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Une autre approche possible de la portée intra-propositionnelle

CHAPITRE 5. Retour à l'analyse des fonctions occupées par les

2. La notion de portée

2.1. La portée intra-propositionnelle d’un constituant

2.1.4. Une autre approche possible de la portée intra-propositionnelle

Pour pertinentes que soient les deux approches de la portée intra-propositionnelle développées C. Guimier et H. Nølke, elles s’appuient sur une conception le plus souvent « géométrique175 » de la syntaxe : chaque phrase étudiée y est en effet envisagée comme un tout préalablement interprété, les auteurs se fixant pour but, au moyen de l’analyse, de mettre au jour l’ensemble des relations hiérarchiques et dépendantielles existant entre les diverses catégories qui s’y trouvent représentées. Or, à procéder ainsi, on s’interdit de considérer la dimension dynamique, temporelle et linéaire du traitement des données linguistiques mis en œuvre par le sujet interprétant, i.e. les diverses stratégies que ce dernier adopte au fur et à mesure qu’il prend connaissance d’une phrase donnée. Bien entendu, une telle approche

dynamique ne peut formuler que des hypothèses au sujet de ces stratégies, hypothèses par

conséquent à confirmer ou à infirmer par des études de nature psycholinguistique176. Mais la perspective dynamique et temporelle ainsi introduite dans l’analyse linguistique ne constitue pas « une simple clause de style » (M. Charolles & B. Pachoud, 2001) : elle permet d’évaluer

comment les divers niveaux d’organisation du discours interagissent177. Dans le

développement qui va suivre, nous allons examiner quelques exemples en nous efforçant d’adopter le point de vue du sujet interprétant, afin de rendre compte de la manière

1) dont la reconnaissance de telle ou telle structure projective codée par la syntaxe influe directement sur la fixation du support de la portée du GP détaché;

2) dont les niveaux micro-syntaxique et macro-syntaxique interagissent dans la détermination du potentiel cadratif ou non de ce constituant.

Voici trois phrases :

(24) En boîte, les épinards ont souvent un drôle de goût. (25) En boîte, les enfants de Max y vont presque chaque soir. (26) En boîte, Marie a rencontré un garçon formidable.

Tout d’abord, on constate que, au moment où l’interprétant prend connaissance du GP antéposé dans l’une quelconque de ces trois phrases, il n’est en mesure de déterminer

175 Nous empruntons ce terme à M. Charolles & B. Combettes (1999 : 95, 103)

176 « Pour dépasser les conjectures fondées sur la seule intuition réflexive il n’est cependant d’autre solution, une fois ce pas franchi, que de chercher à les tester psychologiquement dans le cadre de modèles cognitifs où ces opérations sont envisagées en temps réel » (M. Charolles, 1994 : 146)

- ni le sens exact que revêt le N polysémique « boîte » : s’agit-il d’un mode de conditionnement ou d’un dancing ?

- ni si ce GP va jouer un rôle d’expression introductrice de cadre dans la suite du discours.

Seule l’interprétation du reste de la proposition en tête de laquelle il figure va permettre de fournir une réponse plus ou moins précoce à ces deux questions.

Dans le premier exemple (En boîte, les épinards ont souvent un drôle de goût), il est hautement prévisible (mais non certain : cf infra) que le traitement du GN sujet « les épinards » amène l’interprétant à affecter au constituant détaché une valeur prédicative de construction détachée (CD) en relation avec ce terme sujet. Par conséquent, au moment où il découvre le GN sujet, l’interprétant effectue vraisemblablement les opérations suivantes :

- attribution, à la pause matérialisée par la virgule, d’un rôle de « constituant de

surface qui fait fonction, tout comme la copule être, d’indicateur de la combinaison propositionnelle qui unit l’argument à son prédicat »178.

