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Une conquête urbaine face à la domination “kébilienne”

QUAND UN ÉTAT “FORT” SE HEURTE AU DROIT COUTUMIER

KÉBILI, LA VILLE D’UN HOMME DE TRIBU

2. Une conquête urbaine face à la domination “kébilienne”

Comme nous l’avons mentionné, l’avènement de la République tunisienne (1957) s’est traduit par l’implantation de nouveaux équipements et la mise en place de structures institutionnelles jusqu’alors inédites. À l’instar de Douz, Kébili est ainsi devenue siège de délégation et a été élevée au rang de commune urbaine (1961). Et, comme à Douz encore, l e pouvoir central a cherché à intégrer les populations locales et leurs espaces à ses propres structures en faisant coïncider ces dernières avec les cadres socio- politiques et territoriaux préexistants, tout en s’efforçant d’en modifier l a nature. Le quartier ghayalif de Janoura est ainsi devenu une ‘imâda à part entière, administrée par un ‘umda issu de cette communauté, tandis q u e les espaces centraux ont fait l’objet d’un découpage qui consacre l’unité organisationnelle et fonctionnelle des Kébiliens ; et ce malgré une scission récente en deux ‘imâda-s, administrées par deux ‘umda-s kébiliens, officiellement pour des raisons démographiques42. On notera cependant q u e cette partition laisse soigneusement à part, d’un côté les anciens quartiers kébiliens et chouachine antérieurs à l’Indépendance (Nezla et le sud du souk) et, de l’autre, l’îlot d’implantation des anciens nomades Aoulad Yagoub ainsi que tous les quartiers développés depuis les deux dernières décennies, regroupant Kébiliens, Chouachine et migrants venus de l’ensemble d u Nefzaoua (pour ces derniers en particulier, cf. Figure 23, Encadrés B et C).

Et c’est là l’une des grandes caractéristiques du peuplement actuel d e Kébili. En 1981, la ville est devenue le siège d’un nouveau gouvernorat. L’implantation des services de l’État et l’apparition d’activités induites par cette promotion administrative ont créé un effet polarisateur, de sorte que l a localité a attiré une population originaire des nombreux villages et oasis de l a région (Nouaïel, Blidet, Jarcine, et les villages de la Presqu’île de Kébili)43.

42. Cette division résulte de la création en 1991 d’une délégation supplémentaire (Kébili Nord et Kébili Sud) destinée à donner satisfaction aux habitants de la petite ville voisine de Jemna (16 km au sud de Kébili), tout en évitant de leur octroyer une circonscription exclusive.

43. Nous laissons volontairement de côté le cas des fonctionnaires étrangers à la région. Leur établissement dans la ville est en général temporaire et recourt aux logements de fonction ou au marché locatif. La Presqu’île de Kébili correspond à la terminaison occidentale du relief du Djebel Tebaga, formant une avancée au milieu de la dépression du Chott el Jérid (cf. Photo 4, p. 120).

Certains, comme les ressortissants de Blidet, ont fait partie d’une première vague de migrants et sont ainsi parvenus à s’établir au cœur actuel de la ville. Le caractère extrêmement groupé de l’implantation des “Blidet”44 est à l’image de la vitalité de leur ‘açabiyya : elle constitue, pour leur communauté villageoise, une véritable tête de pont en territoire kébilien et auprès des représentants de l’État (cf. Figure 23, Encadré A). Leur comportement belliqueux leur vaut d’être détestés par les autres habitants, et tout particulièrement par les Kébiliens45. Mais la plupart des migrants, arrivés ultérieurement, se sont fixés de manière plus individuelle. Ceci ne signifie aucunement qu’ils se soient dispersés de façon aléatoire dans l’espace urbain. Ils ont généralement cherché à s’installer du côté par lequel ils ont abordé la ville et ont ainsi reconstitué de petites entités tribales o u villageoises au milieu des Kébiliens ou des Chouachine, dans de nouveaux lotissements, ou en périphérie d’anciens quartiers : Cité Biaz et Cité Route de Gabès, Cité Route de Tozeur et périphérie de Nezla el Joufiya pour les populations nefzaouanes venues du nord-ouest, des villages de l a Presqu’île de Kébili (cf. Figure 23, Encadrés C) ; Nezla el Joufiya, périphéries de Nezla et de Janoura pour les populations aux origines nomades venues d u sud et du sud-ouest du Nefzaoua (Ghrib, Sabria, Adhara et Mérazig ; cf. Figure 22, Encadrés C). Ces regroupements et leur localisation dans l’espace urbain résultent donc bien plus de leur provenance géographique (lieux d’origine ; routes qui les desservent) que de leurs affinités culturelles (les “nomades” entre eux ; les oasiens entre eux), mais ils semblent également traduire un déficit de légitimité à investir des espaces plus centraux. Ce n’est que dans un second temps que de nouvelles solidarités s e sont créées, ou ont été réactivées, de sorte que des ‘açabiyyât allogènes ont cherché de plus en plus à concurrencer les ‘açabiyyât plus anciennes, kébiliennes, ghayalif et aoulad Yagoub sur leurs propres terrains.

