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Emmanuel d’Astier est, durant son enfance, plongé dans des conditions d’existence particulièrement homogènes qui favorisent la transmission de l’héritage social familial. Au cours de sa socialisation primaire, il hérite d’un riche patrimoine social et culturel, de dispositions et de ressources qui le préparent à l’occupation d’une position sociale dominante. Il intériorise en particulier un ethos aristocratique cohérent qui fixe en lui des attentes sociales élevées.

2.1. L’homogénéité des conditions de la socialisation primaire

Comme l’a montré Bernard Lahire, la « cohérence des habitudes ou schèmes d’action (schèmes sensori-moteurs, schèmes de perception, d’appréciation, d’évaluation…) que peut avoir intériorisé chaque acteur dépend […] de la cohérence des principes de socialisation auxquels il a été soumis166 ». Dans les sociétés modernes, hautement différenciées, les individus sont le plus souvent amenés à fréquenter précocement une pluralité d’univers sociaux et à être donc soumis à des principes de socialisation hétérogènes. C’est ainsi que l’homme pluriel constitue le type d’acteur le plus socialement probable. La France du début du XXe siècle ne confronte sans doute pas aussi fortement et aussi précocement qu’aujourd’hui les individus à l’hétérogénéité sociale. Les Français, et en particulier les enfants, vivent alors globalement dans un environnement social plus homogène. La scolarisation est moins développée. Elle est moins longue, débutant plus tard et se terminant plus tôt. L’École est de plus fractionnée en deux ordres distincts accueillant deux publics bien différents – l’un les enfants du « peuple » destinés à quitter rapidement le système scolaire,

l’autre les enfants de la bourgeoisie destinés au baccalauréat et aux études supérieures – qui ne se rencontrent pas167. Des secteurs comme celui de la petite enfance ou le monde associatif, qui aujourd’hui captent tôt un grand nombre d’enfants, n’existent pas, ou alors à l’état embryonnaire. D’une manière générale, les enfants sortent donc plus tard de l’univers familial et, lorsque c’est le cas, ils fréquentent des individus globalement proches socialement. Ils connaissent donc tendanciellement des conditions de socialisation beaucoup plus univoques que les enfants d’aujourd’hui, propres à l’intériorisation d’un système de dispositions plus cohérents168.

Des différences importantes existent cependant selon les milieux sociaux et les contextes familiaux. En l’occurrence, Emmanuel d’Astier grandit dans un univers social qui, grandement soucieux de la préservation de son style de vie et de sa reproduction, travaille à assurer la plus grande cohérence dans l’éducation de ses enfants. Dans l’aristocratie, l’éducation est centrée sur la famille et toutes les influences extérieures sont contrôlées pour réduire au maximum la sortie ou la déviance et garantir la « préservation de l’homogénéité sociale169 ». L’enfant tend à être pris en charge constamment, le plus souvent par un personnel spécifique étant le relais et l’instrument de l’autorité éducative parentale. Jusqu’à la Seconde Guerre mondiale, l’éducation des enfants est confiée d’abord, soit à des gouvernantes (souvent issues de familles aristocratiques déclassées ou de la bourgeoisie sans fortune), soit à des nurses (en général anglaises ou irlandaises pour permettre l’apprentissage précoce de l’anglais)170. La famille d’Astier de La Vigerie est à cet égard pleinement conforme puisque Emmanuel est, enfant, confié à une gouvernante. Comme c’est souvent le cas dans l’aristocratie à cette époque, une importante distance est marquée avec ses parents, qui ne sont pas les agents premiers de sa socialisation.

« Il y avait une extraordinaire séparation entre mes parents et les enfants. Pour moi, c’était Jupiter et Junon. On ne mangeait pas à tous les repas à table, on avait un petit service pour soi, souvent avec la gouvernante. Je rencontrais peu mes parents, qui m’aimaient beaucoup, mais ne me connaissaient pas. Je ne les connaissais pas.171 »

167 Cf. Guy Vincent, Bernard Lahire et Daniel Thin, « Sur l’histoire et la théorie de la forme scolaire », in Guy Vincent (dir.), L’Éducation prisonnière de la forme scolaire ? Scolarisation et socialisation dans les sociétés

industrielles, Lyon, PUL, 1994, pp. 11-48.

