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Emmanuel d’Astier journaliste ou le réveil des dispositions politiques latentes

2. Une étape décisive : l’entrée à l’hebdomadaire Vu

La collaboration de d’Astier à 1935 cesse brusquement après la parution de son enquête sur la banlieue rouge de Paris. Cela peut surprendre car jusque-là, ses articles paraissent régulièrement570 et la teneur des derniers pouvait même laisser augurer une honorable carrière de journaliste d’extrême-droite, conforme à ses dispositions politiques. On ne sait quelles sont les raisons précises de ce divorce, qui peut-être ne sont autres que matérielles. D’Astier, on le sait, n’est pas entré dans le journalisme par vocation mais pour subvenir à ses besoins, sans visiblement se soucier de l’orientation politique des journaux susceptibles de l’accueillir.

« Dans la nécessité de gagner ma croûte, il ne s’agissait pas de faire la fine bouche. J’écrivais là où on me publiait. 571 »

Son départ de 1935 n’est donc peut-être dû qu’à l’obtention de meilleures conditions de rémunération à l’hebdomadaire Vu, où paraît son premier article le 17 juillet 1935. Il faut à ce sujet avoir à l’esprit que le réseau social de d’Astier est étendu et socialement pluriel. Il est très loin de se réduire au milieu réactionnaire de 1935 auquel, d’ailleurs, il n’est pas véritablement intégré. Bien qu’il soit politiquement proche d’eux, les rédacteurs de

569 Sur le moment, ces contradictions ne sont pas nécessairement perçues et vécues comme telles. La logique du témoignage rétrospectif en rend cependant d’Astier pleinement conscient : « J’étais un personnage encore profondément divisé, aspiré par ce qui me restait de maurrassisme, ce qui me restait de tendances familiales à la conservation sociale, et ce qui me poussait vers la révolte, qui aurait dû être sociale en même temps que familiale et contre les formes sociales de 1934. […] J’avais peur des Juifs et j’admirais beaucoup Drumont. Et je croyais une partie de ce qu’on disait sur les Juifs. J’avais une certaine admiration pour un homme pour lequel je n’en ai pas beaucoup, tout en ayant une certaine estime pour lui, qui était un homme comme Massis, qui était un peu un des féaux de Maurras. Et tout de même, des hommes comme Berl et Drieu étaient, même quels que soient les chemins qu’ils ont suivi, des hommes beaucoup plus progressistes. (Extrait des entretiens d’Emmanuel d’Astier avec Francis Crémieux diffusé dans l’émission Radio Libre, France Culture, 30 octobre 1999. Les propos prononcés par d’Astier présentent quelques différences notables avec ceux qui sont transcrits dans Francis Crémieux, Entretiens avec Emmanuel d’Astier, op. cit., p. 62) »

570

D’Astier est l’auteur de 11 articles entre le 17 avril et le 31 juillet 1935. Il est au sommaire de chacun des numéros de juillet.

l’hebdomadaire ne comptent pas parmi ceux qui forment son premier cercle de sociabilité. Les personnes qu’il fréquente le plus régulièrement appartiennent à une élite plus progressiste – qui par leurs styles de vie tendent même à l’éloigner de ce milieu – susceptible de lui offrir d’autres opportunités de travail.

2.1. Professionnalisation au métier de journaliste

Son entrée à la rédaction de Vu joue un rôle très important dans la trajectoire biographique d’Emmanuel d’Astier. C’est en effet en travaillant pour ce journal qu’il va se professionnaliser véritablement au métier de journaliste et que, de façon concomitante, va s’amorcer sa bifurcation politique.

Fondé en 1928, Vu est l’un des journaux les plus novateurs de l’entre-deux-guerres, pionnier dans l’usage de la photographie, d’où son titre. Hebdomadaire accordant une large place à l’analyse de l’actualité internationale572, il est sur le plan politique très nettement orienté à gauche. Son fondateur et directeur, l’homme de presse Lucien Vogel, compte dans les années 1930 « parmi les compagnons de route [du communisme] du plus haut rang en Europe573 ». De fait, le journal soutient activement le Front populaire574 et, surtout, est fortement et précocement engagé dans le combat contre le fascisme, le nazisme et le franquisme575. Vu est par exemple le premier organe de presse français à parler, dès le 3 mai 1933, des camps de concentration nazis, en l’occurrence Dachau et Oranienburg. Il est l’un des premiers journaux à dénoncer les mesures antisémites et racistes mises en œuvre par le régime hitlérien. Il est aussi l’un des tous premiers, à partir de 1934, à renoncer au pacifisme inconditionnel qui animera longtemps une partie de la gauche française et à envisager l’option

572

Vu s’accompagne d’un supplément, Lu, qui est une revue de la presse mondiale traduite en français. En 1937, les deux titres fusionnent pour donner Vu et Lu.

