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La franc-maçonnerie française et le convent de 1877

Chapitre 3 : La Franc-maçonnerie

II- La franc-maçonnerie française et le convent de 1877

Bien que les frères maçons aient en général des conceptions spirituelles et philosophiques différentes, voire divergentes, ils n’ont cessé de faire référence d’une manière explicite au Grand Architecte de l’Univers dans leurs réceptions, serments, symboles et discours.

Pour les besoins du présent travail, portant sur le compagnonnage controversé de l’émir Abdelkader avec la franc-maçonnerie, nous nous sommes intéressés à une période bien circonscrite (1865-1877) de la franc-maçonnerie française du Grand Orient de France (G.O.D.F), à ses sphères d’influence, ainsi qu’aux bouleversements qui s’y sont produits par rapport à l’évolution de la franc-maçonnerie, en ce qui a trait à la religion. En effet, le G.O.D.F a pris graduellement une coloration de plus en plus laïque, voir

anticléricale. Nous nous sommes concentrés sur la révision de l’article 1er des

Constitutions d’Anderson et sur les conséquences qu’il aura, sur les loges françaises en général, et potentiellement sur la relation de l’émir avec le G.O.D.F.

L’évolution de la rédaction de cet article aura pour résultat de faire disparaître, dans le dernier quart du XIXième siècle (1877), la dimension religieuse et les croyances associées qui constituaient le fondement même de la franc-maçonnerie originelle, rompant ainsi la continuité et la compréhension de ce qu’ont été et de ce qu’ont fait les frères maçons du siècle précédent.

234 José A. Ferrer-Benimeli op, cit. p. 44. 235 Ibid. p. 45.

Jusqu’au début de la première moitié du XIXième siècle, on assista, dans la franc- maçonnerie française en général et au G.O.D.F en particulier, à des prises de position, générant des tendances et des mouvements idéologiques qui se sont affrontés pendant presque un siècle. L’une de ces tendances voulait faire de la franc-maçonnerie une forme achevée de la religion naturelle236, admettant ainsi l’existence du Grand Architecte en insistant sur le fait que dans chaque être humain, il existe un principe immatériel, immortel et inconnaissable : l’âme. Ce courant traditionaliste se réfère à l’article premier des constitutions d’Anderson :

[…] la franc-maçonnerie est un ordre initiatique traditionnel et universel, fondé sur la fraternité. Elle constitue une alliance d’hommes libres et de bonnes mœurs, de toutes races, de toutes nationalités et de toutes croyances… Elle a pour but le perfectionnement de l’humanité; à cet effet, les francs maçons travaillent à l’amélioration constante de la condition humaine, tant sur le plan moral et sur le plan spirituel et intellectuel que sur le plan du bien-être matériel.237

Face à cette tendance se développa un mouvement de libres-penseurs positivistes qui préféraient une franc-maçonnerie qui affirme et enseigne l’existence de Dieu et de l’immortalité de l’âme, mais qui accepte la possibilité d’admettre en loge tout homme fut- il athée. Ainsi pour une déclaration de principes clôturant le Convent238 de Lausanne du 22 septembre 1875 fut-il écrit :

[…] La franc-maçonnerie proclame comme elle a proclamé dès son origine, l’existence d’un principe créateur, sous le nom de Grand Architecte de l’Univers. Elle n’impose aucune limite à la recherche de la vérité et c’est pour garantir à tous cette liberté qu’elle exige de tous la tolérance. La franc-maçonnerie est donc ouverte aux hommes de toute nationalité, de toute race, de toute croyance. Elle interdit dans les ateliers toute discussion politique et religieuse; elle accueille tout profane, quelles que soient ses opinions en politique et en religion dont elle n’a pas à se préoccuper, pourvu qu’il soit libre et de bonnes mœurs.239

Apparut aussi un troisième courant matérialiste athée, tenant de la liberté absolue de conscience (probablement né de la Révolution française) qui s’opposa à la France

236 La religion naturelle représente, selon Michel Liégeois, la religion des philosophes qui entendent faire de

la raison ou "lumière naturelle" le fondement de toute connaissance, mais surtout la base d'un déisme et d'une morale universelle, capable de se débarrasser de dogmes irrationnels et autoritaires et de mettre fin au relativisme historique et culturel des différentes religions révélées. (Voir à ce sujet Michel Liégeois :

http://www.philoplus.com/philos/hume2.php)

237 Jean-Pierre Bayard, Credo maçonnique, Éditions, Dangles Paris, 2006, p. 12. 238 Ce mot désigne un congrès dans la terminologie maçonnique.