168 On est loin, néanmoins, des sociétés de type traditionnel dans lesquelles les individus sont plongés dans des conditions d’existence tellement univoques qu’ils peuvent incorporer un habitus unifié.

169 Éric Mension-Rigau, L’Enfance au château, op. cit., p. 34.

170 Monique de Saint-Martin, L’Espace de la noblesse, op. cit., p. 185.

Emmanuel d’Astier n’a pas laissé d’informations sur la personne de sa gouvernante. On sait cependant grâce à des recherches dans les archives familiales menées par Jean-Pierre Jobelot172, que son frère Henri, de trois ans plus âgé, a une nurse anglaise nommée Miss May. Il est possible, étant donnée leur faible différence d’âge, qu’Henri et Emmanuel aient la même

nurse. Quoi qu’il en soit, les deux frères parlent couramment anglais et allemand, comme

l’attestent leurs dossiers militaires respectifs173.

Toujours attentive à préserver ses enfants des influences exogènes, l’aristocratie du début du XXe se méfie par ailleurs de l’enseignement scolaire, et en particulier d’une école publique véhiculant des valeurs républicaines et laïques concurrentes de son socle moral. C’est pourquoi elle préfère recourir au traditionnel préceptorat, qui constitue encore la norme à la Belle Époque dans ce milieu social. Spécificité de la famille d’Astier de La Vigerie, c’est son père qui, en tant que Polytechnicien est doté d’un fort capital scolaire, assure auprès d’Emmanuel d’Astier le rôle de précepteur.

« Jusque-là174, j’avais comme précepteur mon père. Je l’ai connu non pas comme père mais comme maître. Il était polytechnicien, comme tout le monde, il m’apprenait le latin, les mathématiques, la langue française. Le soir dans le grand salon du château on lisait à haute voix pour l’assemblée réunie, avec les autres enfants, du Molière ou du Racine, ou d’autres grands classiques. C’était le loisir, et la journée j’avais un certain nombre d’heures de répétition assez nombreuses.175 »

Jusqu’à son entrée au lycée Condorcet à l’âge de douze ans, Emmanuel d’Astier est donc enveloppé par l’univers familial, au sein duquel les domestiques sont le seul élément d’altérité. Jusqu’à la Première Guerre mondiale, l’emploi de domestiques est encore une institution dans l’aristocratie et la grande bourgeoisie. Les domestiques sont un élément indispensable permettant à une maison d’assurer son standing176. Dans ses récits

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Jean-Pierre Jobelot est l’un des petits-fils d’Henri d’Astier de La Vigerie.

173 Pour Henri, cf. Jean-Pierre Jobelot, Henri d’Astier de La Vigerie (1897-1952), op. cit.. Pour Emmanuel, cf. Dossier individuel d’Emmanuel d’Astier de La Vigerie (ministère de la Marine), CC 4ème moderne 1187/6,Service historique de la Défense.

174

D’Astier fait référence ici à son entrée au lycée Condorcet en septembre 1912.

175 Francis Crémieux, Entretiens avec Emmanuel d’Astier, op. cit., p. 17.

176

Cf. Éric Mension-Rigau, L’Enfance au château, op. cit. et Edmond Goblot, La Barrière et le niveau. Étude

sociologique sur la bourgeoisie française moderne, Paris, PUF, 2010 [1ère éd. 1925]. Au début du XXe siècle en France, ils forment ainsi une population qui reste nombreuse. On dénombre en 1901, 963 100 domestiques travaillant pour le compte d’environ 225 000 familles. À titre de comparaison, on évalue en 1906 la population

autobiographiques, Emmanuel d’Astier note la nécessité qu’il y a dans son milieu d’avoir des domestiques afin de bien marquer son rang. « Il fallait avoir des domestiques. C’est très important à ce moment-là d’avoir un valet de chambre.177 » Les d’Astier emploient ainsi tout un personnel, notamment au château : cuisinière, valet de chambre, gouvernante, cocher, chevrière, vachère, etc178. Il ne faut toutefois pas se méprendre quant aux effets sur la socialisation enfantine de la présence des domestiques dans l’univers familial. Si les aristocrates sont volontiers familiers et bienveillants à l’égard des domestiques, souvent présentés dans les discours179 comme des membres de la famille, ce n’en est pas moins une distance et une supériorité paternalistes qui fondent leur rapport à ces gens du « peuple ». La condition de l’enfant noble n’est pas confondue avec celle du domestique, qui reste au service de l’enfant et occupe donc par rapport à lui une position objectivement dominée. Et c’est rien moins qu’un rapport symétrique qui s’établit. Est-ce une illustration de la barrière sociale et symbolique séparant le jeune d’Astier de La Vigerie des domestiques? Toujours est-il que dans ses récits autobiographiques, d’Astier fait peu mention des domestiques de son enfance. Lorsqu’ils sont mentionnés, c’est presque toujours collectivement, en tant que catégorie sociale et éléments de son environnement, non en tant que personnes, ce qui apparaît comme un indicateur de l’efficacité de la transmission familiale.

