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CHAPITRE 2. Signification princeps de en: approche synchronique.

3. La question de la référence

L’article de J.J. Franckel et D. Lebaud (1991) que nous allons examiner maintenant explore l’ « invariance du fonctionnement de en » en partant de la question de la référence. En effet, l’absence de déterminant, très courante50 après en engendre selon les auteurs deux conséquences majeures :

1) La préposition en « bloque toute autonomie [de son régime] (…) sur le plan de son ancrage situationnel » (1991, 61) : c’est donc le support du GP qui, seul, effectue cet

ancrage (sauf cas particuliers, lorsque en précède un terme à valeur référentielle autonome : en France, en l’église Saint Sulpice, … ; « Il s’agit de termes qui constituent leur propre ancrage situationnel » (1991, 71)). Les auteurs proposent de nommer le support X « situeur » et le régime Y « spécificateur ». « Situeur et 48 « Comme c’est notre but de comparer les prépositions, nous nous occuperons en particulier des cas où deux (ou plusieurs) prépositions se font concurrence. Quelquefois il n’y aura d’autres motif de distinguer deux emplois d’une préposition que leur parenté sémantique avec des prépositions différentes : un emploi de « de » s’approche du domaine de « sur », un autre du domaine de « avec » etc., mais nous espérons qu’en respectant les critères formels où il s’en trouve, nous avons su éviter de comparer les prépositions à tort et à travers » (1963, 20)

49 Cadiot montre ainsi que, avec les N régimes dénotant une qualité, « chez » est possible lorsque celle-ci est « extériorisable » (i.e. identifiable par des comportements) Pour « en», il faut à la qualité exprimée un certain degré à la fois d’extériorité et d’inhérence. D’où : « Il y a (*chez + ? *en) elle une grande maigreur » (inhérence

trop forte pour rendre l’emploi de « en», et a fortiori de « chez », possible), « Il y a (chez + en )Paul une grande

faiblesse » (degré d’extériorité suffisant pour « en» et « chez »), « Il y a (chez + ? en) Paul une grande volonté de

spécificateur n’ont aucune indépendance l’un par rapport à l’autre » (1991, 63) : ils constituent ensemble une « occurrence complexe ». Ainsi par exemple, dans la séquence du papier en rouleau, le situeur est le GN1 « du papier » et le spécificateur,

N2 « rouleau ». Le déterminant « du » permet l’ancrage situationnel de l’occurrence

complexe « du papier en rouleau » tandis que le spécificateur détermine le type ou l’espèce de l’occurrence.

« (…) du papier est fait rouleau et, par contrecoup, rouleau est fait papier. D’où les métaphores d’incorporation ou de fusion par lesquelles se trouve

couramment décrit ce type d’exemple » (Ibid., 61)

2) La préposition en confère à son régime, quelle que soit sa nature et sa détermination, une fonction purement qualitative.

Ces deux caractéristiques sont à la source d’effets de sens variés selon les termes X et

Y employés dans la relation prépositionnelle. Les auteurs insistent notamment sur trois sortes

de propriétés sémantiques qu’on retrouve - lorsqu’elles sont présentes - réalisées à des degrés divers dans les configurations Il est en N : (i) propriétés aspectuo-temporelles, (ii) « centrage » et (iii) « fonction intrinsèque ».

(i) Par propriétés aspectuo-temporelles des séquences du type X est en N, les

auteurs entendent avant tout le caractère « actualisé » du prédicat être en N qui dénote très souvent des états circonstanciels (mais, dans l’occurrence Ce

manteau est en laine, cette propriété s’avère complètement absente). Ainsi, une

suite comme Il est en ville suggère que il se trouve localisé momentanément en ville, et donc que cette localisation revêt un caractère circonstanciel (on ne dira pas de la statue de Jaurès, par exemple, qu’elle est en ville (Ibid., 58)). C’est pour la même raison (actualisation) que la séquence Elle est en beauté se distingue de Elle est belle : en effet, être belle constitue une propriété prédicable du sujet (Ibid., 60). A l’inverse, dans Elle est en beauté, situeur (Elle) et spécification (en beauté) s’impliquent mutuellement :

« l’actualisation qu’implique cet exemple [= Il est en beauté] s’explique par le fait même que la spécification en beauté ne vaut que pour la manifestation de il à travers laquelle on l’appréhende, et que, 50 « un nominal [régi par « en»] n’admet de déterminant que dans un nombre de cas limité et de façon fortement

réciproquement, il n’est considéré qu’à travers cette manifestation » (Ibid., 63).

Dans une perspective analogue, P. Cadiot explique pour sa part l’inacceptabilité des occurrences (b) suivantes par le « marquage aspectuel » opéré par en :

(a) Marie est en tort vs. (b) *Marie est en raison (a) Max est en colère vs. (b) *Marie est en peur.

