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Les raisons du maintien de pratiques coutumières

QUAND UN ÉTAT “FORT” SE HEURTE AU DROIT COUTUMIER

À L’ÉPREUVE DE LA CONFRONTATION TUNISIENNE

3. Les raisons du maintien de pratiques coutumières

Quittons à présent les perceptions et les représentations propres a u x communautés locales pour nous intéresser à celles qui se rapportent a u pouvoir central. Car expliquer pourquoi, à Kébili comme à Douz, l’État tunisien tolère un système foncier d’essence tribale, lequel, réglementairement, défie les lois nationales et, dans la pratique, se révèle aussi inégalitaire et contraignant pour la bonne gestion de la ville, nécessite de nous interroger sur les rapports que les autorités étatiques entretiennent localement avec leurs administrés. Et ceci renvoie finalement aux perceptions que les uns s e font des autres, et vice versa.

Sur ce point, les propos tenus par l’un des principaux protagonistes, le gouverneur de Kébili63, sont fort instructifs. Pour ce haut représentant d e l’État, il faut avant tout faire la distinction entre trois générations d’acteurs. Il y a celle des plus de 60 ans qui restent extrêmement attachés aux terres de leurs fractions : pour des raisons historiques, culturelles, religieuses et symboliques. Celle des 40-60 ans s’oppose également à une gestion urbaine unitaire, mais cette fois-ci pour des raisons essentiellement pécuniaires. Enfin, celle des moins de 40 ans rejette l’obligation de s’implanter sur les soi- disant terres de fraction et revendique un choix de la localisation qui réponde à d’autres critères, essentiellement d’ordre fonctionnel. Aussi, les autorités étatiques sont-elles parfaitement conscientes de ces différences d e conception et d’attachement à l’espace. Elles intègrent pleinement le facteur temps dans leur stratégie et pensent qu’il ne faudra guère plus d’une génération pour que les mentalités évoluent dans le sens souhaité, parallèlement à la disparition de celle des “récalcitrants”.

Mais, en attendant, le gouverneur ne cache pas qu’il doit faire face à de nombreux conflits. Et notre interlocuteur d’en donner la méthode : “Rien ne sert d’arroser des feux de paille à leur commencement. Mieux vaut laisser

les parties régler leurs comptes entre elles, par le biais de leurs institutions traditionnelles, selon leur logique, puis d’intervenir au moment opportun pour que l’autorité étatique apparaisse comme nécessaire et, ainsi, réussisse à s’imposer en douceur, en arbitre”. Car “l’une des grandes difficultés de l’État dans ces régions est de devoir assumer l’héritage colonial. Le Nefzaoua ayant été un territoire militaire, les populations se sont trouvées plus qu’ailleurs e n position de subordination. Or, cette situation particulière est restée ancrée dans la conscience collective, au point que, pour nombre d’habitants, l’autorité étatique n’a fait que remplacer le militaire français64. Il y a donc dans ce domaine une image à corriger et la nécessité de faire comprendre à la population que l’État intervient dans l’intérêt général”… On ne peut être plus clair. L’État prend acte de l’existence d’institutions et de pratiques coutumières ; mieux encore, il les accepte et reconnaît en faire usage lorsqu’il juge qu’elles peuvent faciliter un règlement des problèmes allant dans l e sens souhaité.

Il conviendrait sans doute alors de nuancer le jugement porté par P. R. Baduel (1995), lorsqu’il affirmait que l’État tunisien a imposé plutôt q u e négocié. Dans la situation présente, l’État admet certaines pratiques coutumières, illégales au regard du droit national, afin de ne pas contrarier des communautés méfiantes à son égard ; il n’impose que lorsque, ponctuellement, selon la conjoncture du moment, il peut se le permettre, c’est-à-dire uniquement quand les risques sociaux et politiques sont considérés comme “très faibles”. Il est donc bien périlleux de chercher à identifier une stratégie univoque. Dans ce Sahara tunisien, l’État tolère souvent, négocie parfois, outrepasse beaucoup plus rarement. Et la démarche retenue varie selon les parties et les enjeux concernés. Plus exactement, c’est la vitalité des ‘açabiyyât locales qui détermine son action. Face à u n individu, l’État tunisien n’hésite pas un instant à imposer sa loi, ou à s’imposer tout court ; face à un groupe de solidarité, il en va autrement.