- Affectation simultanée du signifié « contenant destiné au conditionnement » au N polysémique « boîte » : le GN sujet impose en effet rétrospectivement au GPen , du

fait de la relation qu’il noue avec lui, une sous-catégorisation sémantique qui élimine le sens de « dancing ».

Cette mise à jour effectuée, l’interprétation de la proposition peut continuer. En terme de portée, le support du GP « En boîte » devient le GN sujet « les épinards » (c’est de ce GN en effet que le GPen dit préférentiellement quelque chose (C. Guimier, 1996). Simultanément,

l’interprétant construit aussi une relation circonstancielle (temporelle : « Quand ils sont en boîte, les épinards… ») avec l’état de choses que dénote le reste de la proposition.

Il convient cependant de souligner que l’affectation au GPen antéposé du rôle

fonctionnel de CD n’a pas ici un caractère de certitude. En effet, rien n’interdit - sous réserve que l’on serve des épinards dans les dancings et que le contexte de la phrase soit favorable - d’envisager une tout autre interprétation dans laquelle le GPen jouerait cette fois le rôle

d’adverbial spatial antéposé localisant tout le fait dénoté par le reste de la proposition (= Dans

les dancings, les épinards ont souvent un drôle de goût »). En ce cas, le constituant détaché ne

nouerait aucune relation particulière avec un quelconque élément de la prédication principale et l’on tomberait dans le cas de figure du troisième exemple (Cf infra). Le support

de portée de l’adverbial détaché deviendrait alors tout le reste de la proposition (Nølke) ou bien la visée de discours (Guimier).

Dans le deuxième exemple (En boîte, les enfants de Max y vont presque chaque soir), dès l’instant où l’interprétant prend connaissance du GN « les enfants de Max », il y a de fortes chances pour qu’il abandonne la possibilité de voir affecté au N régime « boîte » le signifié de « contenant destiné au conditionnement », préférant plutôt celui de « dancing ». En effet, le GPen ne peut ici constituer une CD qui s’appliquerait au même référent (sous-jacent)

que celui auquel réfère le GN sujet (« *Les enfants sont en boîte et non en surgelés »). Toute possibilité pour le GP antéposé de constituer une CD ne peut cependant être écartée car, quoique la grammaticalisation de ce type de construction (voir B. Combettes, 1996, 40 & 129)) plaide pour son rattachement au sujet, on ne peut exclure une construction comme « En

boîte, les enfants de Max détestent les épinards », dans laquelle le GP antéposé peut179 être interprété comme une CD rattachée à l’objet direct. Cette remarque faite, il apparaît indiscutable qu’au moment où l’interprétant prend connaissance du clitique « y » et de la forme verbale postposée « vont », il identifie aussitôt le GPen comme saturant une des

variables argumentales appelées par le verbe : ce GP est dès lors identifié comme un complément sous-catégorisé extraposé, repris à l’intérieur de la prédication au moyen de « y » qui le représente. Partant, le signifié de « dancing » est définitivement affecté au N régime du GPen antéposé. Sur le plan de la portée, le support de ce GP est identifié au verbe.

Dans le troisième exemple enfin ( En boîte, Marie a rencontré un garçon formidable ), jusqu’à la fin de la phrase, le GPen ne noue aucune relation de dépendance avec un quelconque

élément de la proposition. Dans un arbre syntagmatique, le syntagme prépositionnel figurerait sous le nœud S (cf. C. Tellier, 1995, 35 – 36)180. Par ailleurs, le signifié définitivement affecté au N régime du GPen est, dès le traitement du lexème verbal, celle de « dancing ». Au terme

de l’interprétation de la phrase enfin, le support de portée du GPen est identifié au reste de la

proposition (Nølke) ou à la visée de discours (Guimier). Deux remarques, pour terminer.

