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L’inscription urbaine des ‘açabiyyât tribales : des différences de nature ou de temporalité ?

QUAND UN ÉTAT “FORT” SE HEURTE AU DROIT COUTUMIER

À L’ÉPREUVE DE LA CONFRONTATION TUNISIENNE

1. L’inscription urbaine des ‘açabiyyât tribales : des différences de nature ou de temporalité ?

Nous avons montré que la ville de Douz a été édifiée par extension d’îlots de sédentarisation, puis par unification de l’espace urbain, en partie

parce que les militaires français, suivis par les représentants de l’État tunisien indépendant, sont venus placer les équipements communs à la convergence des territoires tribaux. Ainsi, l’ordre préexistant n’a pas été bouleversé et, finalement, la sédentarisation des Mérazig n’a fait qu’étendre un m o d e d’organisation de l’espace déjà en vigueur. Au mieux, l’intervention d e s autorités centrales a conduit à l’accélération de certains processus, tels l’unification du bâti par les Français, ou à leur infléchissement, comme l e transfert, après l’Indépendance, de la représentation tribale des institutions traditionnelles à la commune. De la sorte, il y a eu un “recentrage territorial” des fractions mérazig sur la ville et, concomitamment, une reconnaissance des territoires communautaires au sein de l’espace urbain. À ce titre, Douz apparaît bien comme le produit, sinon la propriété, des Mérazig. Et ce n’est que récemment que l’État tunisien a incité les Mérazig à prendre - modestement - en compte la communauté adhara de Ghlissia.

A contrario, nous assistons dans le cas de Kébili à une fondation par

décision étrangère (celle des militaires français), conduisant au transfert d’une communauté villageoise à un endroit plus propice au développement urbain et, simultanément, à l’intégration imposée des premières populations allogènes : les Aoulad Yagoub. De plus, l’abolition de l’esclavage prépare une future prise en compte des Chouachine dans la gestion urbaine. Enfin, plus récemment, l’implantation à Kébili du siège du gouvernorat conduit à une diversification des composantes sociales de la ville, prélude à une concurrence accrue entre communautés pour la “conquête” des institutions et des espaces urbains.

Les apparences sont pourtant trompeuses. Car, en réalité, l a délocalisation des Kébiliens s’accompagne d’un transfert de territorialité qui permet à ces derniers de s’approprier la nouvelle localité. Et l a sédentarisation simultanée des Aoulad Yagoub et des Ghayalif ne remet p a s fondamentalement en cause cette appropriation, parce que nous avons vu que l’autorité extérieure, dès 1931, garantit la légitimité territoriale kébilienne par le truchement de son corpus juridique. Le “droit sur la ville” que les Mérazig ont acquis de fait, par renforcement des implantations et d e s structures existantes, les Kébiliens délocalisés vont l’obtenir juridiquement, et ceci bien avant que les autorités tunisiennes indépendantes n’engagent dans les deux villes un véritable processus de privatisation foncière. En fin d e compte, à Kébili comme à Douz, l’immixtion des pouvoirs centraux dans le processus d’élaboration de ces “villes de tribu” a deux conséquences

essentielles : d’une part, elle conduit des communautés différentes à partager un même espace et donc à mettre en place un système qui régule leurs relations en milieu urbain ; d’autre part, elle consacre la mainmise sur la ville d’une communauté tribale en lui conférant une légitimité dont les autres ne peuvent se prévaloir.

Que faut-il alors penser des différences de structuration sociale d e s quartiers, telles qu’elles sont repérables entre les deux villes ? Comment expliquer que Douz présente jusqu’à aujourd’hui une organisation lignagère tenant de l’archétype, alors que nous observons une décommunautarisation accélérée des quartiers kébiliens ? Sans doute la première résulte-t-elle pour partie du fait que les fractions mérazig ont créé ex nihilo et sur leurs propres terres collectives leur lieu de sédentarisation. Nous n’assistons ni à l’insertion d’une communauté dans un espace préalablement approprié, ni à une création imposée par d’autres. Il en résulte, à Douz, une forme de territorialisation urbaine “à l’état pur” que ni l’immixtion des militaires français, ni celle des représentants de l’État tunisien indépendant n e parviendront à gommer. Tandis que la délocalisation des Kébiliens d e l’ancienne vers la nouvelle Kébili a permis un redéploiement spatial d e s communautés. L’espace résidentiel a plus librement été réagencé, traduisant ainsi des transformations sociales déjà opérantes, mais peu ou p a s spatialisées jusqu’alors. Aussi, aurions-nous tort de sous-estimer celles qui sont à l’œuvre dans la société mérazig. En réalité, la structuration sociale d e s quartiers telle qu’observée à Douz correspond en partie à un héritage, à “un effet d’optique”, comme dirait N. Puig (1997 : 88) ; en partie seulement, car nous avons montré quel est aujourd’hui encore le poids de certaines permanences sociales et politiques à Douz.

