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Une acception spécifique de la non-discrimination

La singularité de la notion d'aménagement raisonnable dans le droit des discriminations dans le champ de l'emplo

B. Les éléments caractéristiques de l'exigence d'aménagement raisonnable

2. Une acception spécifique de la non-discrimination

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Ibid., p. 329. 2 Ibid., p. 332. 3 Ibid., p. 334.

4 R. Alexy, The Reasonableness of Law, in Giorgio Bongiovanni, Giovanni Sartor, Chiara Valentini (Ed.), Springer, 2009, p. 5.

Inscrite dans une directive relative à l'égalité de traitement et à la non-discrimination, l'exigence d'un aménagement raisonnable pour les personnes handicapées se rattache indiscutablement au champ du droit de l'égalité. L'égalité est ici conçue comme le produit d'un traitement spécifique de la situation des personnes handicapées au travail. La forme d'égalité recherchée n'est donc pas une égalité formelle, qui exigerait un traitement identique de tous les travailleurs sans prendre en compte leurs caractéristiques propres. Elle s'apparente plus volontiers à une forme d'égalité concrète, prenant en compte les caractéristiques des personnes pour parvenir à un résultat égalitaire. Celui-ci est recherché au travers d'une égalité des chances permettant d'offrir aux personnes handicapées l'opportunité de bénéficier d'un droit à l'emploi à l'égal des autres salariés : l'aménagement raisonnable est en ce sens demeure porté par une conception plutôt libérale de l'égalité.

Si l'égalité des chances constitue l'objectif de ces normes, le vecteur de leur réalisation passe par la mise en œuvre d'une interdiction des discriminations, c'est-à-dire des distinctions fondées sur un handicap. Mais le régime des discriminations connaît deux formes distinctes : les discriminations directes, destinées à lutter contre les comportements motivés par un motif discriminatoire et les discriminations indirectes destinées à lutter contre les conséquences de comportements en apparence neutres mais dont les effets sont discriminatoires à l'égard d'un groupe donné.

Le régime de l'exigence d'aménagement raisonnable s'apparente-t-il aux premières ou aux secondes ?

Le régime de l'exigence d'aménagement raisonnable paraît en premier lieu clairement écarter une proximité avec les discriminations directes. Il impose une obligation de faire (aménager de façon raisonnable) alors que les discriminations directes s'apparentent plus à une prohibition (ne pas prendre en compte un motif donné). Par ailleurs, la discrimination directe exige de recourir à une comparaison en imposant de confronter la situation entre le traitement fait à la personne et celui d'un comparant présent, passé, ou éventuellement hypothétique1. On pourrait considérer que la discrimination directe provient du défaut d'attention portée au handicap ou à l'absence de prise en compte du handicap lors du recrutement ou des différentes décisions adoptées. Mais ce serait sans doute là solliciter la notion de discrimination directe au-delà de ce qu'elle permet de sanctionner.

L'exigence d'aménagement raisonnable est-elle plus proche des discriminations indirectes ? Celles-ci impliquent « une disposition, un critère ou une pratique apparemment neutre » adoptée par l'employeur, mais susceptible d'entraîner un « désavantage particulier pour des

personnes » appartenant à un groupe protégé, sauf à que ce que cette pratique soit « objectivement justifiée »2. Cette démarche paraît plus proche de celle exigée par les aménagements raisonnables : l'organisation habituelle des activités est de nature à empêcher de façon générale l'accès ou le maintien dans l'emploi des personnes handicapées, sauf à l'employeur de prouver que les mesures qu'il a adoptées sont raisonnables et justifient la différence de traitement opéré.

1 V. L. 2008-496 du 27 mai 2008, Art. 1Er, exigeant qu'une personne soit traitée de manière « moins favorable qu'une autre ne l'est, ne l'a été ou ne l'aura été ». Voir de même article 2-2.a) de la directive 2000/78.

Cependant cette interprétation des textes ne paraît pas exacte1. Si le défaut d'aménagement raisonnable peut parfois conduire à une discrimination indirecte (voir infra II), il ne se confond pas avec cette notion.