Lorsqu’il est enfant, Emmanuel d’Astier sort peu de la sphère familiale. Les contacts avec l’extérieur restent, de plus, contenus pour l’essentiel dans le même univers social. « Ma jeunesse – dit-il à Jacques Chancel en 1969 – et bien elle est traditionnelle : des petits châteaux, la petite société mondaine de mon milieu180 ». La vie sociale extra-familiale est, selon lui, assez restreinte. Ses parents participent peu, en-dehors de quelques événements annuels, aux mondanités de l’aristocratie parisienne.

« Les mondanités de Paris, je n’en ai pas gardé de souvenir, sauf quatre ou cinq grands bals dans l’année, les fameux bals de la période 1910-1914. Une partie de ma famille y

ouvrière française à 5,3 millions d’individus (Jean-Baptiste Duroselle, La France de la « Belle Époque », Paris, Presses de Science Po, 1992 [1ère éd. 1972], pp. 64-67).

177 Emmanuel d’Astier, Emmanuel d’Astier raconte, op. cit.

178 Après la Première Guerre mondiale, la domesticité décroît très fortement, notamment du fait de la désaffection des classes pauvres pour ce type d’emplois, associé à une privation de liberté. Dans les rares lettres de ses parents qu’Emmanuel d’Astier avait conservé, on trouve quelques mentions des domestiques, et plus particulièrement de la difficulté à en trouver après-guerre : « Je cherche une femme de chambre et jusqu’ici je n’en trouve pas. Mes annonces dans les journaux restent sans réponse. C’est fort triste. Notre personnel est court. (Lettre de sa mère à Emmanuel d’Astier, 12 juin 1921, archives privées Christophe d’Astier de la Vigerie) » ; « ce n’est guère commode de se passer de domestiques (Lettre de sa mère à Emmanuel d’Astier, 15 novembre 1921, archives privées Christophe d’Astier de La Vigerie) ».

179 On renvoie là aux travaux déjà cités de Monique de Saint-Martin et d’Éric Mension-Rigau.

participait. Quatre ou six fois par an, déguisée ou non, toute la haute société, depuis les La Rochefoucauld jusqu’aux petits d’Astier, se trouvait mêlée. À part ça, la vie collective était beaucoup plus centrée sur le château, en ce sens que le voisinage de château à château, les chasses, la chasse au sanglier, chez moi, étaient les phénomènes importants, dont je retrouve un souvenir.181 »

Emmanuel d’Astier évolue ainsi dans un environnement extrêmement homogène. Il est peu, voire pas, confronté à des dissonances culturelles et sociales.

2.2. Hériter du riche patrimoine familial

L’homogénéité des conditions de sa socialisation primaire favorise l’appropriation par Emmanuel d’Astier de l’héritage (culturel et social) familial. Cet héritage se compose de propriétés incorporées qui, parce que caractéristiques des grandes classes supérieures dont sa famille est assez largement représentative, constituent des ressources sociales importantes. D’Astier incorpore d’abord des manières d’être et de faire classées en haut de la hiérarchie sociale : hexis corporelle faite d’aisance et de relâchement, assurance verbale, sens de la distinction et du raffinement182. Ces propriétés très corporelles ont pour elles l’apparence du « naturel » car elles reposent reposant « sur le pouvoir qu’ont les dominants d’imposer, par leur existence même, une définition de l’excellence qui, n’étant que leur manière propre d’exister, est vouée à apparaître à la fois comme distinctive, différente, donc arbitraire (puisque que parmi d’autres) et parfaitement nécessaires, absolu, naturelle183 ». De la sorte, elles ont un pouvoir social considérable, inscrit dans leur capacité à exprimer la valeur sociale de celui qu’elles habitent.

