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Chapitre 2: Le soufisme

III- L’initiation du disciple

Cette initiation commence par un pacte que scelle le disciple avec son maître. Le maître avait lui-même scellé un pacte avec son propre maître, et ainsi de suite, au fil des pactes entre maîtres et disciples, nous pouvons remonter au Prophète121 qui, de maître en maître, transmet sa baraka. La main que tend le maître envers son disciple symbolise donc la main du Prophète guidée par celle de Dieu. Le maître avec sa main tendue va assister le disciple dans son combat spirituel (al-jihad).

En pratique, le soufi doit se soumettre à différentes ascèses pour tendre au triomphe de l’âme sur les instincts et les passions et pour parvenir à transformer toute activité humaine sociale, économique ou politique en une expérience du sacré. La quête de la présence du divin devient alors constitutive du mode de vie du soufi en tout temps et en tous lieux.

Le cheminement du soufi est encadré par un imposant corps doctrinal qui consiste en des exercices spirituels et physiques de remémoration et de rappel (dhikr), de purification de l’âme (nāfs), dans le sens de l’âme animale à différencier de pneuma- esprit-souffle (rūḥ). Ces exercices vont lui permettre de parvenir à vivre en familiarité avec le sacré et à goûter (dhawq) la présence de la Réalité Une (Al-Ḥāqq), et ce, sans avoir à faire abstraction du monde qui l’entoure. En effet, quand on dit que le soufisme

120Certains commentateurs occidentaux contemporains ou non de l’émir qui connaissait son soufisme et son

statut ont rarement résisté au désir de disjoindre les aspects chari’ien des aspects bātinien de l’émir, c’est comme si, par son exceptionnalisme, il fallait le séparer des aspects juridiques de l’Islam, pour mieux le faire entrer dans un universalisme chargé de valeurs souvent très européo-centrées.

121 Il s’agit du pacte mentionné dans le Coran : « Dieu a été satisfait des croyants lorsqu’ils firent avec toi

[Muhammad] le pacte, sous l’arbre. Il a su ce qui est en leurs cœurs. Il a fait descendre sur eux Sa présence de paix et leur a accordé une proche victoire. » Cor.48 : 18

consiste en un renoncement à la matérialité, il s’agit plutôt d’un renoncement aux images individuelles que l’on peut avoir du monde. Le soufi doit s’en délester pour être capable d’aiguiser sa propre vigilance, de percevoir ainsi cette Réalité Une, en soi et dans le monde et pour être capable de parvenir à rejoindre l’élite spirituelle que constituent les gens du dévoilement et de la présence (āhl al-kachf wa’l wujud).

Le but du (al-jihad) est de n’avoir dans le cœur nul autre divinité ou attache

qu’Allah. Le soufi se distingue donc d’un autre musulman (bien que ce ne soit pas son objectif) par son assiduité au rappel et à la remémoration de Dieu (dhikr), comme le rapporte un célèbre hadith : « il ne cesse de s'approcher de Moi par les œuvres surérogatoires jusqu'à ce que Je l'aime. Et lorsque Je l'aime, Je suis l'ouïe par laquelle il entend, la vue par laquelle il voit, la main par laquelle il saisit […] ».

Chez les soufis les œuvres surérogatoires sont la porte d’accès à l’amour du Divin, (el-hubb erruhani). Le Dieu qui se dévoile aux soufis est un Dieu d’amour et on accède à Lui par l’Amour. La purification intérieure à laquelle veut parvenir le soufi pour faire l’expérience de la Réalité (Al-Ḥāqq) a pour but de s’unir, de s’annihiler et de vivre en Dieu pour témoigner de son Unicité. Bien qu’essentiel et indispensable, il arrive dans des cas très exceptionnels que la présence d’un guide (al-cheikh, mūrshid) ne soit pas nécessaire pour certains soufis qu’Allah choisit et qui reçoivent dévoilements, savoirs et connaissances par des voies autres, surnaturelles; l’extraordinaire (Al-Khīder)122 qui accompagna Moïse dans un voyage initiatique en fait partie tel que décrit dans l’un des passages les plus ésotériques du Coran, la dix-huitième sourate, La caverne (Ahl-al

Kahf)123.

