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L’émir Abdelkader et la franc-maçonnerie française : de l’engagement (1864) au renoncement (1877)

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Texte intégral

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Université de Montréal

L’émir Abdelkader et la franc-maçonnerie française :

De l’engagement (1864) au renoncement (1877)

par

Mouloud Kebache

Faculté de théologie et des sciences des religions

Mémoire présenté à la faculté des études supérieures et postdoctorales

En vue de l’obtention du grade de Maître ès art (M.A)

En sciences des religions

17 novembre, 2009

© Mouloud Kebache, 2009

Université de Montréal

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Ce mémoire intitulé :

L’émir Abdelkader et la franc-maçonnerie française :

De l’engagement (1864) au renoncement (1877)

présenté par :

Mouloud Kebache

a été évalué par un jury composé des personnes suivantes :

Jean-Marc Charron

président-rapporteur

Patrice Brodeur

directeur de recherche

Michel M. Campbell

membre du jury

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Résumé

Figure majeure de l’histoire des relations coloniales franco-algériennes, l’émir Abdelkader est généralement présenté par ses compatriotes comme le modèle politique, militaire et religieux du résistant au colonialisme français du 19ième siècle.

L’historiographie officielle algérienne en véhicule l’image du chef religieux qui a initié

al-jihad de résistance conforme aux règles exotériques de la chari’ia. Il est décrit comme un

guerrier loyal et magnanime, fin stratège, dont la défaite militaire a paradoxalement marqué la fondation de l’Algérie moderne en tant que Nation et État.

La construction sociopolitique postcoloniale de ce mythe a permis de légitimer les différents régimes politiques, qui se sont succédé dans l’Algérie indépendante et qui ont toujours tenu, dans le cadre d’une lecture littérale de l’Islam. Ceci dans le but de taire la dimension spirituelle d’Abdelkader disciple, héritier et commentateur de l’œuvre du magister Magnus soufi, IbnʻArabî.

Fascinés dès le début de l’occupation par cet adversaire hors du commun, les français, de plus en plus sécularisés, en ont érigé une image utilitaire, l’aliénant ainsi de ses compatriotes coreligionnaires et le découplant de sa foi islamique.

Les mémoires concurrentes de l’ancienne puissance coloniale et de son ex-colonie, l’Algérie, ont généré plusieurs débats contemporains en ce qui a trait à l’écriture de l’histoire de la colonisation. Le personnage d’Abdelkader a été instrumentalisé par les uns et les autres. Deux évènements controversés de sa biographie sont devenus les objets d’une polémique souvent âpre et amère entre auteurs chercheurs algériens et français : l’adhésion de l’émir à la franc-maçonnerie française et sa séparation d’avec celle-ci.

Nous allons présenter que la prémisse d’auteurs algériens, selon laquelle Abdelkader n’aurait pas pu adhérer au Grand Orient de France, pour cause d’incompatibilité doctrinale musulmane, est inconsistante. Nous essayerons de démontrer au contraire, que son initiation à la maçonnerie telle qu’elle s’était présentée à lui était en accord avec sa vision soufie et légaliste du dogme islamique.

En nous basant sur le choix de la franc-maçonnerie française pour la laïcité au moment de la réception supposée de l’émir dans la fraternité, nous montrerons qu’il s’en éloigna pour des raisons de doctrine islamique. En effet, l’élimination de toute référence déiste des textes constitutifs du Grand Orient de France fut inacceptable pour le musulman qu’était Abdelkader, vaincu militairement mais raffermi spirituellement par sa proximité grandissante avec son maître spirituel IbnʻArabî.

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L’humanisme des francs-maçons français avait motivé une refondation basée sur les droits de l’homme issus de la révolution française. Tandis que celui de l’émir Abdelkader prenait sa source dans l’Unicité de l’Être, concept-cadre Akbarien de la compréhension de la relation de Dieu avec ses créatures.

Nous allons montrer que les polémiques franco-algériennes sur les relations d’Abdelkader avec la franc-maçonnerie française, masquent un autre débat de fond qui dure depuis des siècles dans le monde musulman. Un débat opposant deux herméneutiques légalistes des textes islamiques, l’une exotérique s’incarnant dans l’œuvre du théologien musulman Ibn Taymiyya et l’autre ésotérique se trouvant au cœur des écrits du mystique IbnʻArabî.

Mots clés : Algérie, soufisme, Chari’ia, l’émir, Bārzakh, France, Colonisation, Bruno Étienne,

Grand Architecte de l’Univers.

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Abstract

A major figure in the history of Franco-Algerian colonial relations Emir Abd-el-Kader is usually presented by his countrymen as the political, military and religious model of resistance to French colonialism in the 19th century.

The official Algerian historiography conveys the image of Abd-el-Kader as the religious leader who launched a jihad resistance complying with the exoteric rules of sharî’a, loyal and magnanimous warrior, strategist, whose military defeat ironically marks the founding of modern Algeria as a nation and state. The postcolonial sociopolitical construction of this myth has helped to legitimize the different political regimes that have succeeded in independent Algeria that have under an exoteric reading of Islam, always silenced the spiritual dimension of Abd-el-Kader disciple-heir and commentator on the work of magister Magnus Sufi IbnʻArabî.

Fascinated since the beginning of their colonization by this uncommon enemy the increasingly secularized French built a of Abd-el-Kader utilitarian image alienating his fellow countrymen. As this image took shape, it increasingly decoupled Abd-el-Kader from his

Islamic faith.

Competing memories between the former colonial power and its former colony have generated several contemporary debates in regard to writing the history of colonization. The character of Abd-el-Kader was exploited by all sides. Two controversial events of his biography have become the subject of often rough and bitter controversy between Algerian and French authors-researchers: the accession of the Amir to the French Freemasonry and his separation from it.

In this thesis, we demonstrate that Algerian authors' premise that Abd-el-Kader could not have joined the Grand Orient de France because of a supposed incompatibility with Islamic doctrinal concerns is in contradiction with his initiation into Masonry as it was presented to him, when it was still in agreement with his legalistic and mystical vision of Islamic dogma. Basing our analysis careful periodization of the process of secularization of French Freemasonry during the period of the alleged reception of the Emir into the masonry, we show that he later withdrew from it for reasons of Islamic doctrine. The elimination of any deist reference in texts constituting the Grand Orient de France subsequent to Abd-el-Kader’s entrance could only make his participation eventually unacceptable as a Muslim defeated militarily but humanist spiritually strengthened by his growing proximity with his spiritual

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master IbnʻArabî. French Freemasonry had carried out an overhaul based on human rights stemining from the French Revolution, while Emir Abd-el-Kader is humanism had its source in the Unity of Being which is the Akbarian conceptual framework of understanding the relationship of God with its creatures.

We show that Franco-Algerian controversies regarding Abd-el-Kader’s relations to French Freemasonry mask another substantive debate that has lasted for centuries in the Muslim world: that of two legalistic hermeneutics of Islamic texts, one exoteric embodied in the work of the famous Muslim theologian Ibn Taymiyya and the other at the heart of esoteric writings of the mystic IbnʻArabî.