Élevé dans un univers familial imprégné de culture légitime, d’Astier intériorise également un important capital culturel. Son père, on l’a déjà noté, dispose en tant que bachelier es lettres et polytechnicien d’un fort capital scolaire. Son dossier militaire indique qu’il parle et traduit l’allemand, qu’il « a une très belle intelligence et de grandes capacités », mais aussi qu’il a des « manières très distinguées » et qu’« il connaît le dessin et un peu de

181 Francis Crémieux, Entretiens avec Emmanuel d’Astier, op. cit., p. 32

182

Nous aurons l’occasion de citer dans le chapitre 5, « Genèse d’une vocation politique », plusieurs témoignages décrivant Emmanuel d’Astier comme un homme élégant, raffiné, doté d’une grande aisance gestuelle et verbale, bref portant incontestablement les marques de son extraction sociale supérieure.

musique, danse parfaitement184 ». Raoul d’Astier est un homme lettré, dont les pratiques participent de la culture dominante. La mère d’Emmanuel se présente elle aussi comme une personne cultivée : « c’était une personne très pratique, tout en étant d’une grande intelligence, (plus cultivée et plus intelligente peut-être que mon père)185 ». Les lettres qu’elle envoie à son fils au début des années 1920 nous permettent de savoir qu’elle lit quotidiennement L’Action française et Le Figaro, mais aussi des ouvrages historiques, comme l’Histoire des deux peuples de l’intellectuel maurrassien Jacques Bainville186. La famille d’Astier dispose en outre d’un conséquent patrimoine matériel, notamment une « vaste bibliothèque187 » au château de Rançay. C’est donc aussi dans le contact quotidien avec ce capital culturel objectivé, approprié dans des pratiques propices, que se forge le capital incorporé de d’Astier188.

Ce capital culturel, acquis primitivement au sein de la sphère familiale, est par la suite converti en capital scolaire. En octobre 1912, soit avec ceux années d’avance, Emmanuel d’Astier entre en classe de troisième au lycée public Condorcet à Paris. L’entrée à Condorcet est synonyme pour lui d’une réelle ouverture sociale. En cela, elle marque une certaine rupture. Car si l’établissement, situé rue du Havre dans le riche 9ème arrondissement de Paris, accueille une population quasi-exclusivement issue des classes supérieures, celle-ci provient essentiellement de la bourgeoisie progressiste, attachée à la laïcité. Depuis le milieu du XIXe siècle, nombreux sont les élèves protestants et juifs à fréquenter le lycée. Plusieurs anciens lycéens de l’établissement jouent d’ailleurs un rôle important dans la constitution des réseaux dreyfusards et dans la création de la Ligue des Droits de l’Homme189. L’environnement, plutôt libéral et laïque, dans lequel est plongé d’Astier à Condorcet tranche ainsi nettement avec l’éducation rigoriste et conservatrice, fortement marquée du poids du dogme catholique, dans laquelle il a été élevé jusque-là. Aussi son entrée au lycée constitue-t-elle à ses yeux une expérience importante.

« L’enseignement public, après l’enseignement privé de mon père, m’a tout de suite marqué. Je me vois faisant le trajet de la rue de Courcelles à Condorcet, rue du Havre. Je

184 Dossier militaire individuel de Raoul d’Astier de La Vigerie, État des notes du 1er juillet 1876, cité par Jean-Pierre Jobelot, Henri d’Astier de La Vigerie, op.cit., p. 15.

185 Francis Crémieux, Entretiens avec Emmanuel d’Astier, op. cit., p. 31.

186 Lettres de sa mère à Emmanuel d’Astier, archives privées Christophe d’Astier de La Vigerie.

187 Francis Crémieux, Entretiens avec Emmanuel d’Astier, op. cit., p. 18.

188

Sur les trois états – incorporé, objectivé et institutionnalisé – du capital culturel, voir Pierre Bourdieu, « Les trois états du capital culturel », Actes de la recherche en sciences sociales, vol. 30, 1979, pp. 3-6.

vois mes premiers amis, des visages de vivants ou de morts, mais vivants dans ma mémoire, qui allaient du boulevard Haussmann à Condorcet190 ».