Or, au cours de la dernière décennie, les espaces libres constructibles ont commencé à se raréfier en périphérie. À l’est et au sud, la barrière d e protection végétale et la palmeraie interdisent toute extension des quartiers. À l’ouest, l’urbanisation est en passe d’atteindre de nouveaux périmètres

44. Un regroupement tel que les habitants de Kébili parlent de “Cité Blidet”.

45. Le hasard est parfois porteur de sens. Il se trouve que le terme de “blidet” peut s’entendre de deux manières : à la fois “petite localité” et “mauvaises gens”… Cette réputation explique, selon nous, la “sur- visualisation” de leur implantation, vécue par les Kébiliens comme une agression, alors qu’elle est spatialement et démographiquement dérisoire.

agricoles illicites et des terres “chott”, salées et inondables46. Au nord et a u nord-ouest, la situation est similaire à celle de Douz : le contact avec les terres collectives de la communauté de Telmine freine toute velléité d’expansion. C’est pourquoi nous assistons actuellement à un report de l a dynamique urbaine vers le nord de la ville, principalement sur le lotissement implanté le long de la Route de Gabès (Cité Route de Gabès). Celui-ci fait ainsi l’objet de toutes les convoitises. Et les plus aisés des Kébiliens, des Aoulad Yagoub, voire de quelques Chouachine nouvellement enrichis, se sont empressés de faire de ce site leur lieu privilégié de relocalisation (cf. Encadré B des Figures 20, 21 et 22). Quittant leurs logements exigus d e s anciens quartiers, ils y ont édifié de nouvelles villas plus spacieuses. Ainsi, ce lotissement est-il devenu l’endroit de la ville le plus emblématique de l a réussite socio-économique. Pourtant, la conséquence la plus remarquable - bien que plus difficile à percevoir, car moins ostentatoire - est assurément ailleurs : grâce à ces délocalisations et aux vacances qu’elles ont créées, les Chouachine et les migrants nefzaouans, jusqu’alors cantonnés à des espaces périphériques, parviennent maintenant à conquérir les quartiers centraux proches du souk (cf. Figures 21, Encadré C, et 23, Encadré B). Même si cette “conquête du centre” reste encore modeste, elle constitue bien une nouvelle étape dans l’insertion de ces populations à la ville. Elle n’a pas pour autant vocation à se limiter à sa seule dimension résidentielle. Comme le supposait P. R. Baduel il y a près de vingt ans, il existe effectivement une stratégie d e s communautés visant à conquérir le pouvoir urbain. Mais, sans doute, l’auteur ne pouvait-il prévoir, à l’époque où il écrivait (1979), que la concurrence q u e ces communautés se livreraient pour parvenir au pouvoir local se fonderait d’abord sur une dichotomie de la légitimation : d’un côté les Kébiliens, détenteurs historiques de ce pouvoir, élevés au rang de propriétaires de l a ville grâce au décret colonial de 1931 ; de l’autre, les non-Kébiliens, c’est-à- dire l’ensemble des autres composantes sociales de la ville, tentant chacune de faire valoir leur poids démographique pour obtenir une représentation politique. Et, à Kébili comme à Douz, l’état actuel de ce rapport de force est perceptible à travers la composition du conseil communal (cf. Tableau 2).

Le mode de représentation adopté à la commune de Kébili satisfait ainsi à ces deux logiques. D’une part, il est convenu que la présidence de l a municipalité de Kébili et la vice-présidence (premier adjoint) reviennent d e

46. La vacance des terrains à cet endroit, laissés en blanc sur nos figures, n’est qu’apparente. En réalité, l’espace fait l’objet de divers projets d’équipement ou de lotissements figés du fait d’une situation litigieuse (cf. infra).

manière systématique à un Kébilien47. Plus encore, l’attribution de l a présidence tend à respecter la spécialisation fonctionnelle des Grandes familles kébiliennes (cf. supra), c’est-à-dire qu’elle échoit le plus souvent à u n ressortissant des Monasra ou des Gouasma48. D’autre part, la prise e n compte des principales composantes sociales de la ville, en particulier d e s non-Kébiliens49, transparaît à travers le nombre total de sièges qui leur est octroyé.