573 Stephen Koch, La Fin de l’innocence. Les intellectuels d’Occident et la tentation stalinienne : trente ans de

guerre secrète, Paris, Grasset, 1995, p. 91. Vogel est notamment un ami proche de Willi Müzenberg, militant

communiste allemand chargé dans les années 1920 par l’URSS de mener en Occident des opérations de propagande visant à attirer vers le communisme les intellectuels et les artistes. Vogel est aussi un ami intime de l’intellectuel communiste Paul Vaillant-Couturier, qui sera le premier époux de sa fille aînée, la journaliste Marie-Claude Vaillant-Couturier.

574

Cf. Pascal Ory, La Belle illusion. Culture et politique sous le signe du Front populaire (1935-1938), Paris, Plon, 1994.

575 Cf. Danielle Leenaerts, Petite histoire du magazine Vu (1928-1940). Entre photographie d’information et

photographie d’art, Bruxelles, Peter Lang, 2010, pp. 357 et suiv. Voir aussi, à propos du franquisme, Sophie

Kurkdjian, « Représenter et penser l’affrontement : le magazine Vu face à la Guerre d’Espagne et la menace d’une deuxième guerre mondiale », Amnis. Revue de civilisation contemporaine Europes/Amériques, mis en ligne le 3 mai 2011 (URL : http://amnis.revues.org/1317).

de la guerre pour abattre le nazisme. Le journaliste Jean Lacouture se souvient ainsi d’un journal qui « était vomi par la presse de droite, par Candide, par Gringoire576 ».

Emmanuel d’Astier intègre donc une rédaction très politisée et engagée, au sein de laquelle il apparaît politiquement décalé. La journaliste Madeleine Jacob, figure importante du journal et elle-même proche du Parti communiste, se rappelle qu’à son arrivée, d’Astier est « très nettement un homme de droite ».

« J’étais à Vu dans les années 1930 et quelque, quand Vogel entra dans mon bureau, flanqué d’un grand jeune homme, il pouvait avoir trente ans à peine, pâle, évanescent, très beau. Il avait un air absent, cet homme jeune, un air dans les nuages… Vogel me dit : ″Madeleine, voici Emmanuel d’Astier de La Vigerie qui a jeté sa défroque d’officier de marine aux orties, faites-le travailler.″ Ainsi travailla-t-il à Vu. D’Astier était cependant très nettement un homme de droite.577 »

Quoi que très engagé, Vu n’a toutefois rien d’un journal sectaire. Il se veut au contraire pluraliste et ouvert. L’un de ses objectifs affichés est de donner à lire toute la variété des points de vue portés sur le monde578. Aussi peut-on y trouver des contributions d’hommes tels que Pierre Drieu La Rochelle, Alain Laubreaux ou Claude Jeantet579. Cette ouverture tient pour l’essentiel à l’impulsion donnée par Lucien Vogel. Esthète éclectique, attaché au pluralisme, Vogel est également un formateur qui aime, en tant que patron de presse, aider au développement de ses collaborateurs580.

576 « Je voudrais juste dire que comme praticien de la presse de cette époque, [Vu] était quand même nettement marqué à gauche. Moi qui lisais pas mal la presse de droite à cette époque, Vu était vomi par la presse de droite, par Candide, par Gringoire (Jean Lacouture interrogé dans l’émission Radio Libre consacrée à Emmanuel d’Astier, France Culture, 30 octobre 1999). »

577

Madeleine Jacob, Quarante ans de journalisme, Paris, Julliard, 1970, p. 341.