D’Astier est élève à Condorcet jusqu’au terme de l’année scolaire 1914-1915. Il est par la suite scolarisé à l’École Saint-Jean de Béthune, tenue par les pères Eudistes à Versailles. Il obtient la première partie de son baccalauréat (latin-grec-philosophie) avec une année d’avance en juillet 1916, la seconde (latin-grec-mathématiques) en juillet 1917. Il entre ensuite en classes préparatoires « mathématiques spéciales » au lycée jésuite Sainte-Geneviève à Versailles, afin de préparer le concours d’entrée à l’École navale. Il est reçu en avril 1918, classé 36ème sur 149 reçus. Il entre en service le 22 avril 1918 à Brest, où siège l’École, et en sort un an et demi plus tard, le 12 octobre 1919, avec le grade d’enseigne de vaisseau de 2ème classe.

2.3. Disposition héroïque, sens de l’honneur et patriotisme

D’Astier hérite surtout de sa socialisation familiale un rapport au monde particulier, qui se traduit par des désirs et des aspirations spécifiques. Il intériorise en particulier une disposition

héroïque, que l’on peut définir comme la propension à chercher à se distinguer par

l’accomplissement d’actes exceptionnels. Exaltation du courage, « goût du risque, du défi, culte de la prouesse et de l’exploit191 » – soit autant de qualités par lesquels on acquiert une renommée et s’extraie du commun – sont des composantes de la disposition héroïque. Si celle-ci trouve dans l’armée et la guerre un site et un contexte d’actualisation exemplaires, elle est tout à fait à même d’être investie dans d’autres univers sociaux : la littérature, l’art, le sport, la politique, etc. ; bref, toutes les activités sociales où d’importants profits symboliques – qui sont toujours des profits de distinction – sont en jeu.

La disposition héroïque est constitutive de l’ethos aristocratique192. Elle est en effet spécialement ajustée au système de valeurs d’un groupe social qui non seulement se veut et se sait (socialement) extra-ordinaire, mais qui se caractérise en outre par sa forte et ancienne tradition militaire. Très prestigieuse sous l’Ancien régime, la carrière des armes a été longtemps l’apanage de la noblesse. Si depuis plusieurs siècles elle ne lui est plus réservée, et

190 Francis Crémieux, Entretiens avec Emmanuel d’Astier, op. cit., p. 18.

191 Monique de Saint-Martin, L’Espace de la noblesse, op. cit., p. 133.

si la notion d’héroïsme imprègne sans doute plus largement les milieux militaires, elle lui reste historiquement liée. Nourrie par toute une imagerie chevaleresque et par la mémoire du sang versé par les ancêtres sur les champs de bataille, l’aristocratie tend à faire de la vaillance et de la bravoure au combat des vertus hyper-valorisées.

L’intériorisation dans cette classe d’une disposition héroïque s’accompagne en outre de celle d’un sens de l’honneur et du devoir aigu, conçu comme le contrepoint de son existence comme élite. L’occupation d’une position dominante confère en effet des obligations. « Noblesse oblige », dit bien l’expression. Se voulant l’incarnation d’une « excellence offerte en modèle193 », l’aristocratie cultive le devoir d’exemplarité. Etre digne de son rang, c’est montrer l’exemple. L’héroïsme, notamment au combat, est ainsi une traduction pratique de ce devoir d’exemplarité194.

Disposition héroïque et sens de l’honneur se conjuguent enfin à un fort et ancien sentiment national. Propriété pluriséculaire de la terre, proximité ancienne avec le pouvoir politique et longue tradition militaire font en effet que les aristocrates s’identifient d’une manière singulière à la patrie, dont ils se conçoivent d’une certaine façon comme les garants de l’intégrité. Si le patriotisme se diffuse largement dans la population française au cours des XIXe et XXe siècles195, l’historien Jacques Revel observe néanmoins que jusqu’à la Grande guerre, les familles nobles « gardent une manière, unique, de faire du sacrifice patriotique la preuve d’un pacte exclusif qui aurait été passé entre elles et la nation, de toute éternité196 ». L’idée d’être au service de la France, associée au désintéressement, est dans ces milieux une valeur forte, pleinement intégrée à l’ethos aristocratique.

193 Éric Mension-Rigau, Aristocrates et grands bourgeois, op. cit., pp. 411-484.

194 Au début du XXe siècle, du fait du renouvellement des classes supérieures depuis le siècle des Lumières, ce