Tableau 2 : Composition des deux derniers conseils communaux de Kébili (16 membres) - Mandats 1995-2000 et 2000-2005

Communauté

Fonction

Kébiliens

Monasra GouasmaKébiliens KébiliensDraoula KébiliensKhwaldia KébiliensSouafa Choua-chine Yagoub Ghayalif AutresAoulad

Président 1 / 1 - / - - / - - / - - / - - / - - / - - / - - / - Premier adjoint - / - - / - - / - 1 / - - / - - / 1 - / - - / - - / - Autres adjoints - / - - / 1 - / - - / 1 - / - 1 / - 1 / - 1 / - - / - Autres conseillers 1 / 1 2 / 2 1 / 1 - / - 1 / 2 2 / - 1 / 2 1 / 2 2 / 2 Total des membres 2 / 2 2 / 3 1 / 1 1 / 1 1 / 2 3 / 1 2 / 2 2 / 2 2 / 2 Source : Enquête personnelle

Pourtant, nombre de communautés ne sont pas représentées, comme par exemple les Blidet, mais également la plupart des habitants originaires des villages voisins. Pour certains, cette exclusion s’explique simplement par un poids démographique trop faible pour pouvoir figurer parmi les seize membres de l’équipe communale. Pour d’autres, c’est la faiblesse locale de leur ‘açabiyya qui en est la cause, surtout si la communauté concernée bénéficie ailleurs, au Nefzaoua, d’une assise politique et foncière forte. Nous percevons ici l’importance de la représentation mentale d e s groupes entre eux, dans une région où l’espace reste éminemment territorialisé. Quant aux Blidet, cette exclusion traduit surtout le rejet dont ils font l’objet de la part des autres habitants. Enfin, parmi ceux qui bénéficient d’une représentation, il faut souligner que le nombre de conseillers chouachine est loin d’être à la hauteur de leur écrasante démographie. Et l a vice-présidence qu’ils ont obtenue en 2000 s’est payée de la perte de deux de leurs représentants. Le paradoxe veut qu’ils pâtissent ici de leur faible

47. La vice-présidence octroyée en 2000 à un Chouachine est une première dans l’histoire de la ville. 48. Des exceptions existent néanmoins : au cours des dernières années, les Khwaldia ont su s’imposer sur le plan politique (présidence de la commune pour la période 1990-1995 ; députation depuis 1999).

49. L’entrée de non-Kébiliens au conseil communal date de 1985, année de la première élection communale tenue après la création du gouvernorat et l’implantation de son siège à Kébili (1981). Ainsi, il aura fallu attendre le renforcement de la présence de l’État pour que ces communautés aient voix au chapitre.

poids politique dans la ville, mais également du mépris dont ils font l’objet50. En fait, il aura fallu attendre l’enrichissement puis l’émergence de quelques Chouachine pour que ces descendants de serviteurs de Kébiliens commencent à se constituer en groupe de solidarité ; un groupe dont la capacité d’influence reste néanmoins et jusqu’à présent très limitée. Finalement, avec près de 50 % des représentants, c’est bien la suprématie des Kébiliens sur l a ville que la composition du conseil communal consacre. Et la députation n’échappe pas à la règle, confiée elle aussi, traditionnellement, à un Kébilien. Dans un tel contexte, cartographier la présence de chaque communauté dans la ville de Kébili a pris une dimension nouvelle, politique, faisant d’une suprématie (mal) tolérée, une domination visiblement disproportionnée et pour beaucoup une injustice flagrante.

Pourtant, une telle concentration du pouvoir local au profit d e s Kébiliens ne conduit-elle pas à une optimisation de la gestion de la ville ? L a commune de Kébili n’échappe-t-elle pas à l’utopique équité tribale qui complique tant le développement de “la ville des Mérazig”, même s’il arrive à ses représentants d’avoir de temps en temps maille à partir avec les anciens nomades ghayalif de Janoura ? En définitive, comme dans le cas de Douz, nous allons voir que c’est le maintien de pratiques foncières coutumières - et finalement discriminantes - qui vient entraver la gestion officielle de la ville.