Pour autant, si la décommunautarisation des espaces kébiliens est davantage perceptible, elle ne s’applique pas à l’ensemble des quartiers d e Kébili. L’ancrage identitaire de certaines communautés à des espaces bien déterminés reste fort (cas des Ghayalif-Chahbani et des Kaabaoui-Zaghdoud, Encadré D des Figures 22 et 23), au point que si une parcelle venait à y être vendue, il serait difficile à un étranger à ces communautés d e l’acquérir. À l’inverse, d’autres espaces font l’objet d’un processus d e “déterritorialisation” ou sont considérés comme “extraterritoriaux” : les quartiers résidentiels centraux sont presque toujours dans ce cas, mais d e nouveaux lotissements sont aussi concernés, désormais organisés sur d e s critères autres que lignagers. La configuration de Douz est en définitive fort

similaire, mais dans des proportions différentes. Les espaces fortement “territorialisés” y sont cette fois-ci majoritaires, tandis que les espaces “déterritorialisés” se limitent au quartier du souk, à la Cité Mélagi et, dans une bien moindre mesure, aux contacts des quartiers-fractions.

Ces différences se traduisent-elles par une détribalisation du pouvoir local ? À échelle globale, le jeu politique repose, à Douz comme à Kébili, sur une logique d’emboîtement à trois niveaux. Dans le premier cas, les Mérazig - toutes fractions confondues - tendent à se solidariser lorsque l’enjeu est national ou “l’agresseur” extérieur à la communauté. Lorsque l’enjeu est à l’échelle de la ville (cas des élections municipales), les trois fractions s e divisent. Et lorsqu’il est intra-urbain (cas des conflits fonciers au sein d e s quartiers), les parties épousent la structure lignagère. Il n’y a pas encore suffisamment d’étrangers (non-Mérazig, tels les Adhara) dans la ville pour que les alliances sortent du cadre de la parenté. À Kébili, les similitudes n e manquent pas, bien que moins liées aux structures de la parenté. Au niveau supérieur, les principales composantes démographiques de la ville (Grandes familles kébiliennes, Chouachine, Aoulad Yagoub, Ghayalif ou Kaabaoui) sont solidaires entre elles, en particulier lorsqu’il y a concurrence avec les localités voisines. À l’échelle de la ville, les Grandes familles se confrontent aux autres communautés. Tandis que, quand les enjeux ne concernent que les Kébiliens, chaque Grande famille représente un pôle d’influence, même si de plus e n plus ces pôles transcendent la stricte structure familiale et viennent parfois croiser les intérêts de Ghayalif ou de ressortissants des Aoulad Yagoub.

Mais, sorti de ces grandes tendances similaires dans les deux villes, force est de constater des différences quant à la centralisation du pouvoir local, que celui-ci relève de l’officiel ou de l’officieux. Officiellement en effet, en nous limitant ici à l’observation du pouvoir municipal, on notera que les Grandes familles de Kébili dominent le conseil, allant jusqu’à réserver le plus souvent la présidence à un ressortissant du pôle politique traditionnel Gouasma-Monasra ; tandis que la répartition des sièges à la commune d e Douz s’opère de manière équitable entre fractions mérazig, la présidence étant tournante. Le pouvoir officieux, ici limité à sa dimension foncière, respecte également cette différenciation. Car si nous avons vu que, dans les deux cas, la gestion et le processus de privatisation foncière en milieu urbain passe par la médiation de représentants des communautés tribales, cette représentation ne prend pas tout à fait la même forme. À Kébili, l a désignation de Badi comme unique gestionnaire du potentiel foncier kébilien

correspond là encore à une centralisation des fonctions. Celle-ci avait-elle été souhaitée par les autorités protectorales ? Faut-il y voir une forme d e détribalisation des Grandes familles kébiliennes, une prise de conscience d e la part des ressortissants kébiliens de la nécessité de dépasser leurs divisions pour mieux gérer l’espace commun ? Ou s’agit-il plus prosaïquement d’un réflexe de solidarité visant à mieux défendre leurs intérêts face à d e s populations allogènes conquérantes ? On notera en effet que celles-ci y sont plus nombreuses, aux origines plus variées et plus influentes politiquement qu’à Douz. Car dans cette dernière ville, la concurrence foncière est principalement interne à la communauté mérazig. Dans la mesure où les fractions ou, dans le cas particulier de Douz Chergui, les ‘arsh-s, disposent d e représentations foncières distinctes, la gestion urbaine s’en trouve compliquée car fortement morcelée.

