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L’absence de raisonnement en termes de non-discrimination

La différence majeure entre l’approche canadienne des accommodements raisonnables et la souplesse dont témoigne le droit interne en matière religieuse tient aux fondements de telles pratiques. L’administration comme le juge français ne commencent pas par constater une discrimination indirecte avant d’en déduire l’exigence d’un accommodement de la règle ou de la pratique alors que le juge canadien cherche à compenser une discrimination résultant d’un effet préjudiciable de la règle. Pour l’essentiel en effet la notion d’aménagement raisonnable découle en droit canadien d’une conception substantielle de l’égalité et de l’interdiction des discriminations indirectes qui en résulte1.

Si cela se comprend aisément de la part d’un juge – particulièrement celui de l’ordre administratif – peu familier des discriminations indirectes (1), la chose est plus surprenante de la part du Défenseur des droits dont l’office est précisément de lutter contre les discriminations ce qui l’a conduit à intégrer l’ensemble des notions forgées dans le cadre du droit de la non-discriminations (2).

1. Un juge peu familier des discriminations indirectes

La question des aménagements des menus n’est jamais abordée dans les contentieux étudiés, et cela ne manque pas de surprendre, sous l’angle des discriminations. Si cela n’empêche pas toute prise en compte des demandes d’aménagement et même incite à y répondre dans une certaine mesure, comme c’est le cas en prison, c’est en raison de l’existence d’un droit juridiquement protégé dont l’aménagement constituerait une forme de mise en œuvre.

1 Certains auteurs soulignent cependant que l’obligation d’accommodement raisonnable en matière religieuse peut aussi découler de la liberté religieuse telle que garantie ans les textes (E. Bribosia, J. Ringelheim et I. Rorive, « Aménager la diversité : le droit de l’égalité face à la pluralité religieuse », op. cit., p. 337 et p. 339).

L’adaptation des menus est en effet toujours présentée en lien avec la liberté religieuse qui bénéficie d’un fondement conventionnel, constitutionnel et légal. Dès lors la question de l’adaptation de la règle générale à des situations particulières se pose sous l’angle de l’effectivité d’un droit individuel et non sous celui de la non-discrimination. Dans la théorie canadienne en revanche, l’obligation d’accommodement résulte du constat selon lequel l’application de la règle générale, neutre en apparence, ferait subir au demandeur une discrimination indirecte. Autrement dit, c’est l’interdit de discriminer qui engendre l’obligation de traiter différemment les personnes au moyen de mesures accommodantes. Une telle dissemblance dans le raisonnement initial n’est pas sans incidence sur la portée des aménagements attendus. En effet, conditionnée par une liberté ou un droit préexistant, l’adaptation admise en droit français a un champ matériel a priori moindre que celui dont bénéficient les accommodements canadiens dans la mesure où ceux-ci ne dépendent que de l’identification d’une mesure ou pratique universelle, générale, ayant des effets spécifiques sur une personne en raison d’une caractéristique qui constitue un motif de discrimination (handicap, orientation sexuelle, religion, sexe, …). Le juge canadien est alors incité, bien plus que son homologue français, à s’intéresser aux effets de la norme. Sans être ignorée du juge administratif, la notion de discrimination indirecte est peu usitée en droit public, sans doute encore marqué par une approche formelle de l’égalité.

Le Conseil d’Etat a pu, certes, accueillir en 2002, dans l’arrêt Spaggiari1

la logique de la discrimination indirecte. Il a ainsi jugé que la prise en compte ducritère tenant à l’expérience professionnelle en France pour un concours de recrutement de la fonction publique conduisait à établir, dans les faits, une distinction entre nationaux et non-nationaux et engendrait une discrimination indirecte fondée sur la nationalité. Pour autant les constats de discrimination de cette nature restent rares dans la jurisprudence administrative comme constitutionnelle, peu tournée vers les effets des normes contrôlées. Quelques jours après avoir rendu l’arrêt

Spaggiari, le Conseil d’État saisi en référé a fait preuve de plus de frilosité. Dans l’affaire Mme Renault2, il n’a pas considéré, comme l’invitait à le faire la requérante, que dans les cantines scolaires la composition sans viande des repas servis le vendredi portait atteinte à la liberté religieuse, dans la mesure où un tel menu privilégiait les enfants de confession chrétienne. Aux yeux du juge, les menus ne faisant référence à aucun interdit alimentaire, ils ne présentent pas un caractère discriminatoire en fonction de la religion des enfants ou de leurs parents3. A lire l’ordonnance, l’absence de référence à l’appartenance religieuse suffit à faire tomber l’hypothèse discriminatoire, ce qui témoigne d’une approche encore formelle des discriminations. Cet exemple un peu ancien révèle combien le juge administratif est rétif à la reconnaissance d’une discrimination indirecte et à l’analyse concrète des situations, ce qui constitue un obstacle d’ordre conceptuel dès la première étape d’acceptation des accommodements raisonnables.

