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De l’ancien village oasien à la nouvelle Kébil

QUAND UN ÉTAT “FORT” SE HEURTE AU DROIT COUTUMIER

KÉBILI, LA VILLE D’UN HOMME DE TRIBU

1. De l’ancien village oasien à la nouvelle Kébil

Contrairement aux idées reçues, l’actuelle ville de Kébili est une création récente. Il s’agit d’une fondation coloniale française, établie en limite d’un talus qui marque l’extrémité des contreforts du Djebel Tebaga, ce modeste relief qui vient fermer le Nefzaoua dans sa partie septentrionale. Il existait cependant un village, situé au cœur de la palmeraie qui s’est

35. Estimation pour l’année 2004 d’après les données du recensement de 1994 de l’INS (16 790 hab.). 36. El Fawar, Nouaïel, Blidet, Mansoura, Telmine, Tombar, ainsi que toutes les localités formant l’agglomération de Souk Lahad (Menchia, Bou Abdallah, Gléâa, Oum Souma…) pour les plus connues.

développée au pied de ce talus, et dont il subsiste encore quelques vestiges nommés “Ancienne Kébili” (cf. Photo 3 et Figure H-T : Kébili).

Cet ancien village abritait une population de cultivateurs, artisans et commerçants, organisés sur un mode tribal. En fait, malgré leur dénomination commune - les Mhamid - et un même référent généalogique - Aoulad Belloum -, la filiation qui les unit, ordinairement déjà plus fictive et stratégique que réelle, s’avère ici largement symbolique, de sorte que les habitants ne parlent pas de lignages mais simplement de Grandes familles. Celles-ci sont au nombre de cinq : les Draoula, Khwaldia, Souafa37, Gouasma et Monasra38. À ces Grandes familles s’adjoint une population servile qui sera progressivement affranchie, les Chouachine. Sur le plan fonctionnel, chacune d’elles tend à se spécialiser : le religieux relève davantage des Draoula, les problèmes judiciaires plutôt des Khwaldia, les affaires politiques d e s Gouasma-Monasra, avant que le Bey de Tunis ne nomme en 1841 u n Ben Hamadi (Gouasma) aux fonctions de kâhya39. C’est de cette époque q u e date la suprématie politique de cette branche gouasma sur les Monasra, et plus généralement sur l’ensemble des cinq Grandes familles. D’un point d e vue spatial, chacune des Grandes familles se partage l’espace villageois e n quartiers distincts, les Ben Hamadi étant implantés séparément dans l a palmeraie (lieu-dit “El Bordj”). Le village est alors entouré d’une enceinte percée de cinq portes. Mais, avec l’arrivée des militaires français, cette organisation villageoise vole en éclats.

En 1890, la région de Kébili est détachée de celle de Tozeur et, l e 30 avril, le site actuel de la ville dit d’“El Biaz” est choisi par décret comme centre administratif et militaire du Nefzaoua (Dhifallah, 1999)40. Le Bureau des Affaires Indigènes y est implanté (Baduel, 1982), et un nouveau souk est créé (1903) peu de temps avant l’adoption d’un plan urbain quadrangulaire (1907 ; cf. Figure 19). Commence alors un processus de délocalisation / relocalisation des Grandes familles et, simultanément, de sédentarisation d e populations semi-nomades : les Aoulad Yagoub et les Ghayalif.

37. Appelés aussi Aoulad Bennour.

38. Jusqu’au début du XIXème siècle, ces deux Grandes familles n’en représentaient qu’une, celle des Gouasma. Un factionnalisme engendra la distinction entre deux branches, celle des Monasra et celle des Ben Hamadi, cette dernière ayant conservé l’appellation de Gouasma.

39. Le kâhya de Kébili se trouve placé sous les ordres du ‘âmal (gouverneur) du Jérid (République française, 1931).

40. Les arguments avancés portent sur la facilité des communications avec Tozeur et Gabès et sur une localisation à la jonction des mondes sédentaire et nomade.

Photo 3 : Kébili - L'Ancienne Kébili, au cœur de la palmeraie - Le site historique de la ville est aujourd'hui abandonné par la communauté kébilienne au profit de la nouvelle ville, créée au début du siècle par les Français hors de la palmeraie.

Photo 4 : La Presqu'île de Kébili - Au premier plan, la terminaison occidentale du Djebel Tebaga ; au second plan, l'un des noyaux urbains qui s'égrainent au pied du djebel pour former la ville de Souk Lahad ; à l'arrière-plan, les étendues salées du Chott el Jérid.