À ce propos, le gouverneur de Kébili souligne60 que le maintien d’un système communautaire d’affectation des terres pose nettement moins d e problèmes à Kébili qu’à Douz. Dans le premier cas, les Kébiliens possèdent des terres collectives disponibles jusqu’au Djebel Tebaga (en direction de Gabès), ce qui laisse de vastes possibilités pour le développement urbain à venir. Il considère en effet que ces terres ont l’avantage d’être attribuables à une large partie de la population de Kébili. Tandis qu’à Douz, le problème réside dans le fait qu’une des trois communautés fondatrices de la ville (la fraction de Douz Gharbi) ne bénéficie plus de réserves foncières suffisantes. Et le gouverneur d’espérer que d’ici une génération, le changement d e s mentalités permettra sans doute l’implantation des membres de cette communauté chez ses voisines, tout en reconnaissant qu’il n’y a pas d e solution à court terme… En réalité, dans le cas de Kébili, ce haut responsable de l’État se garde bien de s’interroger publiquement pour savoir si Badi et l e conseil de gestion des terres des Kébiliens accepteront de renoncer à leur souveraineté sur leurs terres collectives, permettant ainsi à la commune d’attribuer des terrains à n’importe quel individu qui en ferait la demande, où s’ils en réserveront la distribution aux seuls ressortissants kébiliens. Il omet également de souligner l’ampleur des dérives de type clientéliste du “système Badi”. Finalement, dans les deux cas, la gestion municipale s e trouve fortement entravée par la permanence de pratiques coutumières ; et ce qui, a priori, pouvait paraître égalitaire (le système foncier tribal) ne l’est absolument pas dans les faits.

À Douz comme à Kébili, nous sommes bien en présence d’un héritage tribal contraignant, la permanence de terres collectives, d’une forme d e concurrence de souveraineté territoriale entre l’État et les communautés locales, et d’un conflit de prérogatives de plus en plus affirmé entre les représentants de ces dernières et les communes instituées depuis l’Indépendance. Mieux encore, nous assistons aujourd’hui à une véritable transgression de ce système foncier coutumier à des fins purement spéculatives. En effet, tandis qu’à Kébili certaines personnes parviennent à obtenir de Badi un nombre excessif de terrains en vue de les revendre a u x plus offrants des non-Kébiliens, à Douz, les terrains obtenus dans un ‘arsh donné sont discrètement revendus à des personnes originaires d’‘arsh-s différents. Ainsi, nous avons bien affaire à la généralisation d’une véritable instrumentalisation du collectif à des fins individuelles - même s’il serait ici nécessaire de relativiser ce dualisme collectif / individuel61 -, à cette

différence près que le processus ne s’affirme pas encore avec la m ê m e intensité dans une ville et dans l’autre. Si la spéculation foncière tend de plus en plus à s’imposer comme principale raison du maintien des pratiques foncières coutumières, on notera qu’elle reste jusqu’à présent moins systématique dans le cas de Douz ; des différences qui peuvent être d’ordre culturel, liées à la composition sociale des deux villes. À Douz, ville qui reste quasi exclusivement mérazig, la spéculation - autrement dit le fait de faire des affaires aux dépens des autres - est une pratique largement réprouvée dans la mesure où, compte tenu du système actuel d’accès à la propriété foncière, l’acheteur sera presque à tous les coups un ressortissant mérazig. À Kébili, par contre, la spéculation foncière n’est plus une pratique moralement condamnée, ce qui va de pair avec une diversification de l’origine d e s acheteurs. “On ne reprochera pas à un Kébilien de s’enrichir sur le dos d’un Blidet, tandis qu’on condamnera moralement un Mérazig qui se sera enrichi aux dépens de son cousin”62.

Sans doute est-ce par ces nuances, par ces variations d’intensité et par ce décalage temporel de l’affirmation des processus que l’on peut estimer recevable l’argument de la différence culturelle entre sociétés nomades et sociétés sédentaires. Au-delà, “l’altérité nomade” reste à démontrer. Car si

61. Par exemple, M. Kilani (1987 : 310) a parfaitement montré, à propos de la gestion hydraulique dans l’oasis de Gafsa (Tunisie), que, aussi paradoxal que cela puisse paraître, “l’ordre lignager n’était pas l’affirmation de la prééminence du groupe sur l’individu, mais au contraire le lieu d’expression d’un individualisme bien compris qui pouvait prendre parfois les allures d’un hyperindividualisme”.

plusieurs études (Bocco, 1990, 1995 ; Kilani, 1987) ont montré qu’en terme d’organisation sociale et politique, la distinction entre nomades et sédentaires avait peu de pertinence, ceci semble également exact dès lors que l’on s’intéresse à l’organisation et aux dynamiques spatiales des villes de ce Sahara tunisien. Désormais, en milieu urbain, nomades et sédentaires sont des acteurs soumis à un contexte et à des enjeux identiques : ceux q u e constituent l’immixtion d’un pouvoir central qui tend à les considérer indifféremment ; la gestion d’un héritage foncier tribal et l’entrée en scène d e nouvelles populations qui entendent bien être prises en compte, tant sur l e plan spatial que politique.

2. Le droit à la ville : une dialectique locale entre “autochtones”