Key Word: Algeria, Sufism, Sharî’a, L’émir, isthmus, France, colonization, Freemason,

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Table des matières

Résumé ... iii

Abstract ... iv

Table des matières ... vii

Liste des termes arabes ... viii

Chronologie de l’émir ... x

Dédicaces ... xiv

Remerciements ... xv

Introduction ... 1

I- Élaboration de la problématique ... 2

II- Méthode: Cadre conceptuel et théorique ... 10

III- État de la question ... 12

Chapitre 1 : Abdelkader ... 31

I- De Abdelkader à l’émir ... 31

II- L’émir dans l’histoire algérienne ... 32

III- L’émir dans l’histoire française ... 35

IV- L’émir à Damas ... 36

Chapitre 2: Le soufisme ... 41

I- Brève présentation ... 41

II- La Loi et la Voie : Pour une réalisation spirituelle ... 42

III- L’initiation du disciple ... 47

IV- Une herméneutique universelle ... 50

V- Le soufisme d’IbnʻArabî ... 52

VI- Une science divine (‘ilm ladunnī) ... 54

VII- Le soufisme de l’émir ... 61

VIII- Héritier de l’École akbarienne ... 62

IX- L’homme parfait, accompli (el-insane el-kâmil) ... 67

Chapitre 3 : La Franc-maçonnerie ... 71

I- La franc-maçonnerie moderne ... 71

II- La franc-maçonnerie française et le convent de 1877 ... 77

III- Les évènements de Damas ... 82

IV- Lettres d’invitations de la franc-maçonnerie ... 85

V- Les buts inavoués de la franc-maçonnerie française ... 89

VI- La lettre d’initiation et réponses de l’émir ... 94

1) Quels sont les devoirs de l’homme envers Dieu? ... 97

2) Quels sont les devoirs de l’homme envers ses semblables? ... 98

3) Quels sont les devoirs de l’homme envers son âme? ... 98

4) L’âme est-elle immortelle? ... 100

5) Tous les hommes sont-ils égaux devant Dieu? ... 100

6) Comment comprenez-vous la réalisation de la tolérance et de la fraternité? ... 101

VII- La rupture avec la Franc-maçonnerie ... 108

Chapitre 4 : Analyse ... 115

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Liste des termes arabes

‘alim ملاع savant musulman

Ahl aç-çouffa ةفوصلا لھأ Les gens de la banquette ahl al ikhtissâs صاصتخلاا لھأ L’élite spirituelle

āhl al-kachf wa’l wujûd دوجولا و فشكلا لھأ Les gens du dévoilement et de la présence al-‘ayn thâbita ةتباثلا نيعلا Haeccéité éternel

al-‘ilm ‘issawî يوسيعلا ملعلا La science christique

al-‘ilm ladunnī يندللا ملعلا La connaissance intuitive d’origine divine al-‘oulamas ءاملعلا Les docteurs de la loi

al hikma al-ilâhiyya ةيھللإا ةمكحلا La sagesse divine

al-‘amma ةماعلا Tout le monde

al’arif bi-Llah اب فراعلا Le connaissant par Dieu

al-adab بادلآا Les règles de bienséance

al-adib بيدلأا L’Homme courtois

al-‘aqida ةديقعلا Le dogme

al-bārzakh خزربلا L’isthme

al-bātine نطابلا L’ésotérisme

al-chāri’ā ةعيرشلا La loi musulmane

al-cheikh خيشلا Le Maître/guide spirituel et théologique

al-çouf فوصلا La laine

al-da’iya ةيعادلا Le missionnaire

al-dahir رھاظلا L’exotérisme

al-dhawq قوذلا Le goût

al-dhikr ركذلا La remémoration/rappel

al-din al qayyîm ميقلا نيدلا La religion primordiale

al-fiqh هقفلا La jurisprudence

al-hadith ثيدحلا Les paroles du prophète

al-hal لاحلا L’état

al-Ḥāqq قحلا La Réalité divine

al-ḥāqiqā ةقيقحلا La vérité

al-hayaâ ءايحلا La modestie

al-hub erruhani يناحورلا بحلا L’amour du divin

al-hulûl لولحلا L’incarnation

al-ibâha ةحابلإا La permissivité

al-ījtihād داھتجلاا L’effort d’interprétation al-insane al kâmil لماكلا ناسنلإا L’Homme parfait al-ishâra ةراشلإا L’allusion subtile al-Isti’dâd دادعتسلاا La prédisposition

al-jihad داھجلا La guerre sainte

al-kachf فشكلا Le dévoilement

al-Kāhf فھكلا La caverne

al-kâwn al jami’ عماجلا نوكلا Microcosme

al-khussūs صوصخلا Les élites

al-ma’rifa ةفرعملا La gnose

al-madhâhir رھاظملا Les phénomènes ou apparences

al-mawqif فقوملا La station al-mouchahada ةدھاشملا La contemplation al-mūrshid دشرملا L’initiateur al-mutassawif فوصتملا Le soufi al-muhaqqiq ققحملا Le vérificateur al-murâd دارملا Le recherché

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al-murid ديرملا Le disciple

al-nāfs سفنلا L’âme

al-nahda ةضھنلا La renaissance

al-nisbā ةبسنلا L’affiliation initiatique al-qiyâs سايقلا Le raisonnement par analogie

al-rūḥ حورلا L’esprit

al-Safa’a ءافصلا La pureté

al-shahwa ةوھشلا La passion

al-shirk كرشلا L’association

al-ta’wil ليوأتلا L’exégèse spirituelle intérieure des textes al-tafssir ريسفتلا L’exégèse du sens apparent des textes

al-tāhqiq قيقحتلا Le dévoilement

al-tahrîf فيرحتلا Le détournement du sens

al-tajallî يلجتلا La théophanie

al-tajallîat تايلجتلا Auto-dévoilement

al-taqwa ىوقتلا La crainte de Dieu

al-tarîqa ةقيرطلا La voie

al-wassiyya ةيصولا Le testament ou recommandation

al-wûsssûl لوصولا Parvenir au but

amîr al-mouminine نينمؤملا ريمأ Le commandeur des croyants

at-tâlib بلاطلا Le quêteur

at’-tassawwuf فوصتلا Le soufisme

dar al-Islam ملاسلإا راد La terre d’Islam duhūr madahirihi هرھاظم روھظ Automanifestation

Faqīh هيقف Juriste musulman

Furqān ناقرف Séparation

hâdha at-tanazzul al-khâss صاخلا لزنتلا اذھ Cette inspiration particulière husn al-akhlaq قلاخلأا نسح La noblesse du caractère

Huwa وھ Réalité essentielle ou Allah

isti`dād al-bātine نطابلا دادعتسا La disposition intérieure kal-mutadayifin نيفيضتملاك Mutuelle dépendance maqam al-qurba ىبرقلا ماقم La station de proximité maqam al-tahqiq قيقحتلا ماقم Station de la réalisation maqam al-tawba ةبوتلا ماقم Station du repentir su al-adab بدلأا ءوس La discourtoisie

wīhdāt al-schouhoud دوھشلا ةدحو L’unité de la contemplation wīhdāt al-ādyāne نايدلأا ةدحو L’unité des religions wīhdāt al-tawhid ديحوتلا ةدحو L’unicité divine wīhdāt al-wujud دوجولا ةدحو L’unicité de l’Être

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Chronologie de l’émir1 1807-1808 Naissance d’Abdelkader Nasr Eddine, fils de Mohiédine et de Lalla Zohra, à la

Guetna de l’oued al-Hammam, dans la plaine de Ghriss.

1825-1827 Le jeune Abdelkader accompagne son père pour effectuer le hajj. Ils traversent la Tunisie, l’Égypte, la Grande Syrie, l’Irak et enfin l’Arabie.

1827 30 avril : tensions entre la France et la régence d’Alger après que le Dey Hussein ait donné un coup de chasse-mouches au consul Deval.

1830 14 juin : L’armée d’Afrique débarque dans la baie de Sidi-Ferruch.

5 juillet : Conformément à une convention signée entre le général Bourmont et le Dey Hussein, les troupes françaises entrent à Alger.

27 au 29 juillet : révolution à Paris. 31 juillet : Charles X abdique.

9 août : Louis – Philippe d’Orléans devient roi des français.

1832 27 avril : Al-jihad est proclamé par Mohiédine, le père d’Abdelkader, membre influent de la tribu des Hachem, Moqadem de la confrérie Qadiriya.

Abdelkader prend part à des batailles contre les troupes françaises. Fin novembre : un rassemblement à lieu a Ersibia dans les environs de Mascara. Les chefs des trois grandes tribus, Hachem, Béni Amer et Gharaba, proposent à Mohiédine de prendre la tête de la résistance. Il décline l’offre, mais suggère son fils Abdelkader à sa place.

22 novembre : Investiture solennelle du nouvel émir.

1833 23 avril : arrivée du général Desmichels à Oran.

Juillet : Abdelkader prend le contrôle de la ville de Tlemcen. Le général Desmichels occupe Mostaganem et Mazagran.

Décès du père de l’émir.

1834 26 février : signature du traité Desmichels, qui reconnaît la souveraineté de l’émir (Commandeur des croyants).

9 juillet : le général Drouet d’Erlon devient le premier gouverneur général de l’Algérie, poste institué par décret royal.

1835 Janvier : le général Trézel remplace le général Desmichels à Oran. Il mènera une politique plus rude que son prédécesseur.