578 Emmanuel d’Astier estime d’ailleurs que c’est là ce qui faisait toute la valeur de Vu et Lu. « Ces journaux avaient une caractéristique très importante, qui fait si souvent défaut à notre époque : ils n’étaient pas inféodés, ils étaient insolites. Et Lu vous apportait l’opinion du monde entier… (Francis Crémieux, Entretiens avec

Emmanuel d’Astier, op. cit., p. 64) »

579 Laubreaux et Jeantet sont journalistes à Je suis partout.

580 Passé brièvement par l’École des Beaux-Arts de Paris, Lucien Vogel (1886-1954) avait débuté sa carrière dans l’édition de mode, créant en particulier la Gazette du Bon Ton en 1912. Après la Première Guerre mondiale, il fonde et dirige plusieurs revues d’art et de mode (Les Feuillets d’art, Le Jardin des modes, Vogue France, etc.) avant de créer Vu et de diriger un temps Le Petit Journal. Vogel est, d’une manière générale, considéré comme l’un des pionniers de la presse illustrée en France. Cf. la thèse d’histoire de Sophie Kurkdjian, Lucien Vogel et

Michel de Brunhoff. Parcours croisé de deux éditeurs de presse illustrée au XXe siècle, Paris, Fondation

« Vogel était un très grand patron, au sens que les internes des hôpitaux donnent au mot ″patron″ en parlant du grand chirurgien, leur maître.581 […] Sans lui je n’aurais jamais connu mon métier de journaliste. Je ne serais jamais entrée dans la presse. Il savait tout. Ancien élève des Beaux-Arts, il souhaitait devenir architecte, il avait dû interrompre ses études pour gagner sa vie. Ainsi connut-il l’édition. […] Il savait tout de l’édition. Tout du journalisme. Il était un technicien complet. Il savait le papier, il savait l’imprimerie, il savait le marbre, il savait la typographie, il savait la gravure, il savait la diffusion de presse, il savait le dessin, il savait la peinture. Il avait cette qualité que nous ne rencontrons plus : il savait donner l’impulsion à tous ses collaborateurs, suggérer les articles, les polémiques, les reportages, les enquêtes, les analyses. Rien ne lui échappait de la politique, de l’économie d’un pays. Rien ne paraissait dans son journal, je devrais dire dans ses journaux, car il dirigea un temps le Petit journal, qu’il n’ait lu, discuté. Il respectait la pensée exprimée par ses collaborateurs. Il en discutait. Il convainquait ou ne convainquait pas, mais il avait le respect de la plume des autres. […] Je ne sache pas qu’il y ait actuellement un animateur de presse de cette classe. […] Il avait le goût du faste. Il était généreux. Il aimait aider les jeunes artistes, les jeunes écrivains.582 »

De la même façon que pour Madeleine Jacob, Lucien Vogel va exercer une influence considérable sur Emmanuel d’Astier. Cela, en le formant véritablement au métier de journaliste. En effet, Vogel ne va pas seulement donner à d’Astier du travail, se contenter de lui rémunérer des piges comme cela pouvait être le cas à Marianne ou à 1935. Il va l’intégrer pleinement dans l’équipe de rédaction de Vu. Il va l’envoyer sur le terrain – d’abord en France, puis très vite, à l’étranger – pour réaliser des enquêtes et des reportages583. Il va lui confier la responsabilité d’articles de plus en plus importants dans la hiérarchie des sujets. On observe ainsi que tout au long de l’année 1935, ses articles remontent progressivement vers les premières pages du journal jusqu’à être régulièrement, à partir de début 1936, annoncés en Une. Il va le faire collaborer directement avec des photographes584. Bref, il joue auprès de lui le rôle de mentor, lui apprend ce qu’est la presse et contribue pour une bonne part à lui en transmettre le goût. Il faut noter à cet égard que d’Astier, dont on a souligné précédemment

581

Madeleine Jacob, Quarante ans de journalisme, op. cit., p. 24.

582 Madeleine Jacob, Quarante ans de journalisme, op. cit., pp. 332-334. Marie-Claude Vaillant-Couturier dit de son père une chose comparable : « Mon père était un épanouisseur d’hommes. Il aimait aider au développement des personnalités de chacun même s’il était en désaccord politique avec elles (Marie-Claude Vaillant-Couturier cité dans Jean-Pierre Tuquoi, Emmanuel d’Astier, op. cit., p. 59) ».