Or, précisément, la permanence de pratiques coutumières a u Nefzaoua et leur tolérance par le pouvoir central reposent sur une perception en partie erronée que l’État se forge de ces groupes de solidarité. Tribus et clans locaux conservent en effet à ses yeux l’image de populations belliqueuses, aux solidarités immuables, qui ont su défier les pouvoirs

64. Soulignons que, en principe, un gouverneur tunisien n’est pas ressortissant de la région qu’il administre. Si cette caractéristique n’est pas spécifique aux régions sahariennes, en revanche, l’histoire de ces régions lui confère une résonance particulière.

centraux au cours de l’Histoire65. Et s’il en reste incontestablement un esprit

frondeur, une sensibilité (susceptibilité ?) particulière des populations du Sud et, dans une certaine mesure, une capacité à réactiver au moment opportun des solidarités locales ou régionales, en réalité, leur réputation s’avère aujourd’hui en partie surfaite. En outre, les événements qui se sont produits dans le Sud au tournant des années 1980 et qui ont eu une résonance nationale66 ont été exagérément attribués par les commentateurs et les responsables politiques aux populations du Sahara tunisien, nefzaouanes entre autres. Dans les faits, ces dernières n’ont pas joué le rôle central qu’on leur a prêté, mais la tension du moment s’est combinée à des conflits locaux latents, au point de susciter en elles un regain d’agitation qui les a associées à des mouvements beaucoup plus vastes67. Plus récemment, d e s

agissements individualisés, mais traduisant ce même esprit revendicatif, ont conforté cette image. Citons le cas de A. Ben Salem Sghaïer, ce Mérazig taxé d’intégrisme qui, en août 2000, a voulu dénoncer les conditions de vie de s a famille et les injustices dont il estimait être l’objet en profitant du jour d u souk de Douz pour proposer publiquement la vente de ses enfants68 ; ou, dans un registre bien différent, le combat mené depuis des années par M. Marzouki69 contre le Président Ben Ali et sa politique70. Pourtant, dans les deux cas, il n’est nullement question de mobilisation de la ‘açabiyya mérazig : d’une part, parce que celle-ci ne peut se permettre de donner l’impression d e défier l’État tunisien sur une question aussi sensible que celle de l’intégrisme religieux ; d’autre part, parce qu’une personnalité comme M. Marzouki, par exemple, est culturellement aux antipodes du tribalisme, son combat s e situant à un tout autre niveau : celui des Droits de l’Homme et de l a

65. G. Bédoucha (2001) et, plus spécifiquement, J.-P. Bras (2001) ont parfaitement montré combien cette vision ressortait de la perception bourguibienne du Sud ; une perception fondée sur une dualisation du pays, où les espaces périphériques ne seraient que foyers de “soulèvements provoqués par l’enthousiasme irréfléchi et l’impulsion”, région longtemps tenue “éloignée du pouvoir central auquel elle n’était pas rattachée par un lien organique puissant comme les autres provinces” et où il n’était pas exclu que “les criminels se recrutent parmi cette population flottante, sans attache, sans état civil, et qui échappe au contrôle des autorités responsables”… (les citations sont extraites de discours de H. Bourguiba, relevées par J.-P. Bras).

66. 1978 : tentative de séparatisme du Sud tunisien ; 1980 : tentative de soulèvement dans la ville de Gafsa (cf. Baduel, 1982) ; 1984 : les “émeutes du pain”.

67. J.-P. Bras (2001) souligne que les représentations du Sud par le pouvoir cental, fondées sur la vision dualisée bourguibienne, ont interféré sur la compréhension des crises qui ont secoué la Tunisie dans les années quatre-vingt. “La lecture locale, « sudiste », et simultanément « étrangère » qui a été faite des mouvements qui ont affecté le Sud (…) a conduit à chaque fois le régime à sous-estimer la dimension nationale de la crise”.

68. Cf. Dépêche de l’AFP du 07.09.00 et Le Monde du 27.01.01.

69. D’origine mérazig (quartier de l’Aouina).

70. Cf. Le Monde des 10.02.94, 28.03.94, 24.06.95, 15.05.96, 27.05.00, 15.12.00, 02.01.01 et 30.01.01 ; L’Express du 21.10.99. Sa liberté de parole, en particulier à l’occasion de ses différentes participations aux émissions de la chaîne de télévision Al Jazira, lui vaudra une condamnation par le régime tunisien le 30.12.00 au motif de “diffusion de fausses nouvelles de nature à troubler l’ordre public”.

démocratie dans son pays71. Toujours est-il que si la collusion politique d e ces comportements avec les ‘açabiyyât nefzaouanes relève largement d u mythe, ils n’en dénotent pas moins un esprit combatif, assurément audacieux, sensible aux injustices et épris de liberté qui n’est sans doute p a s étranger à une certaine spécificité culturelle72. De ce point de vue, dans une Tunisie contemporaine où l’autorité centrale ne tolère aucune contestation, et agit en conséquence, les deux cas évoqués dépassent l’anecdotique.

