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De points d’ancrage de nomades à la ville unifiée

QUAND UN ÉTAT “FORT” SE HEURTE AU DROIT COUTUMIER

DOUZ, LA VILLE D’UNE TRIBU

1. De points d’ancrage de nomades à la ville unifiée

Avant l’instauration du Protectorat français et l’arrivée des militaires a u Nefzaoua (1882), Douz n’était qu’un lieu de stationnement des Mérazig durant l’automne et l’hiver. Le reste de l’année était consacré à la recherche de pâturages et à la culture des céréales. Les Mérazig, au même titre q u e les autres tribus de la région3, nomadisaient sur leurs propres terres, c’est-à-dire en l’occurrence à l’est et au sud-est de Douz. Ce territoire mérazig se subdivisait en trois espaces, affectés respectivement aux trois grandes composantes constitutives de la confédération, appelées localement “fractions”. Celles-ci étaient elles-mêmes subdivisées en “‘arsh-s”, chacun correspondant à une aire de nomadisation privilégiée4. En revanche, lors d e s labours et dans la mesure où les terres arables sont ici limitées à quelques lits d’oued, les fractions mérazig étaient contraintes de se regrouper, rejointes pour l’occasion par les membres d’une petite fraction d’une autre tribu locale, celle des Adhara. Le sol était alors partagé entre fractions, puis subdivisé a u sein de chacune. Enfin, un roulement était institué d’une année à l’autre pour pallier les différences de qualité existant entre les terrains. Nous verrons q u e cet égalitarisme, volontiers attribué aux sociétés nomades, ne résiste pas à l’épreuve des faits actuels.

Or, à l’instar de ce qui a pu être observé dans d’autres villes (par J. Bisson (1986) à El Abiodh Sidi Cheikh, en Algérie ; par R. Bocco (1996) à Al Hussainiyah, en Jordanie ; par F. et J. Métral (1989) à Sukhné, en Syrie), c’est ce mode d’occupation de l’espace, traduisant à la fois les liens d e solidarité et l’emboîtement de la structure tribale, qui a été scrupuleusement reproduit par les nomades lors de leur établissement saisonnier à l’oasis. Ainsi, tirant profit de la source locale, mais aussi dans un but défensif (faire face aux razzias), les trois fractions mérazig se sont-elles implantées à proximité les unes des autres, prenant localement les appellations d e Douz Chergui, de Douz Gharbi et de l’Aouina (cf. Figure H-T : Douz). À l’époque, elles demeuraient cependant nettement séparées les unes d e s autres et gardaient un accès direct à leurs aires de nomadisation respectives. Or l’amplitude de cette séparation traduit de manière caricaturale la nature d e la filiation et l’intensité des relations entretenues entre communautés : distance faible (partage du même site) entre les Mérazig de Douz Chergui et

3. Ghrib, Sabria, Adhara, Aoulad Yagoub ou Beni Zid pour les plus connues.

4. ‘Arsh (pl. ‘arûsh) : traduit sommairement, le terme signifie “lignage”. Territorialisé, il combine en théorie la résidence (patrilocale au Sahara tunisien), la filiation, le principe d’autorité et le patrimoine.

ceux de Douz Gharbi, les ressortissants des deux fractions se considérant très proches sur le plan généalogique ; on notera d’ailleurs sur la Figure H-T que le contact des deux implantations se matérialise aujourd’hui encore par la présence de deux mausolées consacrés aux ancêtres respectifs des deux communautés (El Ghôth et Sidi Boubaker), descendants réels o u supposés du Saint fondateur de la localité : Sidi Merzoug (cf. également Photos 1 et 2). Distance plus importante (1 km) entre les Mérazig de Douz (Chergui et Gharbi réunis) et ceux de l’Aouina, ces derniers étant considérés par les premiers comme les descendants de simples protégés de la tribu. L’implantation des Mérazig de l’Aouina est également marquée par l a présence d’un mausolée, dédié à El Mahjoub, l’ancêtre de la fraction, dont l a filiation avec Sidi Merzoug fait l’objet d’interprétations contradictoires. Enfin, une plus grande distance (3 km) sépare les implantations mérazig de celle de la fraction adhara déjà évoquée, établie au lieu-dit “Ghlissia”. Les Adhara, dont beaucoup ont été contraints de travailler pour les Mérazig, sont jusqu’à aujourd’hui méprisés par ces derniers.