« Dans les exemples inacceptables (b), le défaut sémantique tient au fait que « raison » et « peur » sont reçues culturellement comme des propriétés inhérentes aux êtres humains, des propriétés dont le type aspectuel (essentialité, absence de référence à un temps spécifique, et donc d’ancrage empirique net) ne permet pas la construction dans le discours d’un nouvel état attribué localement. C’est au contraire ce qui se passe très naturellement dans les exemples (a) . » (1997, 198)

L’analyse de D. Leeman (1995) concernant la distribution des N de sentiments Max est en colère versus *Max est en peur rejoint en partie les mêmes conclusions (voir infra).

(ii) Pour illustrer la notion de centrage, nous reprendrons la séquence Il est en

ville et le commentaire de J.J. Franckel & D. Lebaud : « Ville fait l’objet d’une

forme de centrage qualitatif : être en ville, c’est être au cœur même de la ville, près du centre et de ce qui constitue les attributs de la ville » (1991, 58) Ce phénomène de centrage qualitatif est lié, là encore, au fait que la préposition en n’alloue aucune autonomie référentielle à son régime. En conséquence, la localisation opérée par en est une localisation purement qualitative. On retrouve pour partie l’analyse de P. Cadiot qui évoque la « spécialisation de en en termes (…) de localisation abstraite » :

(29a) Le marin est en mer. (29b) *Le poisson est en mer. (30c) Max est en conférence. (30d) Max est à la conférence.

« Avec en, la mer et la conférence sont présentées comme l’extension spécifiquement investie par le sujet à un moment donné : ces entités sont visées seulement en tant que domaines de manifestation

du sujet en situation et ne sont pas configurées dans leur éventuelle autonomie référentielle. Mer et conférence n’existent qu’à travers les activités du sujet et en viennent à construire de simples états sans localisation (être en mer, être en conférence). (…) en n’alloue aucune forme d’existence autonome au référent de son régime. »(1997, 192)

(iii) Par fonction intrinsèque enfin, J.J. Franckel & D. Lebaud entendent les cas « d’intégration à il [dans les séquences Il est en N ] de la spécification comme propriété intrinsèque » (1991, 67) Dire ainsi Il est en mer suggère que Il est marin, de sorte que « être en mer se dira volontiers d’un marin, d’un pêcheur, d’un paquebot ou d’un chalutier » (Ibid., 59) Mais les auteurs font remarquer que cette propriété (comme les deux autres) n’est pas systématique avec en.

« (…) pour que cet effet apparaisse, encore faut-il que le terme spécificateur s’y prête sémantiquement. Cela est le cas pour mer (comme pour classe ou pension)mais non pour ville » (Ibid., 66)

Pour conclure, les études sur la référence mettent clairement en évidence le fait que dans la plupart des cas en n’alloue aucune forme d’existence autonome au référent de son

régime. Si l’on reprend les trois fonctions mentionnées ci-dessus, on insistera sur les points

suivants :

1) tout porte à croire que la fonction intrinsèque recouvre pour partie le concept de réversion sur le sujet forgé par G. Guillaume. Plus exactement, elle coïncide avec les cas où le terme

Y opère une sélection sur la classe dénotationnelle de X (Max est en pension = Max est pensionnaire, etc.)

2) Concernant la fonction aspectuelle attachée à en, on fera remarquer ici qu’elle reflète souvent une propriété plus profonde de cette préposition, liée au degré d’inhérence existant entre l’entité dénotée par le terme Y et l’entité à laquelle réfère le terme (situeur)

X.51 Il semble en effet que en ne s’accommode ni des termes Y dénotant une propriété trop inhérente à X, ni de ceux dénotant une propriété trop extérieure. Les travaux de D. Leeman portant sur les noms de sentiments (1995 ; 1998) ont ainsi montré que certains noms dénotant des états psychologiques ne s’accommodent pas de en car ils sont considérés par la langue comme actualisant des propriétés intrinsèques du sujet (voir

possible, peut donner, nous semble-t-il, une autre illustration de ce phénomène lié à l’inhérence:

(13) Max est un moine / Max est en moine

(14) Max est un chevalier du moyen-âge / Max est en chevalier du moyen-âge (15) (En réalité), Max est une femme / Max est en femme

(16) Le chat est un mammifère / *Le chat est en mammifère (17) Le prince est une souris / Le prince est en souris

Dans X est un N , le prédicat exprime que X appartient (de par ses qualités intrinsèques) à la classe des N, tandis que X est en N exprime une appartenance momentanée [non intrinsèque : d’où le sens de déguisement, travestissement qui se rattache à ce type d’emploi] de X à la classe des N. On comprend dès lors l’impossibilité d’un énoncé (générique) comme *Le chat est en mammifère : la classe des chats appartient par définition à celle des mammifères de sorte que cette prédication ne peut être présentée comme provisoire. On expliquera pour des raisons analogues : Marie est en perruque (postiche : proximité sans inhérence) / *Marie est en cheveux (longs) (inhérence ; propriété naturelle). Pour les apparentes exceptions comme Marie est en voix

(aujourd’hui) (la voix est a priori une propriété naturelle humaine) voir D. Leeman, infra.