26 au 28 juin : victoire des troupes d’Abdelkader sur les bords de la Macta’ a. Les généraux Trézel et Drouet d’Erlon sont rappelés en France. L’émir installe sa nouvelle capitale à Tagdempt.

6 et 8 décembre : prise de Mascara et de Tlemcen. Premiers contacts

diplomatiques d’Abdelkader avec l’Angleterre et les États-Unis d’Amérique.

1836 Avril-mai : pendant prés d’un mois et demi, l’émir assiège les troupes du général d’Arlanges.

6 juillet : le général Bugeaud triomphe sur les troupes de l’émir à la Sikkak. Échec de l’armée française devant Constantine.

1837 30 mai et 1er juin : signature du traité de la Tafna. Bugeaud et l’émir se rencontrent pour la première et dernière fois.

Juillet : l’émir prend possession de Tlemcen. 13 octobre : l’armée française occupe Constantine.

1838 25 août : Mgr Dupuch devient le premier évêque d’Alger.

1er décembre : le général Valée est nommé nouveau gouverneur général d’Algérie.

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1839 26 octobre : le gouverneur Valée et le duc d’Orléans traversent la région des Bibans (territoires sous administration de l’émir).

18 novembre : lettre de l’émir annonçant la reprise des hostilités. 20 novembre : les troupes de l’émir occupent la Mitidja.

Mai-juin : occupation de Médéa et de Miliana par les troupes françaises. 15 juin : bataille de Mouzaia.

1841 22 février : le général Bugeaud remplace le maréchal Valée au poste de gouverneur général de l’Algérie. Début de la politique de la terre brûlée. Mai à juin : chutes et destructions des principales villes de l’émir : Boghar, Thaza, Tagdempt, Mascara.

1842 24 janvier : Tlemcen est occupée par le général Bugeaud. 29 avril : défaite de l’émir à Bâb Taza face au général Bedeau. 13 juillet : Mort du duc d’Orléans, héritier du trône.

Novembre et décembre : Tentatives du général Bugeaud pour capturer l’émir dans les monts de l’Ouarsenis.

1843 Février : combats très rudes dans l’Ouarsenis entre l’émir et le général; Bugeaud, qui manque de perdre la vie.

16 mai : prise par le duc d’Aumale de la smala de l’émir sur l’oued Taguin, en l’absence de celui-ci.

31 juillet : le général Bugeaud est fait maréchal. L’émir et ses troupes se replient au Maroc.

1844 6 et 15 août : le prince de Joinville bombarde les villes marocaines de Tanger et de Mogador.

14 août : défaite des troupes marocaines sur l’oued Isly.

10 septembre : la France impose à la monarchie marocaine un traité de paix qui l’oblige à abandonner son soutien à l’émir.

1845 18 mars : convention de Lalla Maghnia qui fixe la délimitation des frontières entre l’Algérie et le Maroc.

23-26 septembre : L’émir remporte une victoire face au lieutenant – colonel Montagnac à Sidi – Brahim.

27 septembre : les troupes de l’émir font deux cents prisonniers parmi des soldats français venus en renfort d’Ain Temouchent.

1846 Avril : pourchassé par les troupes françaises, l’émir se réfugie à la frontière marocaine.

1847 27 février : le lieutenant Ben Salem se rend au maréchal Bugeaud. Il s’exile avec les siens à Damas.

5 juin : le général Bugeaud démissionne de son poste de gouverneur général de l’Algérie.

5 octobre : le duc d’Aumale est nommé gouverneur général.

Décembre : réfugié avec ses dernières troupes au Maroc, l’émir, qui doit faire face aux attaques des troupes marocaines et à celle de l’armée française, décide de se rendre au général Lamoricière.

23 décembre : après avoir négocié les conditions de sa réédition, notamment son exil a Saint-Jean d’Acre ou à Alexandrie, l’émir se rend à Jam’Ghazaouet, ou il remet son sabre et son cheval au duc d’Aumale, qui accepte au nom de la France la demande d’exil de l’émir.

25 décembre : L’émir et une centaine des siens embarquent à Jam’Ghazaouet à bord de la frégate l’Asmodée.

1848 Janvier : arrivés à Toulon, l’émir et ses compagnons sont places en détention au fort Lamalgue. Début de la détention de l’émir en France.

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17 janvier et 5 février : discussion dans les deux chambres au sujet du sort de l’émir.

22-24 février : journées insurrectionnelles à Paris, qui se concluent par l’abdication du roi Louis-Philippe.

25 février : proclamation de la République. 23 avril : L’émir est transféré au château de Pau.

9 septembre : l’Algérie est organisée en trois départements intégrés à la France (Alger, Constantine, Oran).

2-8 novembre : L’émir et ses compagnons sont transférés au château d’Amboise.

10 décembre : Louis Napoléon Bonaparte devient le premier président de la IIIe république.

1849 13 janvier : le prince président convoque le maréchal Bugeaud et le général Changarnier pour s’entretenir de la situation de l’émir. Le ministre de la guerre s’oppose à sa libération.

Printemps : publication du livre de Mgr Dupuch, Abdelkader au château

d’Amboise, dédié au prince-président Louis Napoléon.

10 juin : mort du maréchal Bugeaud.

1850 26 Août : mort de Louis Philippe en exil.

1851 2 décembre : coup d’État de Louis Napoléon Bonaparte. L’assemblée est dissoute, le suffrage universel est rétabli.

1852 16 octobre : au retour de sa tournée à Bordeaux, le prince président fait escale à Amboise où il annonce à l’émir sa libération.

21 novembre : les français approuvent le rétablissement de l’Empire. 21 décembre : L’émir et les siens embarquent sur le Labrador pour Constantinople.

1853 7 janvier : arrivée en Turquie, où L’émir est reçu par le jeune sultan Abd el Mejid.

17 janvier : installation à Brousse (Bursa).

1855 28 février au 2 mars : tremblements de terre à Brousse. L’émir demande son transfert dans une autre ville.

15 mai : ouverture de l’exposition universelle à Paris.

8 septembre : L’émir visite l’Exposition universelle. Il rencontre Napoléon III, auprès duquel il obtient l’autorisation de partir s’installer à Damas.

6 décembre : L’émir et les siens sont officiellement accueillis à Damas.

1857 L’émir finance l’édition des Illuminations mecquoises (Futuhat Makkiya)

al-cheikh IbnʻArabî. Il se rend en pèlerinage en Terre sainte (Jérusalem, Bethléem,

Hébron).

1858 Publication de Rappel à l’intelligent, avis à l’indifférent, traduit par Gustave Dugat et édité à Paris chez Duprat.

1860 9 juillet : début des troubles intercommunautaires qui débouchent sur des massacres de chrétiens en Syrie et au Liban. L’émir et ses compagnons interviennent et sauvent de la mort plusieurs milliers de chrétiens damascènes. 7 août : décret promouvant L’émir grand-croix de la Légion d’honneur.

1863 L’émir embarque pour le Hedjaz, pour un séjour qui va durer un an et demi. Il effectue les cérémonies du hajj et reçoit un enseignement al-cheikh Muhammad al-Fassi al-Shadhili.

Napoléon III évoque l’idée d’un ‘royaume arabe’ en Algérie.

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Suez. Il se rend à Alexandrie ou il est reçu par la loge maçonnique des Pyramides.

1865 5 juillet : en route vers Paris, l’émir fait escale à Constantinople où il est reçu par le sultan Abdel al-Aziz.

Première semaine d’août. L’émir effectue une visite de quatre jours en Angleterre.

1867 1er avril : ouverture de l’exposition universelle à Paris.

Napoléon III invite officiellement l’émir à venir le visiter. Ce sera son dernier séjour en France.

1869 16 novembre : L’émir assiste à l’inauguration du canal de Suez en compagnie de l’impératrice Eugénie.

1870 19 juillet : début de la guerre contre la Prusse.

2 septembre : défaite de Sedan. Napoléon III abdique et se constitue prisonnier. 4 septembre : Proclamation de la IIIe République.

1871 Mars : en Kabylie (Algérie), début du soulèvement du Bachagha el-Mokrani contre l’armée coloniale.

1873 9 janvier : mort de Napoléon III en exil en Angleterre.

1883 L’émir décède dans la nuit du 25 au 26 mai dans sa maison de Damas. Il est inhumé près du tombeau de son maître al-cheikh IbnʻArabî.