En procédant à une identification plus fine, celle de l’identité lignagère des habitants / ressortissants de chaque implantation / fraction, une configuration socio-spatiale originale apparaît (cf. Encadrés A des Figures 13, 14 et 15) : les ‘arsh-s - dont l’acception sociale se double d’une dimension résidentielle - sont en effet disposés en rayons autour de chaque mausolée, ce qui témoigne, d’une part, de l’unité organisationnelle de chaque communauté et, d’autre part, des affinités lignagères au sein de chacune. Cette exceptionnelle répartition des lignages (cercle parfait dans le cas d e l’Aouina ; deux demi-cercles accolés dans les cas de Douz Chergui et d e Douz Gharbi ; quasi-absence de mélanges et préservation de la disposition en rayons jusqu’à nos jours5) permet de comprendre les principes qui, jusqu’à récemment, ont sous-tendu la croissance et l’extension de ces implantations.

L’habitat s’est ainsi développé de manière concentrique autour d e s mausolées. De larges espaces vides existaient néanmoins entre chaque unité familiale (hawsh), le mode de vie des “nomades” incitant à l’étalement

5. La principale exception se situe à l’Aouina : l’implantation de ressortissants d’Aoulad Amor (famille Awati du lignage Ben Mohamed) dans le secteur dévolu aux Aoulad Abdallah (cf. Figure 15, Encadré C). Cette exception tient au fait que cette implantation est bien antérieure à l’extension des Aoulad Abdallah vers l’est. Par ailleurs, les espaces ensablés situés à Douz Chergui et à l’Aouina viennent troubler la perception de la configuration en rayons en créant un vide inhabité, car les familles qui s’y trouvaient autrefois ont été contraintes d’aller vivre ailleurs. L’effet d’optique est identique avec la palmeraie qui, dans le cas des ‘arsh-s de l’Aouina, isole des familles Aoulad Amor (lignage Ben Néji) implantés au lieu-dit “H’nich” (cf. Figure 15, Encadré D). En réalité, on constatera que cette implantation ne déroge aucunement à la distribution des ‘arsh-s en rayons puisqu’elle se situe dans le strict prolongement du secteur dévolu aux Aoulad Amor.

Photo 1 : Douz - Le centre de la ville, carrefour des espaces mérazig - Au premier plan, le quartier de l'Aouina ; au second plan, le quartier du souk et le cimetière ; au troisième plan, le mausolée d'El Ghôth et les Grandes mosquées de Douz Chergui (à droite) et de Douz Gharbi (à gauche).

Photo 2 : Douz - Le mausolée d'El Ghôth - Ferveur mérazig autour du tombeau du descendant de Sidi Merzoug, fondateur de la localité, à l'occasion de la fête religieuse de la Zerda (en janvier).

spatial. Les extensions se sont faites selon un sens prescrit par l a communauté, lequel, en règle générale, allait du centre (les mausolées, doublés ultérieurement par les Grandes mosquées) vers la périphérie d e l’implantation. Ceci permettait d’éviter que les uns n’empiètent sur les autres, prévenant ainsi les conflits de voisinage. Il ne faut pas pour autant imaginer ce développement du bâti sur le modèle d’une reproduction de celui-ci aux marges d’un “noyau” central dense. Certes, à l’échelle de ce qui deviendra la ville, les trois implantations mérazig se distinguent aisément et les mausolées en constituent bien les centres polarisateurs ; mais l a configuration de ces “noyaux” pré-urbains est plutôt celle d’un éparpillement de petits agglomérats de maisons, îlots familiaux ou lignagers. Et c’est par accroissement distinct de ces derniers que les ‘arsh-s vont se densifier, puis progressivement s’étendre à leurs périphéries respectives. La densification puis la croissance périphérique de chacune des implantations de fraction ne sont donc qu’une résultante des modalités de croissance de leurs subdivisions, les ‘arsh-s. Sans la combinaison de ces deux échelles d’analyse (‘arsh et implantation de fraction), à la fois sociales et spatiales, on ne peut saisir la complexité des modalités de la croissance de Douz.

