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Le droit à la ville : une dialectique locale entre “autochtones” et “allogènes”

QUAND UN ÉTAT “FORT” SE HEURTE AU DROIT COUTUMIER

À L’ÉPREUVE DE LA CONFRONTATION TUNISIENNE

2. Le droit à la ville : une dialectique locale entre “autochtones” et “allogènes”

Car, dans les villes étudiées, la représentation des populations s’opère par un système politique qui ne repose pas sur un programme d’intérêt général, mais sur un droit pour les ressortissants de chaque communauté à avoir un ou plusieurs représentants susceptibles de défendre leurs intérêts : il n’y a pas à proprement parler d’intérêt collectif, mais bien une somme d’intérêts individuels, le but du système étant, pour chaque membre de la communauté représentée, d’avoir un interlocuteur socialement proche - la proximité étant, dans nos cas, essentiellement fondée sur l a parenté, mais plus uniquement - qui acceptera d’assurer la défense de son intérêt personnel. Et la proportion de cette représentation dépend d e la capacité de chaque communauté à faire reconnaître sa légitimité à posséder l’espace et à conquérir ses institutions. Influence politique, poids démographique, argument juridique et modalité d’implantation dans la ville sont, à Kébili comme à Douz, les principaux registres mobilisés pour asseoir cette légitimité. Et, contrairement à ce que nous aurions pu croire, cette quête ne recourt pas aux clivages entendus, anciens nomades / vieux sédentaires ou encore descendants d’anciens esclaves / d’anciens maîtres, mais à une autre dichotomie : celle qui oppose des populations “autochtones” à d e s populations “allogènes”.

Certes, à Kébili, il existe un indéniable mépris des Kébiliens à l’égard des Chouachine, des Ghayalif ou des Aoulad Yagoub. Mais, dans l e fonctionnement quotidien, les Chouachine ont tendance à être considérés par les Kébiliens comme “plutôt autochtones”, parce que, historiquement, ils ont

toujours fait partie du système local, ayant été autrefois au service d e s maîtres kébiliens (Baduel, 1980) ; tandis que les Ghayalif sont perçus comme “plutôt allogènes”, non parce qu’ils sont de culture nomade, mais parce qu’ils ne se sont établis pendant longtemps que de manière saisonnière, et d e façon définitive plus tardivement aux côtés des Kébiliens. Ce n’est donc p a s tant la différence hiérarchique ou culturelle qui crée ici la distinction q u e l’époque ou les modalités de l’implantation. Le cas des Aoulad Yagoub est sans doute plus édifiant encore, car ces anciens nomades ont été présents à Souk El Biaz dès sa fondation, mais, paradoxalement, n’ont pas été reconnus comme autochtones, et ceci pour plusieurs raisons. Tout d’abord, les Kébiliens revendiquent une légitimité temporelle supérieure, arguant d’avoir été historiquement implantés à proximité de la nouvelle ville. En second lieu, ils bénéficient d’une légitimité juridique (le décret beylical de 1931) que les autres n’ont pas. Enfin, les Aoulad Yagoub restent perçus comme les collaborateurs des autorités protectorales ; un discrédit qui, depuis, est délibérément entretenu. C’est ainsi la victoire des “autochtones” relocalisés sur des “envahisseurs” sédentarisés.

À Douz, la légitimité mérazig affirmée aux dépens des communautés de Ghlissia et d’El Golaa est également temporelle et juridique, mais en ce sens que l’édifice urbain a d’abord été créé par la réunion des trois implantations mérazig, avant d’être doté d’un statut administratif. Il aura fallu attendre l’extension du périmètre communal, conséquence de l a croissance de la ville et du développement des activités économiques, pour que les Adhara de Ghlissia parviennent à être pris en compte. Nous s o m m e s ici aussi dans une dialectique autochtones / allogènes, à cette différence près que l’“envahisseur” n’intègre pas la ville par son implantation physique : c’est l’institution communale qui vient l’englober, en partie sous la contrainte d’un agent externe, créant ainsi les conditions de la représentation dudit “envahisseur”. Et si mépris il y a également des Mérazig pour les Adhara d e Ghlissia ou à l’égard des populations d’El Golaa, le rejet de ces derniers par les Mérazig est finalement d’abord celui d’une “périphérie” dénigrée par u n “centre” qui se considère déjà comme historique, et non un rejet fondé sur une distinction culturelle ; car Adhara et Mérazig partagent un même passé nomade.