À cette perception erronée s’ajoute un second facteur qui lui est concomitant : les autorités de l’État au niveau central tendent à surévaluer les risques sociaux locaux. Si la moindre atteinte aux droits coutumiers est effectivement susceptible d’entraîner un début de contestation, par ricochets, celle-ci est très vite perçue en haut lieu de manière amplifiée. Or cette crainte excessive engendre un comportement de méfiance de la part des dirigeants étatiques, comportement qui, du même coup, est vécu par les populations locales comme une forme de défiance. Dans un tel contexte, la marge d’initiative d’un gouverneur qui, rappelons-le, est le représentant direct d u Président de la République à l’échelon régional, se trouve en réalité fortement limitée. C’est cette crainte locale, corrélée à cette surévaluation “nationale” des risques, qui finalement engendre l’immobilisme et l a permanence de règles non inscrites dans le droit étatique. Ceci étant, on n e peut non plus exclure de l’analyse le fait que cette surévaluation puisse également participer de la justification de l’autoritarisme du régime.

La visite à Kébili du Président Ben Ali en décembre 1997 illustre parfaitement ce déphasage entre la perception officielle et la situation réelle. Car cette visite a été perçue par les Nefzaouans comme une véritable démonstration de force, plus encore : un défi. Avait-elle un caractère réellement plus sécuritaire que celle des visites effectuées ailleurs dans l e pays par le Président ? Il est difficile de l’affirmer. L’inquiétude des autorités semble pourtant avoir tourné à la psychose. Dans cette petite ville qu’est Kébili, l’impressionnant déploiement des forces de sécurité est apparu très

71. “Il est de ces hommes, quand tout est menacé ou compromis, quand les volontés collectives fléchissent un peu, qui savent rompre avec leur milieu, créer un mouvement à partir de presque rien, transformer une chimère en un espoir, un espoir en une victoire. (…) Moncef Marzouki n’a jamais été un dissident. C’est un résistant. Le dissident se sépare d’un système dont il a fait partie. Le résistant se met dès le début hors du système. (…) Marzouki est devenu résistant, non pas révolté, mais par souci de préserver son identité et défendre sa dignité. Il est résistant non parce qu’il est hors norme, mais par normalité”. (T. Ben Brik, Le Monde du 30.01.01).

72. Pour autant, cette spécificité ne peut être réduite à sa seule composante nomade, ni même saharienne ; nous pourrions aussi bien citer des exemples issus de communautés agropastorales de l’Ouest tunisien.

largement disproportionné par rapport à la menace potentielle supposée. Tandis que les populations locales se réjouissaient que la plus haute autorité de l’État vienne enfin leur rendre visite et s’intéresse au sort de leur région, l e pouvoir central a au contraire montré qu’il craignait une réaction d’hostilité.

Or, cette attitude à l’égard des populations du Sud est une constante de l’État tunisien, après celle du colonisateur français. Habib Bourguiba, q u e les Français avaient exilé à Kébili en septembre 1934, avait eu l’occasion d e saisir la nature sociologique de la région. Il se méfiait des populations sahariennes et plus particulièrement de leur caractère imprévisible73. Le fait que les premiers délégués de la région furent des proches du Président Bourguiba, originaires du Sahel, mais surtout des militaires ou d e s apparentés n’est pas anodin : on peut l’expliquer par le fait, certes, que l a région est frontalière avec l’Algérie et, plus au sud, avec la Libye ; mais également parce qu’il fallait assurer ici plus qu’ailleurs le contrôle d e s populations locales74. De cette époque date une quête permanente, par les autorités régionales, d’un équilibre politique entre les différentes communautés. Et lorsque, en 1981, principalement sous la pression d e s Mérazig, nombreux à être en poste au siège du gouvernorat de Gabès, l e Nefzaoua est devenu un gouvernorat distinct, le pouvoir central a veillé à ce que les Kébiliens en obtiennent le siège administratif. Vingt ans plus tard, cette recherche d’équilibre - et parfois de division - entre villes et communautés nefzaouanes reste la préoccupation majeure des représentants de l’État75. Car là est l’une des clés du contrôle de la région. Il n’en demeure pas moins que, malgré une politique d’équipement soutenue depuis 1987 et d’indéniables concessions liées aux spécificités politiques et foncières locales, le pouvoir central continue de pâtir au Nefzaoua d’une image dominatrice et coercitive : un héritage, certes, mais dont l’entretien par les dirigeants actuels

73. “Les politiques publiques continuent de s’articuler sur le thème du double pays, de l’autre Tunisie, celle des « zones d’ombre », terminologie inaugurée par le Président Bourguiba et pleinement reprise à son compte par son successeur” (Bras, 2001). Voir également la note 65. La perception bourguibienne du Sud ne l’empêcha pas de s’appuyer, des années durant, sur une personnalité comme Ali Marzougui, il est vrai Mérazig hors du commun : compagnon de l’Indépendance, délégué à maintes reprises dans des régions frontalières considérées comme difficiles (Tala, Remada), député à partir de 1969, membre de la Cour suprême qui statua pour juger Ahmed Ben Salah, enfin initiateur de la proposition d’élire H. Bourguiba Président à vie du Parti (mais non à la présidence de la République : un autre s’en chargera). On notera l’analogie d’une présidence à l’autre : Z. A. Ben Ali s’est appuyé lui aussi sur une personnalité locale, mais cette fois-ci issue des Kébiliens : Ali Ben Hamadi, ancien directeur général de la Sûreté nationale, également acteur de la destitution de H. Bourguiba en 1987, et toujours conseiller du Président pour les affaires de sécurité.