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Dédicaces

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Remerciements

Une reconnaissance toute spéciale envers ma famille et mes amis, sans lesquels la réalisation de ce mémoire n’aurait pas pu aboutir :

Mon directeur de recherche, Patrice Brodeur, titulaire de la Chaire de recherche du Canada Islam, pluralisme et globalisation à la Faculté de théologie et de sciences des religions à l’Université de Montréal, pour son appui, pour la confiance qu’il m’a témoignée tout au long de ce travail et pour son expertise et ses vastes connaissances dont il m’a généreusement fait bénéficier.

Mon épouse Nacira, pour son soutien et sa patience tout au long de ces mois de rédaction. Mes enfants, Chanez-Narimene, Hadjer, Madani, Abdelkrim et mon beau fils Madani Tewfik pour leurs encouragements à aller jusqu’au bout de ce projet.

Mon ami et frère Mohammed Ameziane Nour Eddine pour son appui, son assistance sans faille, et ses discussions enrichissantes sur le sujet.

Mes amis en Algérie, Rahmani Kaddour, Bouazgui Abdelkader, Bouzeghoub Mohamed Tahar, Alaouna Baghdadi, Hassani Mohamed, Bessa Abdelkrim, Lakhdari Achour et Toualbi Zoubir, pour le soutien qu’ils m’ont apporté.

Ma famille en Algérie, Kebache Saïd, Réda, Taous, Zahoua, Yamina et leurs enfants, pour leur amour, leur soutien et leur confiance.

Mes amis à Montréal, Nadia Barrou, Nadia Maredj, Alain Joffe, Fatima-Zohra Lahrizi, pour leurs constants encouragements.

Mes collègues à la Chaire de recherche du Canada Islam Pluralisme et Globalisation, pour l’intérêt qu’ils m’ont porté et pour les échanges enrichissants que j’ai eus avec eux.

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Introduction

Nous nous proposons d’étudier, dans le cadre d’une approche historiographique, les échanges épistolaires entre l’émir Abdelkader2 et le Grand Orient de France, et ce, dans le but de comprendre les thèses portant sur son rattachement et sur son renoncement controversés à cette société maçonnique.

Nous nous abstiendrons au cours de ce travail d’évaluer l’historicité de certains documents auxquels nous ferons référence de façon exclusivement scientifique ou événementielle, car ils sont justement à l’origine des controverses entourant les liens de l’émir Abdelkader avec la franc-maçonnerie. Même si les témoignages historiques rapportés dans ces documents ont informé les préoccupations ayant contraint ce travail, nous éviterons d’en faire l’objet principal de notre étude.

Les témoignages rapportés par des témoins oculaires ou non seront un outil parmi d’autres pour comprendre la relation, a priori improbable, entre un Émir profondément musulman, mais militairement vaincu par la France, et des francs-maçons français évoluant vers un universalisme laïcisant. En fait, nous essayerons, en nous appuyant sur le mysticisme de l’émir et sur le contexte français de la franc-maçonnerie sous le Second Empire, de relire de façon critique les sources historiques en mettant en avant, tout autant ce qu’elles donnent à lire littéralement que ce qu’elles ne mentionnent pas. Nous en ferons une relecture mettant à jour, autant que possible, l’histoire des structures mentales

2 La graphie du nom de l’émir dépend des systèmes de translittération ou de transcription choisis étant

donné que les auteurs anglophones ont les leursdifférents de ceux desfrancophones. Actuellement la norme recommandée depuis 1982 pour les études arabes en France est un système de translittération élaboré par la Société Orientaliste Allemande en 1932 et appelé « translittération arabica ». Selon cette norme, le nom de l’émir s’écrit Abd’Al Qâdîr ou ° Abd el-Qadir. Nous avons choisi la transcription Abdelkader, car c’est sous cette forme héritée de la période coloniale que la majorité des algériens contemporains écrivent ce nom. Abdelkader en arabe signifie Le Servant du (Tout) Puissant ou le Serviteur du Puissant; el-Qader est l’un des quatre-vingt-dix-neuf Noms, Attributs de Dieu (Allah). Nous avons cependant choisi de conserver les translittérations ou transcriptions choisies par les auteurs que nous citerons. Dans le présent texte, nous nous référerons souvent au titre de noblesse que lui accordèrent ses contemporains, autant ses compatriotes que ses ennemis, soit : « l’émir » c'est-à-dire (celui qui donne des ordres, le commandeur). Le nom complet de l’émir est Abdelkader ben Mohiédine al-Hassani el-Djazaïri. Les noms ont une importance essentielle en Islam et plus particulièrement dans le soufisme d’IbnʻArabî qui a profondément influencé l’émir. Dans une traduction de Michel Chodekiewicz (Les Illuminations de La Mecque – Ibn ‘Arabi, p. 34, Albin Michel, 1997) : IbnʻArabî énonce « À tout serviteur correspond un Nom qui est son seigneur; il est corps dont ce Nom est le cœur ». Dans toute la suite du texte, nous nous contenterons souvent de l’appellation « l’émir » ou « Abdelkader » qui a aussi cours – sauf risque de confusion, chez ceux qui écrivent ou traitent de l’émir Abdelkader.

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de l’émir (en tant qu’individu, en tant que personne-institution et en tant que Sultan et Commandeur des Croyants) et de l’organisation franc-maçonne telle qu’elle se représentait à elle-même et aux autres en tant que société d’individus accompagnant l’évolution de la France du milieu du XIXème siècle. Nous replacerons les évènements dont il sera question dans la ‘longue durée’ pour montrer que la polémique entourant l’adhésion de l’émir à la franc-maçonnerie tient de frictions résurgentes dans l’histoire des idées entre universalisme mystico-religieux, universalisme laïcisant et orthodoxie religieuse. Nous nous limiterons à l’examen de la période qui se situe entre l’époque où ont eu lieu les premiers contacts de l’émir avec la franc-maçonnerie française en 1860 et les changements doctrinaux fondamentaux de cette société à partir de 1867 et qui mèneront l’émir au renoncement en 1877.

I-

Élaboration de la problématique

Après l’indépendance politique de l’Algérie moderne acquise en juillet 1962, après plusieurs révoltes et après une guerre de libération meurtrière, les différents régimes politiques algériens ont façonné une forte image symbolique et quasi monochrome de l’émir. Cette image est véhiculée par le discours politique dominant et inculquée aux jeunes générations à travers le système éducatif. Le discours officiel présente le personnage d’Abdelkader comme étant celui du fondateur de l’État moderne algérien (ou du moins de ses prémisses, suite au départ des ottomans et à l’arrivée des français en 1830), de l’organisateur, du fédérateur et de l’administrateur des tribus algériennes qui lui avaient prêté allégeance. Il le présente aussi comme l’échantillon du résistant au colonialisme français, comme l’archétype du chef militaire (bien qu’il fut défait) et éventuellement comme l’inspirateur des différentes révoltes ayant émaillé la présence française en Algérie.

La construction historiographique algérienne a fait de lui la référence historique légitimant les initiateurs de la guerre de libération algérienne en 1954 et les différents régimes ayant remplacé l’ordre colonial. À partir de 1962, le discours officiel algérien et celui de certains milieux académiques (souvent relais et caisse de résonance des positions historiques officielles) occulte en grande partie les autres dimensions de ce personnage :

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l’érudit amoureux des lettres et des livres3, le savant au sens islamique ('âlim), le juriste musulman (faqīh)4, le mystique soufi (al-cheikh) et l’intellectuel actif engagé dans un profond dialogue politique et religieux avec les français et ses coreligionnaires musulmans. En fait ceux qui étaient en charge de l’écriture de l’histoire officielle algérienne lui taillèrent un statut unidimensionnel de mythe fédérateur, une sorte de Père fondateur dont on ne décida de retenir que les faits d’armes de résistance à l’occupant français, légitimant ainsi une sorte de continuité historique avec les dirigeants qui se sont succédé à la tête de l’État algérien moderne.

