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La garantie juridictionnelle des droits

La singularité de la notion d'aménagement raisonnable dans le droit des discriminations dans le champ de l'emplo

A. La garantie juridictionnelle des droits

Les normes de la Directive et le Code du travail sont formulés avec une grande généralité, sans doute pour signifier l'ampleur des obligations imposées, mais sans envisager de situation concrète dans laquelle la norme a vocation à être mobilisée. La Directive 2000/78 emploie la voie passive (« des aménagements raisonnables sont prévus »), avant d'imputer une obligation générale à l'employeur (« l'employeur prend les mesures appropriées »). Le Code du travail, de son côté envisage des « droits et garanties des travailleurs handicapés1» de façon assez générale, même si l'article L. 5213-6 impose la prise en compte des « besoins dans une situation concrète » en évoquant à la fois l'accès à l'emploi, sa conservation ou la progression professionnelle. Il n'indique cependant pas quelles procédures concrètes garantissent l'exercice d'un tel droit.

Ces normes ont à l'évidence été imaginées de façon générale, afin d'imposer à l'employeur le principe d'une obligation de faire destinée à s'appliquer dans la plupart des choix qu'il peut prendre à l'égard d'une personne handicapée. La perception contentieuse ne manque pas d'offrir une vue déformée (ou pathologique) de la réalité : elle ne permet que de saisir les cas de violation des droits sans envisager l'hypothèse d'un respect spontané des normes. Pourtant, la force normative conférée à un dispositif ne peut être comprise qu'au regard de la manière dont les droits proclamés peuvent se prêter à une mobilisation contentieuse.

Il apparaît que les normes relatives au handicap n'octroient que peu de place à une approche contentieuse des manquements à l'obligation d'aménagement raisonnable. Contrairement aux autres règles sur les discriminations, elles ne détaillent le régime de l'action en justice applicable au refus d'aménagement raisonnable du poste ou de l'emploi, contrairement aux règles relatives aux discriminations, auxquelles est consacré un chapitre spécifique du Code du travail (Articles L. 1134-1 et s.). Et si l'article L. 5213-6 al.3 renvoie au droit des discriminations en la matière, c'est uniquement en indiquant que le refus de prendre des mesures d'aménagement raisonnable « peut être constitutif d'une discrimination au sens de

l'article L. 1133-3 ». La qualification de discrimination est donc envisagée2

, mais sans que le régime de l'action en justice ou de la preuve soit imposé. L'utilisation du verbe « pouvoir » laisse par ailleurs le juge libre d'apprécier si cette qualification s'impose.

Il semble en conséquence que le seul refus d'aménager le poste de travail ne puisse qu'ouvrir la voie à une action en responsabilité civile, dont la faute serait caractérisée par le manquement à l'obligation d'aménager raisonnablement le poste de travail. La charge de la preuve de l'absence d'aménagement ainsi que du caractère déraisonnable seraient entièrement laissés au salarié. Cette charge s'avère particulièrement délicate lorsque le salarié fait face à une décision sur laquelle l'employeur n'a pas à donner d'explication, comme le refus d'embauche, de changer les conditions de travail ou encore d'organiser une formation.

Les règles relatives à l'aménagement de l'emploi ne peuvent dès lors que difficilement se prêter à contentieux lorsqu'elles sont invoquées seules. Les difficultés probatoires nécessitent d'invoquer dans le même litige la violation d'autres règles : celles relatives au licenciement lorsque le salarié a été licencié (mais le plus souvent le régime de l'inaptitude médicale

1 Titre de la sous-section 1 dans laquelle s'insèrent les dispositions relatives aux obligations d'aménagement raisonnable.

conduira à une neutralisation des règles relatives aux aménagements raisonnables), celles relatives au harcèlement ou celles concernant les discriminations indirectes fondées sur le handicap. L'application de ces différentes règles peut alors conduire à adopter un aménagement de la charge de la preuve plus favorable au salarié. Néanmoins, imposer une telle démarche conduit à déplacer le litige sur d'autres plans que la protection du droit à un aménagement raisonnable du poste ou de l'emploi et à amenuiser la protection que les salariés ou les candidats à l'emploi peuvent espérer de ce texte.