583

Le fait qu’Emmanuel d’Astier parle couramment l’anglais et l’allemand est peut-être l’une des raisons qui incitent Vogel à faire de lui l’un des grands reporters internationaux de Vu.

584 D’Astier va ainsi se lier d’amitié avec le photographe juif d’origine russe Isaac Kitrosser, avec lequel il travaille fréquemment.

l’état d’indétermination dont il souffre, est alors disponible pour s’investir dans une activité sociale susceptible de lui donner une occupation, un statut et, en définitive, de la raison d’être. Le journalisme, par sa proximité avec le milieu littéraire, par sa faculté à faire voyager géographiquement comme socialement, mais aussi par sa dimension moins contrainte et moins codifiée que d’autres activités sociales (comme par exemple l’armée), est apte à répondre à ce besoin.

« Au seuil de 1936, j’ai rencontré un homme qui m’a beaucoup impressionné : Lucien Vogel. C’était un homme en bien des points admirable, créateur et bon. Il faisait un grand journal, un journal neuf et jeune, qui s’appelait Vu, et un additif qui s’appelait Lu, que dirigèrent successivement mes amis Martin-Chauffier et Pascal Copeau. […] En faisant

L’Événement585 je rêve souvent encore à Vu et Lu. […] Vogel a été mon banc d’essai avec

Vu.586 »587

À partir de 1936, le journalisme n’est plus pour d’Astier une occupation épisodique et alimentaire mais devient peu à peu son activité principale. D’Astier s’impose en particulier comme grand reporter international, c’est-à-dire dans le genre alors le plus légitime et le plus noble du journalisme588, et comme un spécialiste de la politique étrangère allemande. En

585 L’Événement est un mensuel d’information créé par Emmanuel d’Astier en 1966, et qu’il dirige jusqu’à sa mort en 1969.

586 Francis Crémieux, Entretiens avec Emmanuel d’Astier, op. cit., pp. 64-65.

587 Michel-Antoine Burnier nous confiait en entretien à propos de d’Astier : « Il m’a dit un jour : ″Vogel m’a tout appris. Il m’a appris la photo″ - parce que Vu […] c’est sublime, c’est d’une beauté, c’est une invention de graphisme, de montages photos, de trucs, c’est admirable. Il m’a dit : ″Il m’a appris la photo, il m’a appris la presse. » […] Et la troisième chose qu’il m’a dit : ″Il m’a appris le compagnonnage de route. C’est Vogel qui m’a appris ça.″ (Entretien enregistré, Reignier, 10 août 2011) » D’Astier devait effectivement être durablement imprégné de la conception très exigeante du journalisme de Lucien Vogel. Le journaliste René Maison, collaborateur dans les années 1950 du quotidien Libération dirigé par d’Astier, se souvient de lui comme d’un homme davantage formaté, du fait de sa haute conception du journalisme, pour les périodiques hebdomadaires : « à mon avis c’était plus je crois un homme d’hebdomadaire qu’un homme de quotidien, parce qu’il avait une conception assez exigeante du journalisme peu compatible avec les obligations du quotidien. Je veux dire par là que son esprit d’analyse, de complexité parfois, de discussions de contradictions faisait que c’était très difficile de déboucher dans le quotidien avec ces exigences, et que évidemment il ressentait le journalisme quotidien comme manquant d’exactitudes, d’approfondissements, d’un certain nombre de ce qu’il estimait être des qualités du journalisme, mais très difficile à obtenir dans le quotidien […]. Il avait une exigence du journalisme, qui était très liée d’ailleurs à son tempérament de finesse et d’esprit d’analyse, et puis toujours cherchant à voir la totalité des implications, remettre en cause, reposant les problèmes, allant vers le perfectionnement qui est évidemment assez difficile à concilier avec l’exercice quotidien du journalisme. […] C’est pourquoi je crois que c’était plutôt un journaliste de revue, d’hebdomadaire (Propos de René Maison recueillis par Jeannine Mayer, « Papiers privés d’Emmanuel d’Astier », AN, 72 AJ/2012) ».