En premier lieu, l’identification, en cours de traitement, d’une structure projective de nature syntaxique attribuant une fonction appelée à un constituantantéposé n’exclut pas que, 179 On peut imaginer un contexte favorable : « En surgelés, les haricots verts ont toujours un franc succès à la

maison. Par contre, en boîte, les enfants de Max détestent les épinards. »

180 « Il existe (…) des adverbiaux qui modifient non pas le verbe mais toute la phrase. Nous les appellerons adverbiaux de phrase et nous supposerons qu’ils relèvent directement de Ph. On pourrait diviser ces adverbiaux en trois grands types. (…) Le second type d’adverbial de phrase s’emploie pour préciser le lieu ou le moment de l’événement dénoté par la phrase : (…) A Calgary / dans les cafétérias d’université / ici, on mange très mal ».

dans la suite de ce traitement, cette structure soit abandonnée au profit d’une autre. Ainsi, dans une phrase comme :

(27) Au fond de son bureau, Max déposa, en se cachant de sa secrétaire qui le

guettait depuis le couloir, sa paire de chaussures toute crottée »,

le GP antéposé est probablement interprété, au moment où le lecteur prend connaissance du prédicat « déposa », préférablement comme un complément très lié au verbe : « Dans son bureau » est vu en effet comme instanciant dans la phrase le lieu où Max a déposé la paire de chaussures : le support de portée du GP est le verbe. Mais, si en place de la phrase précédente, on avait:

(28) Au fond de son bureau, Max déposa, en se cachant de sa secrétaire qui le

guettait depuis le couloir, sa paire de chaussures toute crottée sous une armoire.

l’interprétant – au moment où il découvre le circonstant spatial final- est amené à renoncer à la structure antérieurement projetée puisque le GP final sature désormais la place du locatif « sémiématique » (L. Melis). Il y a donc remise à jour de la première interprétation et affectation au GP antéposé d’un autre rôle fonctionnel : celui d’adverbial cadratif.

Seconde remarque : un constituant détaché peut voir sa portée intrapropositionnelle conditionnée aussi par des phénomènes de nature pragmatique. Ainsi, dans les deux exemples suivants :

(29) Au fond de sa poche, Max déposa une balle de revolver. (30) Au fond du cinéma, Luc bécotait sa voisine

nos connaissances du monde nous indiquent que Max ne peut pas se trouver dans sa poche mais que Luc et sa voisine peuvent se trouver dans un cinéma.

Le développement qui précède montre donc que, au moment où un sujet prend connaissance d’un GPen antéposé, il n’est pas en mesure de déterminer si celui-ci va jouer

ou non un rôle d’expression introductrice de cadre dans la suite du discours : il s’agit là

d’une possibilité, mais ce n’est que lorsque l’interprétation de la proposition toute entière

aura été achevée que ce constituant pourra éventuellement être considéré comme tel.

Par ailleurs, la reconnaissance par le sujet des différentes structures projectives codées par la syntaxe au sein de la proposition possède une incidence directe sur la fixation de la portée du GP antéposé : soit, en effet, l’une de ces structures affecte un rôle argumental à ce dernier, et fixe du même coup son incidence et sa portée au sein de la proposition ; soit, au contraire,

aucune de ces structures n’ « appelle » le GP qui ne noue par conséquent pas de relation dépendantielle avec aucun des constituants intraphrastiques : sa portée englobe alors la totalité de la proposition (Nølke) ou une étape de l’acte d’énonciation (Guimier).

Enfin, si l’hypothèse avancée par M. Charolles et B. Lamiroy (2002, 384) - à savoir que « moins un élément est syntaxiquement intégré, plus il sera susceptible d’assurer des fonctions discursives » - est exacte, il en résulte que, dans les cas où le GP antéposé n’est pas sélectionné comme argument par une structure (micro-) syntaxique intrapropositionnelle, tout porte à croire qu’il est dès lors identifié par le sujet comme susceptible de remplir un rôle de premier plan dans la structuration (macro-syntaxique) du discours en cours de traitement. Ce dernier point nous amène à la portée extrapropositionnelle.