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Chapitre 2: Le soufisme

V- Le soufisme d’IbnʻArabî

On ne peut comprendre la personnalité de l’émir qu’en se référant à la filiation spirituelle qui le rattache à son maître IbnʻArabî. C’est pour cela que nous devons faire mention de cette prestigieuse figure du soufisme qu’est IbnʻArabî. La controverse dont il est l’objet est due au fait que la majorité des musulmans méconnaissent ses travaux et

132 Cela ne signifie pas que l’orthodoxie musulmane rejette toute vision humaniste (tel qu’on le comprend

aujourd’hui) mais qu’elle est humaniste dans le cadre d’une interprétation peu évolutive de la notion telle quelle a été figée par les premiers jurisconsultes de l’Islam.

133 Sa promotion actuelle en tant que courant islamique que voudraient déconnecter artificiellement de

l’Islam orthodoxe (chāri’iste) certains médias et leaders d’opinion occidentaux quelquefois ouvertement manipulateurs et méconnaissant la réalité islamique ne rend pas forcément service aux confréries soufies dans les pays musulmans. Par ricochet cela renforce les tendances à occulter le soufisme de personnages comme l’émir Abdelkader dont l’étude de la pensée pourrait être grandement bénéfique à ses coreligionnaires contemporains en quête de solutions à l’immense tâche d’aggiornamento de leurs sociétés.

134 L’expression d’Unicité de l’Être n’a jamais été utilisée comme telle par al-cheikh al-Akbar mais par

certains de ses héritiers. Même Abdelkader n’utilise pas à notre connaissance cette formulation. Il reste que le Maitre Ibn ‘Arabi est connu comme celui qui conceptualiser ce terme repris par ses disciples les plus proches enfin, pour Ibn ‘ Arabi tout comme Abdelkader la doctrine métaphysique n’est en rien contraire à la Loi religieuse… elle en est la profondeur sans fin.

135 Il faut bien entendu noter qu’IbnʻArabî et Abdelkader ne sont pas contemporains, cinq siècles séparent

les deux hommes. Mais pendant longtemps, ils ont dialogué par les canaux du dévoilement et du monde imaginal, le rêve étant souvent le lieu et le médium où prennent place ces échanges. Rapportant ce que l’on sait de cette relation hors de l’espace et du temps sensible entre l’émir et le Doctor Maximus (comme Henry Corbin qualifie Ibn ‘Arabi) B. Étienne écrit : « Il est directement inspiré par son maître pour le

commentaire de son [celle d’Ibn ‘Arabi] œuvre et l’émir corrigera même des textes attribués indûment au al-cheikh al-Akbar : la guidance d’Ibn ‘Arabi est alors complète et la communication par l’esprit entre Abdelkader et Muhyi-Ed’dine [Ibn ‘Arabi] se fait par-delà l’espace et le temps dans la courbure de l’espace-temps. Car les « saints » sont vivants, appelés dans l’éternité de Dieu, et donc répandant leur influence à n’importe quel moment sur leur disciple dans la contemplation des mystères divins… » in

aussi au fait qu’il représente pour les gnostiques une référence quasi mythique au même titre que Mansur Al-Halladj ou Abdelkader Al Jilani.

IbnʻArabî est considéré comme le plus grand des maîtres (al-cheikh al-Akbar,

Magister Magnus) de la spiritualité islamique. Depuis le XIIIème siècle, sa doctrine a

dominé et revivifié la spiritualité soufie; elle fut qualifiée à tort par certains136 de

« monisme existentiel » ou de « monisme panthéiste »137. Pour IbnʻArabî, la seule vraie

existence, le seul Vrai sens, c’est Allah. Tout le reste n’est que phénomènes et apparences

(madhâhir) qui renvoie au Vrai (al-Ḥāqq)138. Dieu n'est pas connu dans sa Réalité

essentielle (Huwa).139 Il est connu par le biais de Ses Noms140 [divins]141, multiples et opposés.