Avec le temps, la croissance spontanée des noyaux pré-urbains eut suffi à expliquer leur unification physique ; et ce d’autant plus facilement q u e les sites mérazig étaient relativement proches les uns des autres. Durant toute la première moitié du XXème siècle, la présence française accélère

néanmoins ce processus d’unification. La construction d’un nouveau souk, entre 1911 et 1913, implanté exactement à mi-chemin entre les trois implantations des fractions (détail signifiant : il comportera trois portes d’accès à la place centrale), est emblématique de la politique menée par les militaires à Douz6 : contrôler les Mérazig en les incitant à se sédentariser, grâce à la mise en place d’équipements et au développement de nouvelles activités économiques. Une fois les réticences locales dépassées, conséquences de l’immixtion d’un pouvoir allogène, ce souk a eu un rôle polarisateur considérable, de sorte qu’à l’Indépendance, l’unification d e s espaces bâtis était largement amorcée. L’identification de l’appartenance lignagère des habitants qui se sont implantés en direction du souk depuis s a création montre cependant que ce sont principalement les ressortissants d e s

6. Le Sahara tunisien, dont le peuplement était essentiellement nomade et tribal, avait le statut de territoire militaire.

‘arsh-s les plus proches (Aoulad Yahya, Jelaïla et Aoulad Nasr : cf. Encadrés B

des Figures 13, 14 et 15) qui ont concrétisé ce processus d’unification. En réalité, le principe décrit précédemment du partage de l’espace en territoires distincts n’a pas été remis en cause. Par contre, le souci du colonisateur d e cantonner les tribus nomadisantes à des espaces circonscrits, dotés d’un statut juridique, a conduit à figer les territoires tribaux en donnant naissance aux “terres collectives”7. Et parce que la localité avait été édifiée à l a convergence exacte des terres mérazig, parce qu’une promiscuité accrue dans un espace résidentiel en cours d’unification et de densification était source d e conflits fonciers, cet espace bâti unifié par les Français s’est retrouvé divisé e n trois entités politico-juridiques distinctes, donnant lieu à cette configuration e n éventail si caractéristique de la Figure H-T (Douz).

Cette division a été concrétisée sur le plan politique par l’élévation des chefs de fraction (cheikhs) en représentants officiels auprès des officiers français. L’organisation préexistante n’a donc pas été remise en cause : l’occupant s’est contenté de jouer des divisions locales pour mieux assurer l’ordre et la collecte des impôts8. Il est d’ailleurs significatif de noter que les militaires français se sont appuyés de préférence sur les Mérazig de Douz plutôt que sur ceux de l’Aouina, considérés comme plus imprévisibles (République Française, 1931). La Compagnie méhariste des Mérazig n’était composée que de chameliers originaires de Douz Gharbi et de Douz Chergui, complétés par quelques Adhara. Et la fonction administrative locale d e khalifat a été confiée dès 1896 à un ressortissant de Douz. Dans de telles conditions, il n’est donc pas étonnant qu’en 1942, lors de l’occupation par l’armée italienne, une partie des ressortissants de l’Aouina aient collaboré aux dépens des Français, assurant pendant quelque temps la surveillance d e la ville. Les clivages n’ont fait que s’accroître par la suite : le retour de l a souveraineté française sur le Nefzaoua et les condamnations d e s “collaborateurs” qui s’ensuivirent cristallisèrent l’opposition d’une partie d e s Mérazig à la présence des officiers coloniaux. L’apogée de cette confrontation se situera en 1943-1944, lorsqu’une poignée de Mérazig de l’Aouina attaquera le bordj de Douz, construit en 1887 pour accueillir le Bureau d e s officiers de renseignement (Dhifallah, 1999). L’élimination des assaillants,

7. Pour les territoires militaires du Sud, le décret relatif aux terres collectives date du 25 novembre 1918. Il établit une reconnaissance du droit de propriété des tribus sur ces terres, mais aussi un droit de tutelle de l’État (Ben Salah, 1974).