Une lecture factuelle superficielle de sa biographie montre que cet homme

religieux et politique, qui paya au prix fort (comme nous le montrerons plus bas) sa rencontre avec la civilisation et la culture françaises héritières du Siècle des Lumières, s’est attelé, en dépit des vicissitudes historiques, à bâtir des ponts avec ses anciens ennemis en s’appuyant sur son réalisme politique, sa capacité à penser en stratège (et donc sur le long terme) et sa compréhension du nouvel ordre mondial qui se dessinait au

milieu du XIXème siècle. Son exposition à la modernité dans ses dimensions

organisationnelles et techniques s’est faite pendant que s’approfondissait son expérience mystique, et ce, toujours en s’appuyant sur sa profonde connaissance du sens de l’Islam en tant que religion révélée dont le dogme principal est l’Unité Divine. Il établit un

dialogue interreligieux5 d’individu à individu avec des représentants de l’Église

catholique. Il défendit les chrétiens maronites et admonesta ses coreligionnaires lors des

évènements de Damas6 de 1860. Il traita aussi avec intelligence et finesse avec ses

3 Après avoir été vaincu militairement : L’émir avait écrit « J’avais l’intention d’établir à Tagdempt [sa

capitale fixe] une vaste bibliothèque, mais Dieu ne m’en a pas donné le temps. Les livres que j’avais

destinés à en former le commencement étaient dans ma Smala lorsque le fils du roi s’en est emparé. Aussi ce fut une douleur ajoutée à mes douleurs de suivre votre colonne reprenant le chemin de Médéa, à la trace des feuilles arrachées aux livres qui m’avaient coûté tant de peine à réunir », in « L’émir Abd el-Kader »,

Alger, Ministère de l’Information et de la Culture, 1974, p. 61.

4 La translittération de l’arabe en caractères latins dépend des auteurs, nous avons trouvé une telle variété de

graphie latine pour le même mot arabe dans la littérature que nous avons consultée pour le présent travail, que nous avons décidé de conserver celles des auteurs cités lorsque cela ne prêtait pas à confusion et avons utilisé notre propre translittération lorsque cela était nécessaire.

5 Dans le sens où il se fit le promoteur, du monisme panthéiste du Grand Maître soufi Ibn ‘Arabi et qu’il

l’exprima à maintes reprises dans son ouvrage Le Livre des Haltes (Kitab El Mawakif). Ainsi écrivait-il au

mawqif 246 : « (…) Il y a donc en fait unanimité des religions quant à l'objet de l'adoration : cette adoration étant co-naturelle à toutes les créatures, même si peu d'entre elles en ont conscience, du moins en tant qu'elle est inconditionnée, et non point quand on la considère sous le rapport de la diversité de ses déterminations. (…) Il n'y a pas au monde un seul être, fût-il de ceux qu'on appelle "naturalistes", "matérialistes" ou autrement, qui soit véritablement athée. Si ces propos te font penser le contraire, c'est ta manière de les interpréter qui est mauvaise. L'infidélité (kufr) n'existe pas dans l'univers, si ce n'est en mode relatif ». Traduction de Michel Chodekiewicz in Abd el-Kader, Écrits spirituels, Points, 2000. 6 Les évènements de Damas ont eu lieu en 1860 (le sujet sera traité plus loin dans le présent travail).

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adversaires militaires et politiques, et ce, dans des situations d’asymétrie informationnelle et matérielle qui jouait de toute évidence en sa défaveur. Il transcenda sa position par un comportement et des prises de position empreintes d’universalisme, déroutant par exemple ceux qui l’exilèrent de sa terre natale. Ses prises de position empreintes d’humanisme furent évacuées de la mémoire collective desalgériens par les tenants de la version historique officielle pour ne garder que celle du combattant farouche emprisonné, exilé et injustement humilié par la puissance coloniale.

L’ouverture d’esprit de l'Émir, sur laquelle se sont accordés presque tous ses contemporains qui l’avaient approché, lui permit d’enrichir sa connaissance de l’Occident (il inspira ainsi les tenants du mouvement de réforme et de renaissance musulmane — la

Nahda de la fin du XIXème siècle — parmi lesquels : (Djamel Eddine El Afghani,

Mohamed Abdou, etc.). Cette ouverture d’esprit lui permit d’échapper à la trappe du

ressentiment stérile de celui qui fut vaincu militairement et de comprendre les dynamiques de changement qui étaient à l’œuvre en cette période de l’histoire qui allait faire de l’Europe occidentale le pôle dominant du nouvel ordre mondial.

Le mythe nationaliste historiographique de l’émir fut construit relativement tardivement par les nationalistes algériens de la seconde moitié du XXème siècle, dans un contexte émotif où le peuple algérien venait de mettre fin à la colonisation française au prix d’une terrible guerre de libération. En termes d’histoire événementielle, il est à noter que la filiation nationaliste des dirigeants de la guerre de libération algérienne avec l’émir est factuelle; il ne s’agit pas seulement d’une légitimation a posteriori à but politique domestique. On sait en effet que c’est son petit-fils, l’émir Khaled Hassani Ben El-Hachemi qui créa et présida l’Étoile Nord Africaine7, secondé par des nationalistes de la première heure. Les générations successives de nationalistes algériens transformèrent l’Étoile nord-africaine (E.N.A) en Parti du Peuple Algérien (P.P.A). Le P.P.A. se transforma à son tour en Mouvement pour le Triomphe des Libertés Démocratiques (M.T.L.D) avant que des dissidents ne créent le Front de Libération Nationale (F.L.N) qui mena le pays vers l’indépendance. Après l’indépendance, le F.L.N devint le parti de

7 L'Étoile nord-africaine (ENA) est une association fondée en France en 1926 par un noyau de travailleurs

dont Messali Hadj, Hadj-Ali Abdelkader, Djeffal, Si Djilani, Belghoul, qui y jouèrent les principaux rôles. Émir Khaled Hassani Ben Hachemi (connu sous le nom de l’émir Khaled Hassani Ben El-Hachemi, petit-fils de l’émir Abdelkader), exilé en Égypte, en fut plus tard le président d'honneur. Cette association s’engagea par la suite sur le terrain politique en se faisant porte-parole d'une revendication d'indépendance de l'Afrique du Nord (Maroc, Algérie et Tunisie)

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pouvoir et continua à ce jour, en 2009, à avoir la main haute sur les affaires politiques algériennes. En fait, le mythe fondateur de l’émir tel que construit par les nationalistes algériens est révélateur de l’ontologie de cet État et de ses réflexes fondamentaux en politique étrangère, d’où les réactions exacerbées de certains représentants, gardiens officiels ou officieux de l’orthodoxie historiographique8.

Cependant à la lecture des documents historiques français, dont la rédaction débuta du vivant de l’émir, on ne peut que constater la construction d’un autre mythe par des acteurs militaires et religieux directs ayant eu à transiger avec l’émir et par certains historiographes français, vers le milieu du XIXème siècle. Le mythe français de l’émir fut cependant évolutif. Il fut d’abord présenté comme étant l’ennemi implacable, sauvage, décrit avec la virulence d’une littérature de croisade et une iconographie de l’époque qui le décrivait lui et ses troupes de façon peu avantageuse9 (l’ordre français face au désordre arabe). On le transforma progressivement, au fil du temps, d’abord en vaincu

8 Les historiographes algériens, s’ils ne veulent retenir de l’émir qu’une image tronquée, n’en ont pas moins

suffisamment de références historiques documentées pour la soutenir en ce qui a trait à la période de résistance de l’émir aux troupes françaises envahissant son pays. L’émir lui-même ne fit pas mystère de son ardeur au combat dont il versifia en termes épiques les péripéties vécues sur le terrain; pour preuve un de ses poèmes traduit par Bruno Étienne :

« Mais nous sommes des guerriers

Dans tous les combats nous avons abreuvé les lames blanches de nos sabres au sang des ennemis, et nos lances brunes ont attisé les feux de la lutte.

Rappelez-vous, Français, comme nous avons chargé à (Khanq-en-Nit’ha), tels des braves défendant leur étendard.

Que de têtes, ce jour-là, mon sabre a tranchées

Tandis que ma lance semait des blessures mortelles! (…) Baïonnette à la main, un adversaire m’affronta

Je tenais à la main un pistolet dont le feu aurait pu rôtir un bélier. À ma vue il comprit qu’il allait mourir et voulut s’enfuir. Je l’abattis d’un coup de sabre.

