mirent en exergue la violation de la part de l’État Français des accords qu’il avait signés avec l’émir88 et la captivité de ce dernier à Toulon, Peau et a Amboise de janvier 1848 jusqu'à sa libération le 16 octobre 1852. Durant ces cinq longues années de captivité, l’émir et ses compagnons subiront de dures épreuves de la part d’un pays engagé dans une immense aventure coloniale et qui n’avait pas la même compréhension de la parole donnée. Les cinq années de détention, seront des plus douloureuses dans la vie de l’émir, car, non seulement elles impliqueront sa personne, mais aussi sa famille et ses compagnons qui ont lié leur sort au sien. Il ne cessa de clamer à tous ses visiteurs qu’il ne fut jamais pris, mais que sa réédition a été négociée. Il insista sur le fait que s’il fut prisonnier c’est parce qu’il s’était fié à la parole d’un général français et à la France par l’entremise du gouverneur de l’Algérie. Ce furent ses anciens

84 Il s’agit essentiellement de musulmans d’Orient auxquels l’émir s’est adressé après qu’il fut exilé par

Napoléon III en Turquie puis en Syrie.

85 Ses actes surprendraient également de nos jours comparativement à ce que nous pouvons encore

observer : violations par plusieurs pays des conventions internationales relatives à la guerre, torture, exploitations… Pourtant, il n’y avait pas lieu de s’étonner du comportement de l’émir, car il ne faisait que mettre en application la codification coranique de l’al-jihad mineur (par l’épée). Le Coran comprend dans plusieurs versets un véritable code de la guerre ou du al-jihad qui impose de respecter les trêves, d’adopter un comportement de bienséance (mā’rouf) envers les personnes qui n’offensent pas l’Islam ou les musulmans, d’avoir de la retenue envers ceux qui déposent les armes, de s’interdire de combattre les femmes, les enfants, les vieillards et les personnes non impliquées dans les combats fussent-ils du côté des agresseurs, de s’interdire de piller, de mutiler les adversaires, de nourrir et de vêtir l’adversaire au même titre que les troupes musulmanes, etc.

86 Premier évêque d’Alger.

87 Voir l’une des multiples éditions des Règlements donnés par l’émir Abd el-Kader à ses troupes régulières

dont celle produite par les Éditions SNED, Alger, 1968.

88 Accords signés le 23 décembre 1847 entre le général Lamoricière et l’émir, qui stipulaient qu’en échange

de la reddition de l’émir, la France s’engageait à l’exiler à Saint-Jean-D’acre ou à Alexandrie. Ces accords seront paraphés par le gouverneur d’Algérie, le duc d’Aumale qui engagera ainsi la parole de la France. Malheureusement, ils ne seront jamais respectés et l’émir sera déporté et détenu en France avec sa famille et ses derniers compagnons pendant cinq ans, jusqu'à ce que Louis Napoléon Bonaparte, qui n’a jamais caché son intérêt pour l’illustre captif, décide d’honorer la parole que la France lui avait donnée et il annonça personnellement à l’émir sa libération le 16 octobre 1852.

prisonniers qu’il avait remis à Mgr Dupuch89, souvent sans conditions, ainsi que certains de ses visiteurs français qui venaient le voir en détention, des hommes d’Église, qui dénoncèrent le parjure de la France et les conditions de détention de l’émir et qui ne cessèrent de réclamer sa libération.90

En ne focalisant que sur la période de résistance glorieuse de l’émir et de celle de sa captivité, les algériens ont souvent perdu de vue le poète, le grammairien, le philosophe et le soufi. En effet, l’émir n’influença pas seulement les experts en sciences politiques et militaires, il inspira aussi et surtout les plus grands noms du mysticisme Akbarien, ainsi que certains intellectuels musulmans engagés dans la réflexion sur leur renouveau sociétal et sur les problématiques que leur pose la modernité. Cette occultation de certaines dimensions de la vie et de la pensée de l’émir est le résultat d’une mentalité que l’on retrouve dans d’autres champs d’études historiques menées par certains algériens sur leur histoire. Ces derniers ont tendance à vouloir faire table rase de ce qui n’aurait pas été écrit par eux. Les approches historiques réductrices, communes dans les pays révolutionnaires comme l’Algérie, s'inscrivent souvent dans des postures polémiques d'intellectuels et dans une confrontation d'idéologues. Cette confrontation a lieu sur les faits historiques ou culturels nationaux, dans les périodes de : « Réaménagements structuraux de la postindépendance qui est [aussi] une période d'anathèmes et d'exclusions. Il fallait donc gommer tout ce qui ne relevait pas de l'idée nationale […]. »91

Cette période très marquée par les échecs patents des régimes politiques des pays arabes qui regardaient avec suspicion tout ce qui ne se référait pas à une exégèse étroite de l’Islam sunnite orthodoxe, ainsi que toute approche herméneutique des textes sacrés ou même des actes de personnes comme l’émir tel que compris dans la période postcoloniale étaient frappés d’anathème.

Finalement, la société algérienne ne connaît de l’émir que son rôle de Père fondateur et quelques vagues généralités.

89 Voir l’ouvrage de Mgr Dupuch. Abdelkader au château d’Amboise, Bordeaux, H.Faye et Suwerinck,

1849 Paris, Ibis Press, 2002.

90 Le 10 décembre 1848, Louis Napoléon Bonaparte devient le premier président de la IIIe République. Le

13 janvier 1849, il convoque le maréchal Bugeaud (voir note 86) et le général Changarnier pour s’entretenir de la situation de l’émir. Le ministre de la guerre s’oppose à sa libération.

Deux mois après Mgr Dupuch publie son livre Abdelkader au château d’Amboise qu’il dédie au prince- président Louis Napoléon dans l’espoir de précipiter la libération de l’émir.

91 Abdellali Merdaci, Professeur habilité de littératures francophones et comparées, Université Mentouri,

Ceci nous amène à dire que la question de l’initiation avérée ou supposée de l’émir à la franc-maçonnerie relève du déni factuel. Elle peut relever aussi d’une disposition d’esprit liée, chez ses compatriotes, à l’omission délibérée ou au rejet de l’approche soufie et à la réduction et à l’occultation de tout ce qui ne fait pas consensus quant au mythe fondateur à construire. Quant aux conjectures ayant trait à d’éventuelles incompatibilités doctrinales ou patriotiques, de notre point de vue, elles ne sont pas prouvées.