8. Jusqu’en 1906, une tribu maraboutique comme celle des Mérazig bénéficiait d’un privilège religieux qui l’exemptait d’impôts (Gendre, 1908).

après leur poursuite par des goumiers mérazig et adhara à travers le désert, paracheva l’opposition des fractions locales entre elles.

La politique menée au Nefzaoua après l’Indépendance de la Tunisie s’est inscrite dans la continuité de ce qui avait été réalisé sous l’occupation française. Après une période de crise économique, la région s’oriente résolument vers le développement de la phœniciculture. L’activité commerciale croît considérablement, faisant du souk de Douz le plus important de la région9. À cela s’ajoute une politique d’équipement et d e scolarisation sans précédent qui concourt à la sédentarisation totale d e s Mérazig en l’espace de deux décennies. Tandis que de nouvelles infrastructures administratives - les sièges d’une délégation10 et d’une commune urbaine - viennent renforcer après 1957 le pôle soukier dans s a position centrale, trois lycées sont construits à la périphérie de ce qui constitue désormais trois quartiers distincts. En effet, l’instauration d’une délégation s’est accompagnée d’une institutionnalisation des territoires d e fraction (mashyakhât) délimités par les Français. Ceux-là sont alors devenus des ‘imâda-s, subdivisions de la délégation, chacune de ces entités administratives correspondant en milieu urbain au quartier d’une fraction mérazig11. Ainsi, nous sommes aujourd’hui en présence d’une ville qui a été conçue pour trois : trois mausolées, trois Grandes mosquées, un souk et u n cimetière à trois entrées, ainsi que des administrations placées au contact des trois quartiers, plus récemment trois lycées… Et, comme le montrent les Figures 13, 14 et 15, l’identification de l’origine lignagère des ressortissants des trois quartiers révèle une ville qui, certes, s’est physiquement unifiée, mais dont la structuration sociale de l’espace témoigne toujours avec perfection de l’organisation tribale et de ses emboîtements lignagers.

Pour autant, cette remarquable correspondance entre société et espace présente des limites : quelques mélanges existent, en particulier a u x marges des quartiers et à proximité du souk, comme si ces espaces “périphériques” étaient désormais porteurs d’une extraterritorialité ; et l a représentation cartographique que l’on peut en donner ne rend pas compte

9. Selon les services du gouvernorat de Kébili, la concession du souk de Douz a atteint la somme de 63 100 DT en 1994, devançant largement Kébili (50 000 DT, hors commerce de gros), soit respectivement près de 41 015 et 32 500 €.

10. Subdivision du gouvernorat, ce dernier correspondant approximativement au département français. 11. Seul le quartier de l’Aouina a fait l’objet d’un partage en deux ‘imâda-s, mais il s’agit là d’une division plus récente (1986) qui consacre la création de deux cellules distinctes du parti politique au pouvoir (PSD à l’époque).

des mariages mixtes (partenaires issus de lignages différents), puisque seule l’origine du mari est identifiée, la patrilocalisation restant ici la règle. En fait, il s’agit de savoir si une telle configuration traduit la permanence de dynamiques socio-spatiales récurrentes au cours de l’histoire de l a société mérazig, ou si elle n’est qu’une simple inertie, visuellement (i.e., cartographiquement) apparente, d’actions passées mais n’ayant plus cours. L’existence de fortes disparités spatiales (comme par exemple l’inégale densité de l’habitat) d’un ‘arsh à l’autre, d’un quartier à un autre, n e témoigne-t-elle pas de la pérennité de consignes impérieuses d’émanation tribale ? Dans quelle mesure les quartiers mérazig constituent-ils encore d e s territoires tribaux ? Après quarante ans de politique d’intégration nationale, c’est, au fond, la question du maintien d’une forme de souveraineté tribale sur des enclaves urbaines au Sahara qui est ici posée.