Je chargeai contre les ennemis comme un Hachémite

Et ils burent le breuvage de la mort pour avoir suivi la fausse route (…) Nous sommes les fils de la guerre sans cesse renouvelée

C’est une joie pour nous lorsqu’elle se lève,

Alors que nos ennemis hurlent de désespoir »

Poème épique d’Abdelkader, 1832, traduction Bruno Étienne. Il y’a une traduction de Charles-André Gillis,

sous le titre de Poèmes métaphysiques, Émir Abd al-Qâidirl’Algérien, Paris, Édition de L’œuvre, coll. « Sagesse islamique » 1983.

9 « La guerre avait duré depuis près de six ans et on peut se demander qui faut-il admirer davantage ou de mes intrépides et infatigables soldats ou de l’homme qui tient tête à une armée de cent six mille hommes, glisse entre nos colonnes, frappe les tribus sur mes derrières, sur mes flancs, nous échappe au moment précis où il semble que l’on a qu’à étendre la main pour le saisir, lasse nos troupes par de continuelles escarmouches et, fidèle à une invincible tactique, s’attache à les réduire en détail, autant par l’épuisement que par le feu » Texte du maréchal Bugeaud nommé Gouverneur général de l’Algérie en 1841.

« Voilà, mon brave ami, comment il faut faire la guerre aux Arabes! Tuer tous les hommes jusqu’à 15 ans, prendre toutes les femmes et les enfants, en charger les bâtiments, les envoyer aux îles Marquises ou ailleurs; en un mot, anéantir tout ce qui ne rampera pas à nos pieds comme des chiens (…) » Extrait d’une lettre écrite par Montagnac, jeune officier de l’armée française. Ces deux documents sont extraits de

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impressionnant10, puis pour finir, en ami de la France arborant la plus haute distinction française (Grande Croix de la Légion d’Honneur) en reconnaissance de mérites éminents.

De notre point de vue, bien qu’éloignés dans le temps ces deux mythes sont des miroirs déformants et réducteurs; ils ont été construits à des époques différentes, en des lieux différents et dans des contextes de confrontation. Ces mythes contradictoires colorent fortement les polémiques entourant le sujet qui nous intéresse dans ce travail : l’adhésion aujourd’hui controversée vers la fin du XIXème siècle de l’émir Abdelkader à la franc-maçonnerie française, elle-même en phase de bouleversement doctrinal au moment des faits dont la véracité est remise en cause par certains auteurs algériens.

Le débat polémique contemporain11 sur cette question est devenu assez vite âpre et vindicatif entre certains auteurs algériens et français. Les deux constructions mythiques auxquels se réfèrent les uns et les autres renvoient à plusieurs images, celle qu’ils se font d’eux-mêmes, et celle qu’ils se font de l’autre, ainsi qu’à leurs intentions explicites, à leurs présupposés implicites et à l’instrumentalisation, légitime ou non, qu’ils font de la question de l’adhésion de l’émir à la franc-maçonnerie (et du renoncement à celle-ci si l’on accepte qu’il y eût suffisamment de preuves quant à son adhésion). La cooptation (le 1er échange épistolaire eu lieu en 1861) puis la réception et l’initiation supposée de l’émir à la franc-maçonnerie française telle qu’elle se présenta à lui en 1864 ainsi que son renoncement à la fraternité maçonnique, treize ans plus tard, mettent en évidence de notre point de vue une quinzaine de problématiques explicites que soulève le débat contemporain sur l’adhésion controversée de l’émir au Grand Orient de France :

− La position de déni de la part de certains auteurs algériens contemporains

relativement à l’existence d’une relation entre l’émir et la franc-maçonnerie est-elle tenable au vu des sources documentaires?

− Les démonstrations s’appuyant sur une supposée contradiction ou impossibilité

doctrinale islamique prônée par certains auteurs algériens (dont nous traiterons plus

10 « Abdelkader vient me faire ses adieux. Je ne puis cacher l’émotion que me font éprouver la dignité et la simplicité de cet homme qui a joué un si grand rôle et qui a essuyé un si grand revers. Pas une plainte! Pas un mot de regret! Il n’a eu de paroles que pour me recommander ceux qui l’avaient servi, pour m’assurer qu’il ne songerait plus qu’au repos. » Lettre du duc d’Aumale au roi de France, 25 décembre 1847. 11 À notre connaissance, le débat était inexistant du vivant de l’émir et jusqu’à une époque récente allant

jusqu’à l’indépendance politique de l’Algérie, car nous n’avons pas identifié de sources documentaires relatives à une polémique qui aurait eu lieu en dehors de celle à laquelle nous faisons référence dans le présent travail.

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bas) quant à la négation d’un fait supposé (longtemps documenté uniquement par des auteurs français) peuvent-elles être supportées par des sources documentaires autres que les arguments d’autorité?

− Qu’est-ce qui explique la relative abondance de sources documentaires concernant

la cooptation et l’adhésion supposée de l’émir à la franc-maçonnerie et l’indigence de la documentation relative à son renoncement supposé?

− Si l’on accepte le fait que l’émir ait été effectivement reçu et initié dans une loge maçonnique française, quelles furent alors ses motivations pour répondre favorablement à cette cooptation?

− Si sa renonciation aux ordres maçonniques est factuellement avérée, quelles en

furent les motivations plausibles?

− Certains chercheurs historiographes algériens mettent en avant des arguments

hagiographes ou critiques portant sur des points de doctrine islamique, sur l’athéisme et la laïcité profane supposés de la franc-maçonnerie ou sur les intentions politiques de la franc-maçonnerie comme suppôt du colonialisme. Ces arguments sont-ils contextuellement opposables aux arguments des tenants de l’adhésion de l’émir à la franc-maçonnerie?

− L’argument d’autorité de la forgerie des documents avancés par certains auteurs

algériens peut-il être légitimé par des situations historiques avérées où les autorités coloniales françaises falsifièrent des documents ou des faits? Si oui cela épuise-t-il pour autant la question de la véracité factuelle de la réception de l’émir par une loge maçonnique française puis de son renoncement à cette appartenance?

− Comment replacer les sources documentaires françaises du XIXème siècle ayant

trait à l’émir dans le contexte de l’évolution de l’écriture de l’histoire à l’époque?

− Comment replacer la lecture historique événementielle, hautement sélective des

auteurs algériens, dans le contexte contemporain de postdécolonisations?

En acceptant le fait que des chercheurs français contemporains comme Xavier

Yacono ou Bruno Étienne aient été relativement rigoureux en termes de méthodologie dans la mise à jour des sources documentaires primaires et secondaires, on peut se poser

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certaines questions quant à d’éventuels biais, au moins dans la présentation des documents en question. Les questions suivantes se posent :

− Quelle fut l’influence de l’appartenance de Bruno Étienne à la franc-maçonnerie?

Quelle fut l’influence de sa propre situation de ‘quêtant’ spirituel durant ses travaux sur l’émir, qui devint au fil du temps et de la polémique le ‘cherché’, le

symbole, l’isthme12, que certains voudraient s’approprier de manière parfois

exclusive des deux côtés de la Méditerranée?

12 Cette notion d’isthme (al-bārzakh) est un élément essentiel de l’arsenal conceptuel et lexical d’Ibn ‘Arabî

(Al-cheikh El Akbar – Magister Magnus du soufisme, de la métaphysique et de la théosophie islamique), source de l’approche soufie de l’émir. Cette notion très importante dans le soufisme Akbarien pourrait éclairer en partie une lecture soufie de la polémique qui nous occupe ici. Commentant cette notion chez Ibn ‘Arabi (et reprise à plusieurs reprises) dans les écrits spirituels de l’émir, Michel Chodekiewicz op. cit. écrira : « Cet inter monde où s’abolit la distinction entre la physique et la métaphysique n’est d’une

certaine façon rien d’autre que l’(insane Kâmil), l’Homme parfait envisagé dans toute l’étendue de sa fonction cosmique, « isthme » (al-bārzakh) conjoignant ce qui est en haut et ce qui est en bas ».