74. Notons également que Salah Ben Youssef, avec lequel H. Bourguiba était en conflit au sein du Néo- Destour, était originaire du sud de la Tunisie et y trouvait ses appuis.

75. Politiquement, il est par exemple inconcevable que Douz et Kébili ne soient pas l’une et l’autre représentées au sein des instances nationales.

dépasse aujourd’hui le cadre régional en participant d’un comportement ultra- sécuritaire élargi à l’ensemble du pays.

Conclusion : La tentation de la spécificité

L’analyse des dynamiques sociales, politiques et spatiales de Douz et de Kébili montre que ces villes ne se situent pas l’une vis-à-vis de l’autre dans un rapport d’opposition, mais dans un rapport de “similitude décalée”. Ces dynamiques ne doivent pas être interprétées comme exprimant d e s processus différenciés, car elles se complètent et se succèdent dans le temps. Il est donc vain de chercher à opposer nomades et sédentaires pour comprendre les processus d’urbanisation qui ont cours dans ce Sahara tunisien. Certes, il ne s’agit nullement de nier les différences culturelles qui ont pu exister autrefois entre ces populations. Mais nous ne devons p a s oublier que, d’une part, elles n’ont jamais fonctionné de manière séparée et que, d’autre part, maintenant qu’elles se retrouvent dans un contexte urbain identique, ces différences s’effacent pour ne laisser subsister que ce qu’elles partagent sur les plans organisationnel et politique, la ‘açabiyya tribale, a u service d’un double objectif : la conquête d’institutions politiques modernes et la défense d’une véritable rente foncière. Plus encore, l’analyse de ces dernières gagne selon nous aujourd’hui à être abordée en terme d’insertion de populations “étrangères” (des communautés nomades, mais p a s seulement et de moins en moins) à des constructions urbaines appropriées par d’autres (des communautés oasiennes, mais plus seulement, les néo- urbains d’aujourd’hui étant souvent d’origine nomade) ; c’est ainsi replacer a u cœur de l’analyse la question fondamentale de la légitimité urbaine, et passer de la problématique de l’intégration nationale, qui a perdu en prégnance et en pertinence, à celle d’une intégration locale aujourd’hui prépondérante : l’intégration à la ville saharienne.

Car si le quartier lignager tend à disparaître, l’entrée en scène de nouvelles populations ne donne pas pour autant naissance à une “communion citadine”. Certes, de nouvelles solidarités sont en train de naître, et la tribu apparaît de moins en moins comme une institution déterminante, mais la parenté demeure pourtant bel et bien une ressource du politique contemporain ; seulement, elle se trouve reléguée au rang d’un instrument parmi d’autres. Les ‘açabiyyât tribales n’ont pas disparu, et font même parfois preuve d’une étonnante vitalité, mais elles sont aujourd’hui plus nombreuses

à rivaliser au sein d’un espace commun et sont insérées dans un système d’instrumentalisation dont la mise en œuvre diffère selon les individus, leurs situations sociales et leurs stratégies. En fait, ici comme ailleurs, l’individu fonctionne en utilisant simultanément plusieurs registres de référence, étant entendu que, dans nos deux cas, l’appartenance au lignage est un héritage fort et se trouve donc plus facilement mobilisable. Et dans un contexte d e concurrence accrue entre acteurs urbains, la tradition s’affirme plus q u e jamais comme un formidable instrument de pouvoir… et d’enrichissement.

Ainsi, la distinction entre la “ville de nomades” et la “ville de sédentaires” paraît plus que jamais artificielle, concomitamment à l a faible pertinence d’une opposition culturelle entre populations nomades (ou nouvellement sédentarisées) et populations réputées sédentaires d e longue date. Pour autant, la notion de “ville de tribu” est-elle pleinement opératoire ? Si, à bien des égards, l’exemple tunisien concourt à l e démontrer, il reste à le confirmer dans des contextes sociaux et étatiques différents. À cette fin, l’étude de cas mauritaniens va apporter à notre analyse un éclairage nouveau, et contribuer à enrichir notre objet.

DEUXIÈME PARTIE