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Une certaine conception de la responsabilité (morale)

3. Cadre de référence théorique

3.3. Une certaine conception de la responsabilité (morale)

Pour répondre à la question de recherche, il est également nécessaire de se pencher brièvement sur différentes conceptions de la responsabilité (morale), afin de réfléchir aux défis de son exercice mais aussi car la responsabilité est un des concepts clés de l’innovation responsable – la responsabilité morale étant, pour Pellé et Reber (2016), la plus appropriée pour guider les réflexions relatives à l’IRR.

Il existe de nombreuses conceptions de la responsabilité et plus particulièrement de la responsabilité morale. Métayer (2001) en décrit deux grands courants d’interprétation : la responsabilité formelle et la responsabilité sollicitude. Selon la première, la responsabilité est interprétée comme un constituant essentiel de l’agir intentionnel, elle est rétrospective et situe la responsabilité dans la liberté du sujet autonome. Elle constitue le pôle négatif de la responsabilité morale (déterminant par exemple les critères de l’individu à blâmer). La responsabilité sollicitude correspond quant à elle au pôle positif de l’exigence morale. Elle est prospective et situe la responsabilité dans l’appel à l’aide d’un autrui vulnérable.

Selon Métayer (2001), ces visions « absolutisantes » de la responsabilité issues de la philosophie morale souffrent d’un « déficit de conceptualisation » :

En cherchant à fonder la responsabilité morale dans des termes absolus, elles lui donnent une extension illimitée qui la rend diffuse, insaisissable, sans prise sur la réalité sociale et historiquement située de la vie morale (p. 19).

Pour « rompre avec l’approche abstraite des éthiques normatives », Métayer propose une approche pragmatique de la responsabilité qui tente de raccorder la responsabilité morale à la vie sociale, « éloignée de toutes prétentions fondationnelles et vouée plutôt à l’analyse des pratiques sociales d’attribution des responsabilité » (Métayer, 2001, p. 23). Cette conception renvoie au pragmatisme

philosophique, qui définit en effet des engagements éthiques en écartant les questions relatives aux fondements conceptuels ou à l'authenticité d'une norme (Ralph 2018). Une vision pragmatique de la responsabilité demande ainsi de ne pas considérer seulement lesdits fondements (ceux qui supportent la responsabilité) mais également les attitudes, les expériences vécues ou les normes dont elle est issue ou qu'elle façonne (Smiley, 1992; Ralph 2018).

Le pragmatisme, dans sa conception classique, met l’accent selon Ralph (2018) sur des compétences telles que le jugement pratique ou l’habileté à décider (par exemple, en évaluant les conséquences d’une action) dans le contexte d’un engagement à améliorer un problème social partagé. Ce problème peut survenir face à l’évolution de la pratique indépendamment des normes existantes, voire au détriment de celles-ci (Ralph 2018). Une responsabilité peut alors apparaître comme une réponse pragmatique au problème créé, qui prend son sens « pour et dans la pratique » (Ralph 2018). C’est ainsi selon une conception pragmatique de la responsabilité que sont conduites les analyses de la présente thèse, qui n’a pas pour objectif de proposer une nouvelle conception de la responsabilité morale ou de préciser les fondements théoriques qui la supportent mais bien d’identifier quels sont les enjeux d’une innovation responsable dans les contextes d’application des systèmes d’IA – qui peut être considéré ici comme le problème social partagé.

Dans ce sens, Smiley (1992) situe la signification de la responsabilité morale non pas dans le discours rationnel mais dans différentes caractéristiques de la pratique sociale (ex. les coutumes, habitudes et croyances partagées par les membres d'une communauté particulière ou les règles de conduites institutionnalisées). C’est ainsi dans des contextes d’interaction circonscrits qu’il est possible de préciser les exigences de la responsabilité (qu’elle soit positive ou négative) (Métayer, 2001). Une approche pragmatique ne suppose pas cependant de nier l’existence des fondements théoriques qui supportent la norme :

« Pragmatic constructivism recognizes as real the ideational (epistemic and normative) structures of a particular ‘community of practice’, but it values the norms of that community only to the extent critical inquiry establishes their ability to effect practical consequences that ameliorate lived social problems” (Ralph 2018 p. 175).