Selon une traduction partielle des Illuminations de La Mecque (El Futuhat el Makkiya) par William C. Chittick, Ibn ‘Arabi écrit: « Al-bārzakh is something that separates (fāsil) two other things while never

going to one side (mutasarrif), as, for example, the line that separates shadow from sunlight [...]. Though sense perception might be incapable of separating the two things, the rational faculty judges that there is a barrier (hājiz) between them which separates them. The intelligible barrier is the bārzakh. If perceived by the senses, it is one of the two things, not the (bārzakh). Any two adjacent things are in need of à (bārzakh) which is neither the one nor the other but which possess the power (quwwa) of both. The (bārzakh) is something that separates a known from an unknown, an existent from a nonexistent, a negated from an affirmed, an intelligible from a non-intelligible.», in W.C Chittick, Ibn al-Arabi Metaphysics of Imagination, The Sufi Path of Knowledge, Sate University of New York Press, 1989, pp. 117-118.

Plusieurs auteurs, chercheurs et historiens algériens ne retiennent au mieux que les notions sous-jacentes de lien, de pont entre les cultures et les civilisations qu’implique le concept de (al-bārzakh) lorsqu’il s’agit de parler de l’émir. Ils omettent probablement par méconnaissance ou par naïveté sémantique l’utilisation conceptuelle et opérationnelle qu’en fait IbnʻArabî et qui s’applique si bien aux relations de l’émir en tant qu’interlocuteur choisi par l’Occident et la Chrétienté qu’à la relation réflexive de l’Orient musulman avec lui-même. La quête perpétuelle de l’Homme parfait fait de l’émir ce (al-bārzakh) qui n’est pas seulement un lien, mais aussi un séparateur, une barrière perçue, dont ont besoin le connu et l’inconnu, le Soi et l’Autre, mais qui n’est ni l'un ni l'autre, mais qui possède la force des deux. Tout en étant intelligible, cet Homme parfait – (al-bārzakh) n’en est pas moins aussi difficile à saisir que la ligne séparant l’ombre de la lumière. Son rôle est de conjoindre certes, mais dans la verticalité, ce qui est en haut avec ce qui est en bas.

D’un point de vue historique positif, on ne saurait prouver ce qui relève de l’expérience mystique intuitive propre à l’émir. Ses écrits montrent cependant qu’à la suite d’IbnʻArabî, il fut lui-même complètement immergé dans ce monde imaginal (ālam al-mithāl) (selon l’expression d’Henry Corbin, voir par exemple :

Histoire de la philosophie islamique Éditions Gallimard, Collection Folio-Essais, édition de 1986, p 92; p

110) où la dynamique est celle tendant à la réalisation des attributs de l’Homme parfait devenant lui-même (al-bārzakh) et par le fait même intelligible, mais insaisissable. Cela expliquerait, du moins en partie et selon ce sommaire éclairage Akbarien ce vers quoi tendait l’émir. Cette quête de l’Homme parfait lui a permis d’échapper aux catégorisations ou aux appropriations de ceux qui s’intéressèrent ou qui s’intéressent à lui (et ils sont nombreux, surtout depuis la redécouverte d’Ibn ‘Arabi en Occident). Elle nous permet du même coup de résoudre, selon l’approche soufie Akbarienne, la polémique sur son appartenance ou non et sur son renoncement ou non à la franc-maçonnerie. Pour Ibn ‘Arabi (et donc pour l’émir dont on ne peut à notre connaissance relever aucune contradiction avec celui qu’il considéra comme son maître spirituel et dont il fut probablement le plus grand exégète) et selon la synthèse qu’en fait W.C Chittick: « The growth of

the human soul, the process whereby it moves from darkness to light, is also a growth from death to life (hayāt), ignorance to knowledge (ʿilm), listlessness to desire (irāda) weakness to power (qudra) dumbness to speech (kalām), meanness to generosity (jūd), and wrongdoing to justice (qisṭ) [...] The outstanding feature of the cosmos is its ambiguous status, the fact that it is He/not He. In other terms, the cosmos is

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− Est-il possible qu’un biais se soit introduit dans la recherche de Xavier Yacono concernant l’affiliation de l’émir à la franc-maçonnerie? Il faut noter que certains de ses travaux13 majeurs portent sur une défense de la présence coloniale française en Algérie, sur une lecture critique des thèses des nationalistes algériens et sur une remise en question des motivations du général de Gaulle relativement aux négociations d’Évian qui menèrent à l’indépendance algérienne en 1962? Notons que l’article de Xavier Yacono Abdelkader franc-maçon a été publié dans la revue maçonnique Humanisme du mois de mai-juin 1966, c’est a dire quelques jours avant le rapatriement des cendres et l’inhumation de la dépouille de l’Émir au cimetière d’El Alia a Alger le 5 juillet 1966. Est-ce une coïncidence? Ou une démarche délibérée?

− Malgré les divergences d’opinions entourant l’appartenance réelle ou supposée de

l’émir à la franc-maçonnerie, les parties prenantes dans ce débat commettent-elles des erreurs méthodologiques quant à leur approche de la question?

− La doctrine de l’Islam (sous ses formes exotériques et/ou mystiques) pouvait-elle

être un obstacle à l’initiation de l’émir par une loge franc-maçonne spéculative libérale française lorsque celle-ci se voulait déiste et faisait encore référence au Grand Architecte de l’Univers?

− La même doctrine de l’Islam peut-elle expliquer la prise de distance de l’émir

d’avec la franc-maçonnerie lorsque celle-ci effaça de ses rituels, de ses textes et de ses enseignements, les références directes ou indirectes à l’héritage monothéiste judéo-chrétien?

imagination, and imagination is that which stands in an intermediary situation between affirmation and denial. About it one says “both this and that’’. [...] What happens when we take time into consideration? Another dimension of ambiguity is added. » In W.C. Chittick op.cit pp 17-18.

Cette position paradoxale, pour qui se référerait à un quelconque principe du tiers exclu ontologique ou logique, est un élément essentiel de la philosophie Akbarienne menant vers l’isthme ou (mundus imaginalis) qui se confond avec l’Homme parfait (insane el Kâmil) vers lequel tendent ceux qui forment l’élite de l’élite des gnostiques soufis. Il devient alors possible de lever l’incertitude sur l’appartenance ou non de l’émir à la franc-maçonnerie, l’émir étant dans le monde imaginal auquel il avait accès : la réponse à cette incertitude serait oui et non, car les deux seraient vraies là où les voyageurs de la Voie se rendent au terme de leur cheminement. Cette réponse serait évidemment irrecevable dans un cadre d’analyse événementielle historique, mais si les échanges épistolaires entre l’émir et de la franc-maçonnerie pouvaient être traités comme des textes religieux, la méthode historico-critique permettrait de réintroduire avec force cette approche Akbarienne pour la compréhension des actes ou des postures de l’émir.

13 Voir entre autres : Xavier Yacono, Les Étapes de la décolonisation. Que sais-je? Nº 428 (PUF); L'Histoire de la Colonisation. Que sais-je? Nº 452 (PUF); De Gaulle et le FLN, Éditions de l’Atlanthrope,

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En fait, cette problématisation à énoncés multiples n’épuise point les questions que l’on pourrait aborder à travers une problématique plus englobante telle que : l’étude des controverses entourant la réception de l’émir Abdelkader dans une loge maçonnique française et son renoncement à l’appartenance à cette association. Il serait utile à notre avis de procéder à une analyse en profondeur qui puisse englober ces deux controverses séparées, l’une ayant trait à l’adhésion de l’émir à la loge Henry IV du G.O.D.F (Grand Orient de France) et l’autre à son renoncement à celle-ci, et ce, sans contrevenir au principe de non-contradiction. Car si pour les tenants algériens de la thèse de l’absence de documentation fiable de sa non-adhésion, il était paradoxal de polémiquer sur son renoncement, ces mêmes auteurs pourraient cependant se servir de la faiblesse de la documentation française entourant ce renoncement pour essayer de prouver par l’absurde son adhésion.

Nous préférons énoncer une problématique, à notre avis plus féconde, qui

permettra d’avoir recours aux aspects doctrinaux musulmans compris dans un cadre soufi Akbarien14. Ceci nous aidera à tenter de comprendre la structure mentale de l’émir. Nous pourrons ainsi jauger la véracité des documents relatifs d’une part, à sa réception en tant que’ frère"15 dans une loge maçonnique française (la loge Henry IV), et d’autre part, de sa renonciation à celle-ci. Dans notre démarche, nous tiendrons compte du contexte politique tumultueux de la fin du XIXème siècle à un tournant doctrinal pour la franc-maçonnerie française.