Il serait donc souhaitable que la jurisprudence dégage un régime d'action en justice plus favorable aux travailleurs handicapés. Si certaines décisions conduisent à considérer que le défaut d'aménagement raisonnable peut être constitutif d'une discrimination1, aucune précision n'a été apportée quant au régime d'action et de preuve applicable.

Certaines décisions des juridictions du fond paraissent aujourd'hui ouvrir la voie à une telle interprétation des règles. Un arrêt fort intéressant de la Cour d'appel de Lyon du 10 mars 2014 en fournit un bel exemple2. Il concerne un salarié employé par l'UDAF du Rhône, chargé de fonctions de délégué à la tutelle. Il est atteint d'un déficit visuel ayant conduit son employeur à un aménagement de son poste de travail (logiciels et écran d'ordonnateur adaptés) et à une réduction de son temps de travail. Il demande par la suite à changer de fonctions afin de se consacrer à l'accompagnement social en tant qu'éducateur spécialisé. L'accès à un tel poste lui est refusé, alors que des emplois se libèrent dans l'entreprise. L'employeur fait valoir que le salarié ne peut conduire un véhicule, activité qui peut être exigée en cas d'intervention auprès de mineurs en situation de danger. Contestant ce refus, le salarié demande devant le conseil de prud'hommes des dommages et intérêts pour discrimination en raison du handicap. Le litige est intéressant en ce que le salarié invoque une combinaison entre l'article L. 1132-1 (discrimination en raison du handicap) et l'article L. 5213-6 (absence d'aménagement raisonnable). L'employeur de son côté prétend qu'il s'est déjà acquitté de ses obligations, ayant déjà aménagé le poste de travail deux ans plus tôt, et que l'exigence de conduite d'un véhicule rendait impossible l'octroi du poste sollicité. Ce dernier argument n'était guère convaincant : il lui était possible, en réorganisant le service, de l'affecter dans une zone desservie par les transports en commun. Aussi la Cour d'appel indique-t-elle que

« l'employeur ne justifie pas du fait que des mesures appropriées aient été prises pour lui permettre d'exercer son emploi ni e cela génère des charges de mise en œ re disproportionnées ».

Cette interprétation paraît très intéressante. D'une part elle se fonde sur une interprétation des règles relatives aux discriminations et aux aménagements raisonnables pour dégager un régime approprié. Face à un refus d'aménager le poste de travail, il appartient à l'employeur de justifier soit des efforts d'aménagements raisonnables faits, soit du caractère disproportionné de la demande d'aménagement. D'autre part, la décision montre la puissance de cette obligation d'aménagement raisonnable, qui impose parfois de repenser les conditions de travail non seulement pour le salarié concerné mais pour l'ensemble des salariés d'un établissement.

1 CE, Assemblée, 22 octobre 2010, n° 301572 (insuffisance de l'aménagement de l'accessibilité du Palais de justice pour une avocate).

Pour autant, la décision montre en même temps la faiblesse des sanctions appliquées (comme souvent dans le droit des relations de travail). Alors que le salarié demandait une réparation du préjudice à hauteur de 20000 €, la Cour ne lui en concède que 2500. Sans doute la motivation du salarié était-elle plus symbolique (volonté d'agir afin de faire reconnaître les difficultés nées de son handicap) que financière, mais le caractère modique de la réparation pourrait être à même de laisser penser que le préjudice n'est que modique, alors qu'il est très révélateur des difficultés auxquelles se heurtent en permanence les travailleurs handicapés, qui font obstacle à un déroulement de carrière auquel ne se heurtent pas les autres travailleurs. C'est donc du côté de la sanction que les réflexions doivent se déployer afin de garantir la protection de ce droit.