La connaissance de l’essence du “Je” faisaussi partie de la quête du soufi; elle est au-delà des limites cognitives du juridisme orthodoxe, ou pour être plus exact, elle est

122Al-Khīder est un « […] Guide spirituel non terrestre […] maître spirituel invisible, réservé a ceux qui sont appelés a une affiliation directe au monde divin sans aucun intermédiaire, c'est-à-dire sans attache justificative avec une succession historique de shaykh en shaykh, ni tenir leur investiture d’un magistère quelconque. » Henry Corbin, L’imagination créatrice dans le soufisme d’IbnʻArabî, Édition Entre Lacs

Paris 2006 p.75

123 Voir Coran Sourate XVIII dite de La caverne de 59 à 81. Al-Khīder apparaît dans cette sourate comme :

« le guide de Moise et son initiateur a la science de la prédestination. Il se révèle ainsi comme le

dépositaire d’une science divine infuse, supérieur à la loi (Sharî’a); Al-Khīder est par conséquent supérieur a Moise en tant que Moise est un prophète investi de la mission de révéler une (Sharî’a). Il découvre précisément a Moise la vérité secrète, mystique (haqiqa) qui transcende la (Sharî’a), et c’est pourquoi aussi le spirituel dont Al-Khīder est l’initiateur immédiat, se trouve émancipé de la servitude de la religion littérale. » Id, p.76

l’intérieur de la (al-chāri’ā) (dans le sens de Coran et hadiths). Ce trésor intérieur ne saurait être atteint que par des dévoilements initiatiques requérant des interprétations qui sont en même temps les outils du dévoilement de la connaissance et la connaissance elle- même. C’est ce qu’on appelle dans la terminologie islamique l’effort d'interprétation (ijtihād) qui, chez les soufis, renvoie à la connaissance intuitive d'origine divine 124(‘Ilm

ladunnī). Ainsi, IbnʻArabî écrivait dans ses Illuminations de La Mecque : Nous ne disons pas qu’ (al-ījtihād) est ce que prétendent les hommes de science exotérique. al-ījtihād pour nous, c'est l'effort qui permet d'atteindre la disposition intérieure (isti`dād al-bātine) grâce à laquelle on devient capable d'accueillir cette inspiration particulière (hādhā at-tanazzul al-khāss).125

La nécessité de se mettre dans cette disposition intérieure indique que l’accès à cette connaissance ne peut se faire à travers un rationalisme réductionniste ni à travers des pratiques mobilisant seulement les sens physiques. L’annihilation du « Je », l’observance de la Loi et le cheminement sur la Voie déjà tracée par tous les prophètes font du soufisme un isthme (al-bārzakh)126 qui réunit et sépare les contradictions. Cette notion de (al-bārzakh) est décrite dans le Coran et y est représentée par le rocher où Moïse rencontra Al-Khīder, Moïse se référant à la forme extérieure de la Loi et Al-Khīder percevant la réalité profonde des choses par la connaissance qui lui en est donnée directement par Dieu. Nous verrons plus loin que l’émir, à l’image de son maître IbnʻArabî, est lui-même un (al-bārzakh), un confluent entre occident et orient.

124 « [...] Ibn al-‘Arabî understands this to mean that the [...] knowledge came only from God, not from

reflection and consideration. To employ another term derived from the Koran, his knowledge was “from God” or “God-given” (ladunni) [...] » W.C Chittick, op.cit. p. 235.

125 Michel Chodkiewicz, Les illuminations de La Mecque.

126 « Ce principe, qui réunit puissance et subtilité, introduit le concept d’Isthme, ou interface (bārzakh) qui à

la fois rassemble et sépare les contradictions, a pour modèle le (bārzakh) séparant les deux mers dans le Coran. Ce lieu est représenté par la roche auprès de laquelle Moïse rencontra Khidr et où le poisson retrouva vie et prit son chemin (sa voie) dans l’eau. « Lorsqu’ils atteignirent leur confluent (la jonction des deux mers), ils oublièrent leur poisson qui avait déjà pris sa route dans l’eau » Coran. XVIII 60-61 C’est précisément dans ce lieu que l’on peut envisager une rencontre, un dialogue, voir un compagnonnage entre les deux sciences, celle des soufis (‘Ibn ‘Arabi) et la science moderne. On pourrait voir la pensée (al-fikr), à l’image de ce poisson revivifié et trouvant sa voie dans l’eau, symbole de science. Ainsi, nous pouvons aller sur ses traces pour trouver un Sens (ma’nâ).

Mais les deux sciences se sépareront, comme Khidr et Moïse. Chacune regagnera son propre « laboratoire », le scientifique celui de la raison et de l’expérimentation, et le soufi celui de son cœur, de sa connaissance et de son expérience; sachant que ces deux mers (raison et cœur) se trouvent dans le confluent (Isthme, al-

bārzakh), c’est à dire l’homme même. Ibn ‘Arabi ne manque pas de rappeler que Khidr et Moïse sont en fin

de compte une seule et même personne. » Laila Khalifa, La science cosmique d’IbnʻArabî et la science, dans la revue Sciences et religion en Islam.