3) Le centrage, enfin, met en évidence un trait propre à la saisie opérée par en de son régime. On peut s’en assurer en examinant la construction « X est en plein(e) N », glosable par : X

a perdu tout contact avec ce qui n’est pas N. Ainsi, être en plein cosmos, c’est avant tout

avoir perdu le contact avec tout ce qui n’est pas le cosmos (i.e. la planète habitée : terre).

être en pleine nature, c’est s’être éloigné de toute trace de domestication de la nature par

l’homme ; en plein désert, avoir perdu de vue (depuis longtemps) tout ce qui n’est pas le désert. Le même raisonnement peut être tenu pour le temps ( être en plein mois de

mars signifie que l’on a perdu de vue le mois de février et que l’on n’est pas encore en

vue du mois d’avril), ou pour les N d’action / d’activité : être en plein vol suppose que l’on a décollé depuis un certain temps et que l’on est encore loin de l’aéroport d’arrivée,

en pleine déprime, que l’on a perdu depuis longtemps le contact avec un certain équilibre

psychologique, etc. Cette localisation (abstraite) de X dans une « zone » (spatiale, temporelle, d’activité, …) de Y envisagée comme sans rapport avec tout ce qui n’est pas Y 51 Nous nous référons ici notamment aux observations faites par P. Cadiot (1997) à partir des distributions respectives de « chez » et de « en» concernant les « qualités ou propriétés individuelles » (voir supra) mais aussi aux travaux de D. Leeman (cf. supra et infra)

nous renseigne, par ricochet, sur en. Nous poserons l’hypothèse que en ne s’accommode que des entités régime qui constituent (pour la langue) des milieux homogènes. En N est possible chaque fois que Ndénote un milieu (spatial, temporel, d’activité, …) appréhendé comme continu et uniforme, et cela que l’on se trouve dans la zone frontalière (i.e. dans la zone proche de ce qui est « autre que Y » ) ou pas. Ainsi est-on en hiver dès le 22 décembre jusqu’au 20 ou 21 mars ; en vol, dès que l’avion a décollé et jusqu’à ce qu’il touche de nouveau le sol, etc. L’emploi de en plein N, quant à lui, permet de situer X dans une zone non frontalière, marquant ainsi un éloignement vis à vis de tout ce qui est autre

que la réalité dénotée par Y : Etre en plein hiver, c’est être loin de l’automne et du

printemps ; etc. Par conséquent, pour un certain nombre d’entités saisies par la langue comme homogènes et continues uniquement dans leur zone non frontalière, l’ajout de

plein(e) débloque la restriction sélectionnelle imposée par en. Si cette hypothèse est

bonne, le désert serait considéré par la langue comme uniforme et continu uniquement lorsque X a perdu le contact depuis un certain temps avec ce qui n’est pas le désert (Max a

eu une panne de carburant en (*E + plein) désert ; de même : Max a embrassé Marie en (*E + plein(e)) (rue + place Bellecour + boulevard + parc + champ + ciel + cosmos)).

Ces remarques ne constituent qu’une esquisse de ce que pourrait constituer une étude approfondie de ce « marqueur de centrage » (J. –J. Franckel, D. Lebaud, 1991, 58) que constitue l’adjectif « plein(e) » après en. D’autres éléments restent à éclaircir: par exemple, la question des interdictions d’emploi de ce marqueur « En (E + *plein(e))

prison + pension + cuisine + voiture + avion + costume + biologie52… » etc. En tout état

de cause, la problématique du centrage formulée par les auteurs revêt indiscutablement un grand intérêt dans l’analyse de en.

Pour conclure, il apparaît que la question de la référence est capitale dans le calcul des effets de sens produits par la relation prépositionnelle X en Y en discours. Elle constitue le principe explicatif d’effets contextuels aussi variés que sont la relation de localisation (Y localise X), la fonction intrinsèque (proche de la « réversion » de G. Guillaume) et le

centrage.

52 Probablement que les entités dénotées ici sont appréhendées comme absolument homogènes, i.e. incompatibles avec une distinction « zone frontalière » / « zone non-frontalière ».