Formellement, la Directive 2000/78 a d'abord prévu un régime spécifique de justification pour les différences de traitement liées au handicap. Elle indique en effet que le désavantage subi en cas de discrimination indirecte peut être soit justifié par un motif légitime (Art. 2.2.b)i) soit par l'obligation faite à l'employeur « de prendre des mesures appropriées conformément aux

principes prévus à l'article 5 afin d'éliminer les désavantages qu'entraîne cette disposition, ce critère ou cette pratique » (Art. 2.2b)ii). Cette alternative n'est pas entièrement claire : on peut

se demander ce que signifie le « ou » qui ouvre l'alternative entre ces deux formes de justification des différences pratiquées à l'égard des personnes handicapées. Dans une première lecture, on pourrait imaginer que la 2e option exclut toute application de la première : dès lors que l'employeur est légalement tenu d'une obligation d'aménagement raisonnable du poste de travail, il n'a pas à justifier de pratiques qui paraissent atteindre l'égalité de traitement. Dans une seconde lecture, les deux textes peuvent se cumuler : la distinction peut être justifiée par l'employeur en invoquant un objectif légitime et l'emploi de moyens appropriés ou en montrant qu'il a satisfait à son obligation d'aménagement raisonnable des postes de travail ont véritablement permis d'éliminer les désavantages subis par les personnes handicapées. La première interprétation conduirait à exonérer l'employeur de toute justification des effets discriminatoires de ses politiques à l'égard des personnes handicapées dès lors que la loi met en œuvre une obligation d'aménagement raisonnable à leur égard, alors que la deuxième pourrait pleinement compléter l'exigence de justification des discriminations indirectes en autorisant l'employeur à justifier les différences en montrant comment l'aménagement raisonnable pratiqué est de nature à justifier cette différence. Cette seconde interprétation, plus exigeante, paraît mieux à même de garantir la protection contre les discriminations indirectes subies par les personnes handicapées, que l'exigence d'aménagement raisonnable ne peut assurer à elle seule.

Quelle que soit l'interprétation retenue, il apparaît que la rédaction même de la directive distingue discrimination indirecte et aménagement raisonnable, les traitant soit comme des formes de protection alternatives (dans la première interprétation) soit comme des formes complémentaires (dans la seconde). En effet, la discrimination indirecte peut être évaluée à un niveau collectif, lorsqu'une mesure neutre conduit à désavantager les personnes handicapées, alors que l'aménagement raisonnable s'applique à un niveau individuel, en appréciant si l'employeur pratique des efforts suffisants au regard des besoins de la personne concernée. En outre, l'aménagement raisonnable s'impose à l'employeur sans qu'on ait à considérer si, dans l'ensemble, ses politiques conduisent à éliminer les désavantages subis par les personnes handicapées. Un employeur qui aurait par exemple un taux d'emploi de personnes handicapées supérieur au taux légal imposé ne saurait de ce seul fait être exonéré de son obligation d'aménager individuellement les postes de travail.

Il apparaît ainsi que l'exigence d'aménagement raisonnable ne peut être apparentée ni à une discrimination directe ni à une discrimination indirecte. Elle constituerait en conséquence, selon l'analyse proposée par Lisa Waddington et Aart Hendriks une « forme sui generis de

discrimination »1. Cette forme de discrimination impose de prendre en compte le désavantage dans l'emploi subi par des salariés appartenant à des groupes jugés comme fragiles et à imposer à l'employeur, dans la prise de décision qui les concerne, des adaptations qui permettent de compenser ces difficultés. Elle nécessite, comme l'indiquent ces auteurs « une

approche différente qui exige de prendre en compte les particularités d'un individu dans une situation donnée -o , comme l'a décidé la Co r S prême Canadienne, 'L’accommodement ass re e cha e personne est é al ée selon ses propres capacités personnelles pl tôt ’en fonction de présumées caractéristiques de groupe' »2.

Cette acception singulière des discriminations paraît également être reconnue dans d'autres domaines tels que les droits octroyés aux femmes enceintes et les droits liés aux congés parentaux3, et la question est posée de savoir si elle pourrait être transposée à d'autres motifs discriminatoires4.

L'exigence d'aménagement raisonnable peut au total être conçue comme une norme anti- discriminatoire singulière, imposant à l'employeur une obligation de faire (l'aménagement raisonnable du poste de travail ou de l'emploi en fonction des besoins de la personne concernée). Comme nous l'avons vu, elle conduit à une approche particulière de l'égalité de traitement, qu'on pourrait désigner comme une égalité différenciée par traitement singulier des besoins individuels dans le but de garantir une égalité des chances dans l'accès à l'emploi. L'originalité ainsi caractérisée de l'exigence d'aménagement raisonnable conduit par voie de conséquence à s'interroger sur la spécificité du régime de protection des droits que cette norme impose.