Pourtant, cette légitimité évolue au gré du temps et des conjonctures. Ainsi, selon les époques et les parties concernées, la conquête de la ville par les groupes minoritaires ou “illégitimes” s’est faite tantôt par le canal d’une

autorité régulatrice coercitive (l’immixtion des militaires coloniaux imposant les Aoulad Yagoub à Kébili ; celle de l’actuel pouvoir central imposant les Adhara à Douz), tantôt par l’instrumentalisation de la parenté (alliances matrimoniales entre Chouachine ou non-Kébiliens et Kébiliens, entre Adhara et Mérazig, entre partenaires issus de groupes lignagers différents), soit par la mise en place de réseaux de sociabilité concurrents (liens noués personnellement avec Badi à Kébili), ou bien encore par les moyens financiers (actuellement le vecteur le plus puissant, à Kébili comme à Douz). Mais cela va plus loin : l’accès au pouvoir communal, doublé à Kébili de l’accès a u système foncier, transforme les identités. À Douz, l’entrée au conseil communal des Adhara de Ghlissia consacre - modestement certes - leur intégration à la ville : elle marque un début de reconnaissance de cette communauté comme entité urbaine à part entière. À Kébili, accéder a u pouvoir communal et, plus encore, aux terrains de Badi dans les m ê m e s conditions qu’un ressortissant des Grandes familles, c’est être reconnu comme un équivalent des Kébiliens, c’est légitimer là aussi son appartenance à la ville. Et, dans le cas des Chouachine, la reconnaissance de leur droit a u x terrains kébiliens marque une étape décisive dans leur constitution en tant que groupe de solidarité distinct : le foncier crée ici non seulement d e l’identité, mais surtout du politique. La notion de “Kébilien” qui, à l’origine, désigne uniquement les ressortissants des Grandes familles, tend à s’élargir sous l’effet du système foncier de Badi. Pour tous les non-Kébiliens, accéder au foncier des Kébiliens leur permet d’affirmer un “droit à la ville” ; c’est devenir là aussi membre à part entière de la ville. Les prétendants n’intègrent pas pour autant la ‘açabiyya kébilienne. C’est une nouvelle identité qui émerge, celle qui consacre une citoyenneté à la ville saharienne - à contexte et époque différents, un peu comme on devenait citoyen d’une Cité-État dans l’Occident médiéval ou moderne. Cette conquête passe ensuite par celle d e s institutions de la ville. À Douz, ce phénomène est encore balbutiant parce q u e les Adhara sont trop faibles politiquement, parce qu’ils restent encore marginalisés socialement et ne peuvent accéder à l’espace des Mérazig tant le système foncier local demeure rigide (malgré les évolutions en cours) ; mais, là aussi, le processus est enclenché.

Finalement, nous sommes avant tout dans une logique d’opposition entre ceux qui habitent la ville et ceux qui occupent les espaces alentour, y ont recours ou la convoitent. Relisant Ibn Khaldûn, c’est au fond ce q u e M. Seurat mettait en exergue (1989 : 138) lorsqu’il soulignait que dans

l’opposition entre hadâra et bâdiya, cette dernière ne devait pas être réduite a u monde des nomades, mais être entendue dans un sens beaucoup plus large : celui des déserts, des steppes, des montagnes, c’est-à-dire en réalité au sens de tout environnement extérieur à la ville, perçu comme moins bénéfique.