239 Ibid.. p. 14-15. Il est nécessaire de rappeler que la Révolution française a eu lieu en 1789 et qu’elle a

produit la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen dont l’influence nous semble évidente dans ce texte franc-maçon.

catholique et conservatrice et qui se dirigea vers l’anticléricalisme et l’a-religion. En 1867 un orateur issu de ce courant tint les propos suivants :

C’est en effet sur la libre pensée, le libre examen que la franc-maçonnerie fonda sa légitime influence. Chez elle, la conscience trouve un asile sûr et respecté. Et si certaines doctrines sont plus particulièrement chères à la majorité d’entre nous, ce n’est pas parce qu’elles sont inscrites dans d’antiques Constitutions ou consacrées par des traditions respectables qu’on pourrait les considérer par là comme échappant à tout examen. Bien décidés d’ailleurs à en faire le sacrifice le jour où la fausseté nous en sera démontrée pour nous rallier aux vérités nouvelles qui pourront surgir du débat.240

S’attaquant aux Constitutions d’Anderson l’orateur ajoutera :

L’organisation actuelle du rite écossais n’est qu’une gérontocratie autoritaire, anonyme, absolue, ayant la prétention d’imposer non seulement des discours plus ou moins arbitraires, mais de véritables dogmes sans rapport avec les tendances actuelles de la maçonnerie active et intelligente.241

Ces déclarations ont été annonciatrices de ce que devint plus tard la franc- maçonnerie française et de sa rupture avec les autres obédiences. Le Conseil de l’Ordre maçonnique français, qui s’était réuni en juillet et août 1876, examina les 51 vœux présentés au cours du convent de 1875 qui demandaient entre autres la suppression de la référence à Dieu et à l’immortalité de l’âme. Le convent qui s’en suivit le 11 septembre 1876 fut dans l’obligation de trancher, sachant toutefois que cette suppression, inopportune pour certains, allait provoquer des problèmes de conscience à des milliers de frères maçons et allait les éloigner des temples, compromettant ainsi les relations avec les obédiences étrangères. Ainsi, le délégué de la loge d’Alexandrie en Égypte a : « […] fait valoir les problèmes que posera la disparition de Dieu en pays musulman où la maçonnerie est un lien entre les communautés. »242

La question fut renvoyée aux loges, comme le prévoyait la constitution de l’Ordre. Mais l’obédience égyptienne (qui a initié l’émir par procuration à la loge Henri IV) rompit avec celle de Paris, avant même que le vote ne fût acquis.

Le 10 septembre 1877, le convent se réunit de nouveau pour débattre de la modification de l’article 1er. À cette occasion, le rapporteur souligna ainsi certaines objections qui ont été formulées par des membres du G.O.D.F :

240 André Combes, Histoire de la franc-maçonnerie au XIXe siècle, Édition du Rocher, 1999, Monaco, p 61. 241 Id. p 61.

La suppression des références religieuses provoquerait la rupture avec des obédiences amies et un schisme au sein du Grand Orient; elle permettrait aux adversaires de l’Ordre de proclamer qu’il est devenu athée et la conjoncture politique serait défavorable, puisqu’on avait même craint que le convent ne puisse se tenir. » Il rappela toutefois « que les modifications précédentes n’ont pas provoqué de rupture et affirme [à tort243] que plusieurs autres obédiences (les

Grandes loges de Buenos Aires et de Hongrie, le Grand Orient d’Italie ont déjà opéré la reforme.244

Le convent proposa alors la définition suivante en remplacement de l’article 1er :

La franc-maçonnerie, institution essentiellement philanthropique, philosophique et progressive, a pour objet la recherche de la vérité, l’étude de la morale universelle, des sciences et des arts, et l’exercice de la bienfaisance. Elle a pour principes la liberté absolue de conscience et la solidarité humaine. Elle a pour devise : Liberté, Égalité, Fraternité.245

Comme prévu, cet amendement provoqua une rupture avec les autres obédiences et le G.O.D.F fut obligé d’expliquer que cette suppression n’impliquait pas l’interdiction de parler de la religion.