588

Le reportage, assimilé au début du XXe siècle au fait-divers et pour cela dévalué, acquiert ses lettres de noblesse durant l’entre-deux-guerres. Le reporter devient valorisé parce qu’il est associé à la recherche de la vérité et parce qu’il incarne une forme de courage physique et moral. La mort de plusieurs journalistes français lors de la guerre d’Espagne alimente cette image du grand-reporter aventurier. Albert Londres est alors une figure prestigieuse du journalisme de l’époque. « Avec le reporter, le journaliste a trouvé pour longtemps son modèle. Autrefois, le débutant rêvait de ressembler […] au polémiste ou au critique, au journaliste sédentaire ; maintenant il aspire à devenir l’égal du journaliste nomade. Ainsi le reportage apparaît-il comme la meilleure ″école″ du journalisme. (Christian Delporte, Les Journalistes en France, op. cit., p. 239) »

1939, sa signature est identifiée et reconnue dans le milieu journalistique français. Le journalisme constitue de la sorte un facteur de stabilisation de sa situation et de sa position sociales.

2.2. Le journalisme comme vecteur de politisation, mode de socialisation politique et agent de conversion

À travers l’apprentissage du métier de journaliste sous la houlette de Vogel, d’Astier fait également un apprentissage politique. En effet, par sa pratique professionnelle, il est amené à rendre compte et commenter des phénomènes et événements politiques, à interviewer des personnalités politiques. En un mot, il est conduit à porter une attention relativement soutenue à l’actualité politique. Sa professionnalisation au métier de journaliste induit donc un processus de politisation. L’exercice du journalisme constitue un mode de socialisation politique qui dans son cas, est pour partie une socialisation de renforcement. Plus qu’elle ne les forme, cette socialisation « professionnelle » favorise le réveil de dispositions politiques latentes que sa situation sociale antérieure contribuait jusque-là à mettre en sommeil. Elle se matérialise notamment par l’acquisition d’une solide « compétence technique589 ». Au fil de ses reportages en effet, d’Astier accumule des savoirs politiques. Il se familiarise avec les acteurs du champ, il apprend à connaître, et parfois – c’est le cas surtout en matière de politique internationale – à maîtriser très finement les questions, problématiques et enjeux qui occupent l’agenda et structurent la compétition politiques.

Or cette socialisation politique s’opère dans un contexte spécifique, qui a pour caractéristique principale d’être en rupture avec le contexte de formation de ses dispositions politiques primaires. L’environnement idéologique, en particulier, est bien différent. D’Astier est confronté sinon quotidiennement, du moins très régulièrement, à des visions du monde dissonantes. Cela ne signifie pas un alignement mécanique de ses opinions sur celles de ses collègues. Néanmoins, ces dernières influent pour plusieurs raisons sur le processus d’élaboration de ses propres représentations. La première est qu’au sein de la rédaction de Vu, l’actualité politique est un objet de débat donnant lieu à des échanges. La politique est discutée. Or les opinions individuelles ne sont pas des réalités figées mais des réalités mouvantes en perpétuelle construction. Et, en l’occurrence, elles sont façonnées par et dans les interactions sociales concrètes de l’individu avec d’autres, autrement dit dans des

situations de conversation auxquelles il participe. « Les discussions politiques qui prennent place dans le cadre familial et dans les relations entre proches sont des espaces de confrontations et de délibérations qui participent à l’orientation des choix comme à la définition des comportements. En confortant un accord mutuel ou en accueillant des controverses, elles constituent un terrain d’expérience de la politique590 ». Parce qu’il constitue pour lui une interface entre lui et le monde, un des prismes par lequel lui parvient le monde, l’environnement interpersonnel d’un individu forme une instance de socialisation continue (instance plurielle et possiblement hétérogène dans la mesure où elle regroupe une multitude d’agents) qui participe au processus d’élaboration de la représentation que celui-ci se fait du monde. Il peut alors contribuer à infléchir des représentations intériorisées au cours de la socialisation antérieure qui ne sont pas (ou pas suffisamment) entretenues dans les conditions d’existence présentes. Les manières de se représenter, notamment politiquement, le monde sont sensibles aux expériences socialisatrices récentes et aux effets de contexte591. Elles peuvent s’épuiser si elles ne sont pas actualisées et si elles sont régulièrement et