Pour conquérir le Nefzaoua, les militaires français ont dû tenir compte des luttes de clans qui divisent la Tunisie de l’époque et se sont appuyés sur une fraction pro-française des Aoulad Yagoub, une puissante tribu régionale. Après avoir maintenu, en 1882, le leadership politique des Ben Hamadi, ils ont nommé, en 1898, aux fonctions de caïd, un membre de cette fraction d e s Aoulad Yagoub (Gendre, 1908) dans le but d’assurer la division de la tribu et le contrôle de la région. Ses ressortissants ont été massivement enrôlés par les Français, ce qui leur vaudra jusqu’à nos jours une réputation de “bras armé de l’occupant” : une “qualité” visant à délégitimer leur présence à Kébili en leur attribuant un rôle d’envahisseur. S’il est vrai que ce rapprochement avec la puissance coloniale accélère leur sédentarisation, la présence d’Aoulad Yagoub à l’emplacement de la nouvelle localité remonte en réalité au début de la deuxième moitié du XIXème siècle. De la même façon, les

semi-nomades Ghayalif avaient coutume de s’installer provisoirement e n limite de la palmeraie. Ils y ont édifié précocement un petit mausolée (Ben Ghilouf) qui, par la suite, leur servira de “point d’ancrage” symbolique. Mais leur sédentarisation définitive à Kébili est, elle aussi, une conséquence des politiques coloniales. Elle résulte principalement de la réduction d e s possibilités de transhumance, combinée au fait que leur région d’origine (à l’est de Kébili) pâtit d’un notoire manque d’eau. Dans les deux cas, ces communautés d’anciens nomades s’implantent distinctement dans l’espace pré-urbain (i.e., l’espace qui sera ultérieurement urbanisé), mais chacune d e manière groupée : les Aoulad Yagoub, à l’est du souk et aux côtés d e s fonctionnaires français, c’est-à-dire au cœur de la ville actuelle ; et les Ghayalif, dans l’actuel quartier de Janoura, en périphérie sud de la ville.

De leur côté, les Grandes familles sont encouragées par les Français à quitter l’Ancienne Kébili pour s’installer à “Souk El Biaz”, la nouvelle Kébili. Il faut dire que le noyau initial du vieux village est alors saturé, du seul fait du croît démographique, et qu’à la suite de la destruction de l’enceinte (vers la fin des années 1850), certaines familles ont commencé à se disperser à l’intérieur de la palmeraie41. Ainsi, c’est une lente délocalisation d e s

Grandes familles vers la nouvelle Kébili qui s’engage. Ce processus va s’étaler sur toute la période coloniale pour ne s’achever qu’au début d e s années 1970. Il s’opère selon deux modalités particulières. En premier lieu, ce transfert se réalise de façon individuelle. Même si les autorités françaises

41. La Figure H-T (Kébili) nous en montre quelques reliques, les autres implantations ayant été abandonnées.

n’opposent aucune objection à une répartition des habitants par Grandes familles, ce processus d’individuation spontanée conduit à u n décloisonnement de l’espace résidentiel, en comparaison de leur ancienne implantation. Un mélange des ressortissants de ces Grandes familles s’amorce et ne cessera de se renforcer, avec malgré tout une tendance a u rejet des anciens esclaves en bordure de la palmeraie, c’est-à-dire e n contrebas du nouveau quartier : la hiérarchie sociale est ainsi “physiquement” maintenue (cf. Encadrés A des Figures 20 et 21). De la même manière, il n’y aura pas de mélange entre les ressortissants de ces Grandes familles, regroupés au sud-ouest du souk, et les anciens nomades (à l’époque, Aoulad Yagoub et Ghayalif seulement ; cf. Figure 22, Encadrés A et D). En second lieu, les autorités coloniales reconnaissent à ces Grandes familles l’entière propriété des terrains sur lesquels la nouvelle Kébili est édifiée, mais également celle des terrains libres avoisinants, soit la quasi-totalité d e l’emplacement actuel de la ville… Cette démarche ne se substitue pas a u processus de délimitation des terres collectives dont nous avons fait état dans le cas de Douz. Elle s’y ajoute, donnant lieu dès cette époque à une enclave collective à vocation urbaine. Celle-ci fera l’objet d’un bornage précis, entériné en 1931 par un décret beylical (cf. Document 4).

À partir de cette date, les communautés locales ne sont plus traitées à égalité : elles ne “jouent” plus sur le même terrain. Avec le recul d e l’Histoire, cette reconnaissance foncière marque une incontestable victoire des Grandes familles délocalisées sur les communautés nouvellement sédentarisées. Dès lors, nous entrons dans une phase de discrimination spatiale, où l’accès au sol urbain est d’abord légitimé par des actes juridiques reconnus par le pouvoir central, et que seule l’une des composantes de Kébili possède. Cette légitimité fait émerger une notion fondamentale à l a compréhension du fonctionnement de la ville actuelle : c’est la notion d e “Kébilien”, non dans son sens commun - ceux qui habitent Kébili -, mais bien dans celui d’une distinction entre “ceux qui ne font qu’occuper la ville” et “ceux qui ont un droit sur la ville”. Du même coup, elle donne renaissance à un “esprit de corps” en voie de déliquescence, en fusionnant les cinq Grandes familles sous une même et unique identité : l’identité “kébilienne”. En un autre lieu et à une autre époque, M. Seurat (1985) a pu dire qu’un d e s éléments essentiels d’une ‘açabiyya urbaine est l’inimitié qu’elle nourrit à l’égard de la ‘açabiyya voisine, de telle sorte que, finalement, le quartier - dans son acception sociale et territoriale - n’existe que dans son opposition

à un autre quartier. La période qui s’ouvre à Kébili après l’Indépendance donne de cette analyse une parfaite illustration.