La responsabilité pragmatique permet ainsi de se détacher des critères de la responsabilité formelle ou des exigences de la responsabilité sollicitude, bien qu’elle autorise la reconnaissance de leur valeur.

C’est dans la même logique que Le Moigne (2006) défend l’utilité d’une responsabilité pragmatique et solidarisante (plutôt que partagée) qui se situe entre deux heuristiques qui tentent de définir la responsabilité : celles de la peur (avec le principe de responsabilité de Jonas) et celle de l’espérance (avec le Principe Espérance de Bloch), et demande de mobiliser la responsabilité éthique de chacun. Dans le cadre de l’attribution de la responsabilité morale aux « systèmes intelligents » (notamment, différents systèmes d’IA ou robots), Crnkovic et Persson (2008) défendent également une approche pragmatique, où la responsabilité est vue comme un mécanisme de régulation sociale qui vise à renforcer les actions considérées comme « bonnes », tout en minimisant celles considérées comme « mauvaises ».

L’identification des défis d’une innovation numérique en santé responsable est ainsi réalisée selon la structure de ce que Métayer nomme les « interpellations responsabilisantes », qui demandent de considérer la responsabilité et son partage comme une pratique de responsabilisation et qui supposent que les positions morales et les définitions de la responsabilité des acteurs qui prévalent ne cessent d’évoluer (Métayer 2001; Ralph 2018; Smiley 1992). La responsabilité pragmatique permet ainsi de se dégager des conceptions de la responsabilité morale traditionnelle et d’utiliser une conception de la responsabilité plus proche du sens commun, en considérant (mais en ne se restreignant pas) aux critères spécifiques de la responsabilité formelle (ex. la conscience des conséquences, le libre arbitre des agents responsables ou encore la causalité entre l’action de l’agent et ses conséquences (Chartrand 2017; Métayer 2001; Noorman 2016) ou aux exigences de la responsabilité positives (ex. la prospectivité ou le souci de l’autre) (Pellé et Reber 2016; Métayer 2001). Pour les fins de la présente thèse, une conception pragmatique de la responsabilité autorise ainsi une certaine flexibilité dans l’analyse. Notamment, cette conception a permis de considérer l’ensemble des défis potentiels relatifs à l’exercice de la responsabilité, tels que soulignés par les citoyens, et ce quelle qu’en soit leur(s) conception(s).

Bien que les objectifs de la présente thèse ne soient pas orientés vers une contribution théorique sur les fondements de la responsabilité, il a été nécessaire de se pencher sur quelques notions qui relèvent de la philosophie morale – en particulier en ce qui a trait à la responsabilité formelle – ne serait-ce que pour comprendre et délimiter les défis de l’exercice de la responsabilité (pragmatique). Il s’agit essentiellement de la notion d’agentivité (cf. Chapitre 5 et 6) qui se trouve être au cœur des défis qui ressortent du discours citoyen, mais aussi dans une moindre mesure de l’autonomie, de la responsabilité morale et du libre arbitre. Il n’aurait pas été possible de décrire les craintes et les attentes citoyennes sans les nommer, considérant la nature de ces dernières. C’est autour de ces notions19 que les discussions citoyennes ont ainsi pu être mises en perspective. À défaut d’un apport théorique, ces notions – riches, complexes et contestées - de la philosophie morale sont ici mises en lien avec une conception pragmatique de la responsabilité, le but étant d’identifier les défis de l’exercice de la responsabilité et de les mettre en perspective en vue d’informer les réflexions sur la mise en place d’un encadrement éthique effectif en ce qui a trait à l’utilisation des systèmes d’IA, en recherche comme dans la pratique clinique.