II- Méthode : Cadre conceptuel et théorique

Notre cadre conceptuel se basera sur l’analyse des principaux échanges épistolaires documentés entre l’émir et le Grand Orient de France. Nous replacerons la polémique entre auteurs-chercheurs algériens et français sur l’adhésion supposée de l’émir à la loge Henry IV dans le cadre des représentations collectives et des structures mentales des auteurs français et algériens. Nous essayerons d’inscrire la polémique entourant les relations de l’émir avec la maçonnerie dans le cadre d’une vision historique de longue durée.

14 Nous utiliserons l’adjectif Akbarien pour qualifier ce qui a le caractère, ou est en relation avec la pensée

d’IbnʻArabî. Cet adjectif dérive de l’appellation Al-cheikh Al Akbar souvent attribué à IbnʻArabî par ceux qui ne s’opposent pas à sa doctrine.

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Nous utiliserons donc d'une part, la théorie de l’histoire des idées qui est une méthode de recherche qui s'intéresse à l'expression et à l'évolution des idées humaines avec tous les changements qu’elle génère en tenant compte du cadre géographique et des variations culturelles. D'autre part, nous utiliserons la théorie post coloniale16 (qui a permis a certains intellectuels comme Frantz Fanon17 et Edward Saïd18 de mieux cerner les représentations souvent biaisées de leur ancien colonisateur19) pour analyser les mentalités qui ont joué un rôle prépondérant sur le sujet que nous traitons. Nous pensons que l’utilisation de ces deux méthodes sera un atout pour ce présent travail qui s’inscrit dans une analyse de longue durée sur des événements qui datent déjà de presque un siècle

16 Les théories des études coloniales et post coloniales ont existé depuis le début de la colonisation, mais

elles ne furent connues et reconnues qu’a partir du moment où des intellectuels issus d’anciennes colonies et vivants en occident commencèrent à se réapproprier et écrire leurs histoires respectives en dehors des schèmes occidentaux.

17 Frantz Fanon psychiatre et essayiste martiniquais né le 20 juillet 1925 à Fort-de-France et décédé le

6 décembre 1961 à Washington, a fourni les bases de la pensée postcoloniale. Dans Peau noire, masques

blancs, 1952 et Les Damnés de la Terre, La Découverte, 1961, il fournira les bases de la pensée

postcoloniale. Il écrit dans Peau noire, masques blancs, Éditions du Seuil, 1952.

« Le Noir veut être comme le Blanc. Pour le Noir, il n’y a qu’un destin. Et il est blanc. Il y a de cela longtemps, le Noir a admis la supériorité indiscutable du Blanc, et tous ses efforts tendent à réaliser une existence blanche. N’ai-je donc pas sur cette terre autre chose à faire qu’à venger les Noirs du XVIIème siècle?

(…) Je n’ai pas le droit moi homme de couleur, de rechercher en quoi ma race est supérieure ou inférieure à une autre race. Je n’ai pas le droit, moi homme de couleur, de me préoccuper des moyens qui me permettraient de piétiner la fierté de l’ancien maître. Je n’ai ni le droit ni le devoir d'exiger réparation pour mes ancêtres domestiqués. (…) Vais-je demander à l’homme blanc d’aujourd’hui d’être responsable de tous les négriers du XVIIème siècle? (…) Ne voulant pas faire figure de parent pauvre, de fils adoptif, de rejeton bâtard, le noir va-t-il tenter de découvrir fébrilement une civilisation nègre? Que surtout l’on nous comprenne. Nous sommes convaincus qu’il y aurait un grand intérêt à entrer en contact avec une littérature ou une architecture nègre du IIIe siècle avant Jésus-Christ. Nous serions très heureux de savoir qu’il exista une correspondance entre tel philosophe nègre et Platon. Mais nous ne voyons absolument pas ce que ça pourrait changer dans la situation des petits gamins de huit ans qui travaillent dans les champs de canne en Martinique…

18 Edward Saïd né le 1er novembre 1935 à Jérusalem et décédé le 25 septembre 2003 à New York est un

théoricien littéraire, un critique et un intellectuel palestinien de citoyenneté américaine. Son œuvre

L’Orientalisme est généralement considérée comme un des textes fondateurs des théories post-colonialistes.

Il écrit : « L’orientalisme repose sur l’extériorité, c’est-à-dire sur ce que l’orientaliste, poète ou érudit, fait

parler l’Orient, le décrit, éclaire ses mystères pour l’Occident. [...] l’orientaliste est en dehors de l’Orient, à la fois comme fait existentiel et comme fait moral. [...] Mon analyse du texte orientaliste met donc l’accent sur le témoignage, nullement invisible, donné par ces représentations en tant que représentations, non en tant que descriptions ‘naturelles’ de l’Orient. » Edward Saïd, L’Orientalisme - L’Orient créé par l’Occident, Paris, Le Seuil, 1980, p.34

19 Un héritage souvent dépendant des notions colonialistes confinées dans une idéologie qui perçoit ses

colonisés sous le prisme de la supériorité occidentale et définit négativement le sous-homme colonisé. « Le statut de l’Algérie? Une déshumanisation systématique (…) Le pari absurde [de mon travail de

psychiatre] était de vouloir coûte que coûte faire exister quelques valeurs alors que le non-droit, l’inégalité, le meurtre multi quotidien de l’homme étaient érigés en principes législatifs. La structure sociale existant en Algérie s’opposait à toute tentative de remettre l’individu à sa place (…) Les évènements d’Algérie sont la conséquence logique d’une tentative avortée de décérébraliser un peuple. (…) Une société qui accule ses membres à des solutions de désespoir est une société non viable, une société à remplacer (…) Nulle mystification pseudo-nationale ne trouve grâce devant l’exigence de la pensée. » Frantz Fanon, Pour la révolution africaine, écrits politiques (Maspero, 1964).

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et demi. Nous nous référerons aux différentes interprétations de la doctrine islamiques issues des écoles exotériques (al dahir), ésotéristes (al batine), à l’herméneutique akbarienne et au soufisme de l’émir Abdelkader. Nous présenterons l’évolution de la franc-maçonnerie moderne quant à ses rapports à la question de l’existence de Dieu. À la lumière de ce qui précède et après avoir analysé ce que les auteurs algériens et français donnent à lire en ce qui a trait à la question de l’adhésion de l’émir à une loge maçonnique française, nous étudierons la possibilité qu’un point de vue soit plus plausible que l’autre à la lumière des doctrines islamiques et de la documentation formant les sources primaires sur lesquelles s’appuient les tenants de l’adhésion de l’émir.

III- État de la question

La période d’organisation politico-militaire de la résistance à la colonisation

française avait pour l’émir un fondement doctrinal islamique – le djihād armé en situation d’autodéfense. Cela fut occulté par plusieurs historiens du XXème siècle dont l’écriture de l’histoire événementielle était fortement marquée par la critique marxiste de la dimension économique de la colonisation. Cet aspect fut, et continue d’être, sublimé par des auteurs faisant une lecture nationaliste et islamique de cette période de la vie de l’émir. La position des français a été plus évolutive : d’ennemi irréductible, l’émir passa au statut de vaillant et brave adversaire, puis à celui de vaincu au comportement désarçonnant, pour terminer avec un statut d’ami de la France. Si de manière générale les auteurs algériens (nous nous intéressons spécialement à deux auteurs Mohamed Cherif Sahli et Hamza Benaissa) sont peu diserts sur les périodes succédant à celle de résistance armée, c’est peut-être parce que leurs vulgarisations auprès des algériens risquent à leurs yeux de maculer le mythe du Père fondateur. Pour contourner cette difficulté et renforcer l’image officielle qu’ils construisent de l’émir, certains auteurs algériens se servent de ce qui leur semble être une faiblesse de la représentation que se font les français d’Abdelkader : la réception de l’émir dans une loge maçonnique du Grand Orient de France. En effet, pour ces auteurs algériens, il y a là pour les uns une contradiction flagrante avec l’engagement de l’émir dans la résistance à la colonisation et pour les autres une incompatibilité doctrinale avec l’islamité de l’émir. Nationalistes sécularisés ou intellectuels en quête de revivification islamique, les auteurs algériens pensent tenir à travers la polémique

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