Certaines raisons sont avancées par les chercheurs pour expliquer ce qui a permis la modification de l’article premier des constitutions d’Anderson en 1877 comme :

− La Révolution française qui opposa la France catholique et conservatrice à la

France républicaine libre et le glissement de la France anti-catholique vers l’anticléricalisme et l’irréligion.

− Les condamnations successives de la franc-maçonnerie par la papauté (Pie VII,

Léon XII puis Grégoire XVI).

La condamnation de la modernité par l’Église romaine avec l’encyclique Quanta

cura et le Syllabus de 1864246 critiquant la modernité issue du Siècle des Lumières.

− Le renversement de tendance au sein de la libre pensée dans laquelle les

spiritualistes et les déistes deviennent minoritaires face aux positivistes, aux matérialistes et aux athées.

243 Id. p 141. Seul le Grand Orient de Belgique, en 1872, avait voté la réforme. Celui d’Italie ne suivit pas

l’exemple du G.O.D.F et l’Obédience argentine revint sur sa décision.

244 Id. p 141. 245 Id. p 142. 246

− La politisation des loges françaises et l’afflux des républicains dans les loges qui participent aux élections de 1876-1877 durant lesquelles on recensera en 1879 « 74

députés et 21 sénateurs franc-maçons et républicains. »

− Les attaques de l’Église contre l’ordre maçonnique attirent la sympathie d’une

jeune génération, foncièrement anticléricale, aspirant à plus de liberté et prête à engager les réformes sociales que l’Église romaine n’a pas su ou voulu engager dans des domaines, tels que l’émancipation féminine, le prolétariat, le pacifisme, l’essaimage des sciences naturelles et de la technologie, etc.

Les membres proches de ce mouvement au sein de la franc - maçonnerie finirent en 1877 par demander la suppression de la référence à Dieu :

[…] cette formule […] nous paraît tout à fait inutile et étrangère au but de la maçonnerie. Quand une société de savants se réunit pour étudier une question scientifique, se sent-elle obligée de mettre à la base de ses statuts une formule théologique quelconque? Non, n’est-ce pas? Ils étudient la science indépendamment de toute idée dogmatique ou religieuse. Ne doit-il pas en être de même de la maçonnerie? Son champ n’est-il pas assez vaste, son domaine assez étendu, pour qu’il ne lui soit point nécessaire de mettre le pied sur un terrain qui n’est point le sien […]247.

Sur ces bases l’Ordre décide le 13 septembre 1877 de modifier l’article 1er des Constitutions d’Anderson et d’en abroger les éléments faisant référence au Grand Architecte de l’Univers. Tous ces événements ne furent pas sans conséquence sur la relation du G.O.D.F avec la franc-maçonnerie anglo-saxonne, qui prit la forme d’une rupture initiée par :« La Grande loge d’Irlande […], le Suprême Conseil d’Angleterre, la Grande loge d’Écosse […]. Puis la Grande loge Unie d’Angleterre […]. »248

On ne peut affirmer que tous les frères maçons français de l’époque furent antireligieux ou areligieux, mais ils furent en majorité gagnés par les idées laïques. Ils compensèrent ce qui a été supprimé des fondements andersoniens de la maçonnerie en créant des œuvres philanthropiques et en apportant un soutien financier à diverses œuvres de charité. Le débat entre les tenants de la liberté absolue de conscience et les irréligieux

247 Yves Hivert-Messeca, Chaîne d’union, nº 33, juillet 2005, Éditions CONFORM, Paris, France. (Revue

maçonnique éditée par le G.O.D.F).

248André Combes, op. cit. 143-144. La grande loge Provinciale d’Angleterre fera savoir à une des loges

françaises que dorénavant elle ne recevra que des frères maçons dont les diplômes font mention du Grand Architecte de l’Univers et qui feront une déclaration de croyance en Dieu.

intransigeants reste d’actualité jusqu'à aujourd’hui alors qu’une loge du Grand Orient de France sur six invoque encore le Grand Architecte de l’Univers.