L’œuvre littéraire colossale (plus de 450 ouvrages) d’IbnʻArabî comprend les deux plus célèbres ouvrages142 qui sont Les Illuminations de la Mecque (Fûtûhat al-Makkiya) : 560 chapitres143 et Les gemmes de la sagesse 144(Fusûs al-hikam) 27 chapitres. Ces œuvres sont considérées par les soufis comme étant la somme des sciences initiatiques divines. L’œuvre d’IbnʻArabî n’est pas d’accès facile à cause de sa technicité, de sa densité et du fait qu’elle requiert comme pré-requis une connaissance savante des

136 Louis Massignon a ainsi injustement défini la doctrine d’Ibn ‘Arabi de monisme (tawhid) existentiel en

s’appuyant sur un poème du livre : L'Interprète des désirs (Turjumân al-ashwâq) dans lequel IbnʻArabî dit : « Mon Bien aimé est trois même s’il est un, pareil aux trois personnes de la Trinité, formant une seule

personne en essence » puis, il se réfère aux trois noms de Dieu : Ar-Rabb, Ar-Rahman, Allah qui renvoie à

un seul. Jacques Keryell, Louis Massignon au cœur de notre temps, Édition Karthala. Paris France, 1999.p.40

En fait, définir ainsi la doctrine d’Ibn ‘Arabi c’est d’abord mal la comprendre (d’après ceux qui ont voué leur vie à sa compréhension) et d’une certaine façon alimenter l’argumentaire réducteur et simpliste de ses plus féroces opposants.

137 Voir à ce sujet le point de vue original de S.A.Q Husaini, The Pantheistic Monism of Ibn Al-‘Arabî,

Edited by Sh. Muhammad Ashraf, Kashmiri Bazar, Lahore, 1970.

138 Ce mot qui est très souvent utilisé dans le lexique technique soufi peut être traduit par « Vérité »,

« Réalité », ou simplement « Dieu ».

139 Lui.

140 « The attributes or names are the bārzakh or isthmus between the Essence and the cosmos. The names

are “called ’names’ by the Law (shar’), ‘relationships’ by sound rational faculties [...]. The names provide the only means to gain knowledge of God and the cosmos. » W.C Chittick, op. Cit, p. 34.

141 « Tu as quatre-vingt-dix-neuf Noms si tu veux L’appeler avec ta bouche, mais tu n’en as qu’un seul si tu

veux le nommer avec ton cœur » écrit l’émir Abdelkader dans son Kitab al-Mawaqif.

142 Seuls de rares initiés peuvent lire et ont lu Les Illuminations de La Mecque et Les gemmes de la sagesse,

car ils sont très volumineux et techniquement complexes, même pour les spécialistes les plus chevronnés. Les traductions existantes sont parcellaires, quoique plusieurs équipes à travers le monde s’y attachent. Une seule personne n’aurait pas assez d’une vie pour parvenir à traduire l’une de ces deux œuvres, d’où la nécessiter de constituer des équipes pour conjuguer les efforts.

143 « The Fûtûhat el Makkiya alone will fill a projected 17,000 pages in Yahia’s critical edition [Osman

Yahia est un chercheur égyptien travaillant depuis plusieurs années avec les meilleurs spécialistes occidentaux pour la recension et l’édition des œuvres d’Ibn ‘Arabi] » in W.C Chittick, op.cit, p xi.

différentes sciences islamiques. Étudier et comprendre IbnʻArabî requiert au préalable un apprentissage de longue haleine du lexique et des néologismes mis au point par IbnʻArabî lui-même et surtout une maîtrise conceptuelle rigoureuse qui puisse permettre de "contextualiser" chaque mot ou passage écrit par IbnʻArabî, dont l’œuvre fut surtout l’objet de commentaires d’autres commentaires ou de gloses plus ou moins fiables, y compris dans les milieux soufis. Seuls quelques spécialistes accomplis ont tenté avec plus ou moins de succès de lire, commenter ou enseigner, à partir des sources primaires, le contenu de l’œuvre d’IbnʻArabî. L’émir a réussi à le faire de manière magistrale; tous les spécialistes, occidentaux et non occidentaux qui l’ont connu, reconnaissent qu’IbnʻArabî est le véritable pivot de la pensée métaphysique en Islam. IbnʻArabî a autant influencé ses partisans que ses adversaires; les penseurs musulmans qui lui ont succédé, qu’ils soient arabes, iraniens, turcs ou autres, ont tous repris sa terminologie.