La retenue du juge dans la réception de la logique des accommodements raisonnables dans les services publics est partagée par d’autres acteurs qui, pourtant, ne connaissent pas les mêmes difficultés d’appréhension des discriminations indirectes que le juge administratif.

1 CE 18 octobre 2002, Spaggiari, n° 224804. 2 CE Ord., 25 octobre 2002.

2. Un Défenseur des droits sur la réserve

La position du Défenseur des droits sur les menus confessionnels mérite quelque attention. En tant que spécialiste de la lutte contre les discriminations, il n’a pas les mêmes traditions, usages, habitus et donc difficultés que le juge administratif à appréhender les différents types de discriminations notamment indirectes, et apparaît dès lors comme une des institutions les plus susceptibles d’intégrer la logique des accommodements raisonnables. L’autorité administrative indépendante demeure pourtant en retrait sur cette question qu’elle a abordée timidement dans un rapport de 2013 relatif à l’égal accès des enfants à la cantine de l’école primaire et dans un avis du 26 novembre 2015 concernant une proposition de loi relative au droit d’accès à la restauration scolaire1.

Après avoir fait un état des lieux des diverses demandes d’aménagements de menus (repas sans viande, repas halal, plat de substitution à la viande, simple connaissance à l’avance de la composition des repas pour pouvoir désinscrire l’enfant…), le Défenseur des droits souligne dans son rapport que les collectivités territoriales ne sont aucunement tenues légalement de mettre en place des menus adaptés aux interdits alimentaires religieux2. Il mentionne, de manière plus conjoncturelle, les restrictions budgétaires auxquelles font aujourd’hui face les collectivités territoriales3

.

Le raisonnement tenu par l’autorité administrative du point de vue des discriminations est pour le moins sommaire. Ainsi le refus d’une collectivité d’adapter un repas dans une école en fonction des convictions religieuses des familles ne saurait, selon lui, être assimilé à une pratique discriminatoire dès lors qu’aucun refus de principe concernant l’accès à la cantine n’est opposé aux parents4

. Il semble, à l’instar du juge administratif en 2002, réfuter l’existence d’une discrimination du seul fait qu’aucune discrimination directe n’existe sans se pencher sur les effets de la pratique que le requérant met en cause. Il recommande cependant

a minima, en l’absence d’adaptation – absence vue comme une application stricte du principe

de neutralité religieuse en matière de repas scolaires – d’en informer les parents lors de l’inscription et d’afficher les menus afin de leur permettre de trouver une alternative pour le déjeuner de leurs enfants en cas de menus incompatibles avec les prescriptions alimentaires religieuses. La possibilité de renoncer au service public en cas de fourniture d’une prestation non conforme aux convictions religieuses est présentée comme la source de la compatibilité5. De ce fait les exigences d’aménagement sont réduites à leur plus simple expression.

1 Défenseur des droits, L’égal accès des enfants à la cantine de l’école primaire, 28 mars 2013 ; avis 15-24 du 26 novembre 2015.

2 Défenseur des droits, L’égal accès des enfants à la cantine de l’école primaire, op.cit., p. 14. 3 Ibid., p. 7.

4 Ibid., p. 14. 5

Convenons que même au Canada cette question a paru débattue à propos il est vrai d’une crèche. En 2008, le Tribunal des droits de la personne (Québec) a rejeté le recours d’un père de religion musulmane qui demandait de ne servir à ses enfants que de la nourriture halal. Le juge a souligné que la façon dont le demandeur veut assurer l’éducation religieuse de ses fils, en totale conformité avec ses propres croyances, ne respecte pas les droits d’autrui, ni l’intérêt de ses enfants CDPDJ (Khouas et Khouas) c. Centre à la petite enfance Gros Bec de 2008.