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Pour une approche biographique

Pour le sociologue, le mot « biographique » fait souvent fonction de repoussoir irrévocable, cristallisé sous la forme de l’« illusion biographique ». Cette expression renvoie au célèbre article dans lequel Pierre Bourdieu s’attaque à la notion d’histoire de vie74. Fondée sur le récit linéaire d’une vie conçue plus ou moins consciemment comme un « développement nécessaire75 », l’histoire de vie pêche selon Bourdieu par son ambition de vouloir dégager une cohérence, une unité et, en définitive, un sens du devenir biographique d’un individu. L’illusion biographique désigne ainsi les présupposés d’une biographie qui serait son propre moteur, qui trouverait en elle-même le principe de son déroulement. De son côté, Jean-Claude Passeron voit une « utopie76 » dans les récits qui se veulent exhaustifs, qui collectionnent les détails et les anecdotes, « se berçant de la certitude que ″rien n’est insignifiant″77 » et tirant l’« impression de comprendre78 » qu’ils produisent des pouvoirs suggestifs de la rhétorique narrative qu’ils déploient.

72 Jean-Claude Passeron, Le Raisonnement sociologique. Un espace non poppérien de l’argumentation, Paris, Albin Michel, 2009 [1ère éd. 1991], p. 329.

73 Dit autrement, il s’agit de « comprendre le devenir biographique dans un double mouvement, celui de l’action sociale des individus et celui du déterminisme des structures (Ibid., p. 323) ».

74

Pierre Bourdieu, « L’illusion biographique », Actes de la recherche en sciences sociales, n° 62-63, 1986, pp. 69-72.

75

Ibid., p. 69.

76

Jean-Claude Passeron, Le Raisonnement sociologique, op. cit., pp. 304-305.

77 Ibid., P. 304.

On ne saurait contester la pertinence de ces remarques. En rappelant que les « événements constitutifs de la vie79 » s’inscrivent dans un espace social structuré, en mettant en garde contre l’« illusion de la pan-pertinence du descriptible80 », en insistant sur le rôle crucial du « problème théorique des traits pertinents de la description81 », ces critiques fournissent des pistes précieuses qui n’invalident pas toute approche biographique mais permettent au contraire d’élaborer un outil évitant les écueils de la biographie anecdotisante, hagiographique ou subjectiviste. « Si la critique de l’illusion biographique conduit à la désillusion de la panacée biographique, elle ne remet pourtant pas en cause l’intérêt à rendre compte du devenir biographique.82 » Cet « intérêt » s’observe très précisément dans l’analyse de l’action individuelle et du social à l’état incorporé. Les données biographiques constituent en effet un matériau irremplaçable pour reconstruire la « séquence d’interactions dans laquelle s’est construit [un] individu83 » et décrire le « devenir des propriétés portées par [cet] individu84 ». Dans ce travail, c’est bien ainsi une approche biographique qui est mise en œuvre, dans le sens où il ne s’agit pas simplement d’enregistrer les propriétés sociales portées par Emmanuel d’Astier, mais d’en reconstruire la genèse et d’analyser les conditions, les modalités, les processus de leur actualisation (et possible transformation) dans la pratique. Allant plus loin qu’un « simple » analyse de trajectoire sociale comme suite de positions dans l’espace social, il s’agit de reconstituer le plus minutieusement possible le fil des expériences spécifiques, autrement dit les processus biographiques particuliers, par lesquels ses propriétés individuelles adviennent à l’individu (comment elles deviennent des propriétés incorporées) et sont ensuite activées (renforcées, remodelées, transformées) dans le présent de son action. En d’autres termes, il s’agit de retracer l’histoire individuelle de l’acteur afin de mettre au jour les cadres socialisateurs différenciés qu’il a traversés et les marques, sous forme de manières plus ou moins durables de penser et d’agir, laissées en lui par leur fréquentation. Ces marques sont singulières dans la mesure où elles sont issues d’expériences multiples, vécues simultanément ou successivement. Ce sont elles qui façonnent son rapport au monde, elles qui, dans leur rencontre permanente avec des situations et contextes toujours particuliers (parce que socialement, spatialement et historiquement situés), tissent et retissent ses visions du monde,

79 Pierre Bourdieu, « L’illusion biographique », art. cit., p. 71.

80 Jean-Claude Passeron, Le Raisonnement sociologique, op. cit., p. 305.

81 Ibid., p. 304.

82 Stéphane Chantegros, Sophie Orange, Adrien Pégourdie et Cyrille Rougier, « Introduction », in Stéphane Chantegros, Sophie Orange, Adrien Pégourdie et Cyrille Rougier (dir.), La Fabrique du biographique, Limoges, Presses Universitaires de Limoges, 2012, p. 17.

83 Jean-Claude Passeron, Le Raisonnement sociologique, op. cit., p. 321.

ses attentes, ses désirs, ses inclinations, etc., et in fine fabriquent son action.

Ce faisant, c’est bien une approche processuelle, attentive à la dimension temporelle des mécanismes de fabrication sociale des individus, attentive à la succession des expériences vécues, qui est ici mise en œuvre. En aucun cas cependant il ne s’agit de raconter une « vie comme une série unique et à soi suffisante d’événements successifs85 ». L’enjeu est au contraire de systématiquement positionner l’individu dans l’espace social, mieux, dans la pluralité des espaces et univers sociaux (du plus global aux plus locaux) qu’il traverse. Loin donc de négliger la dimension structurelle de l’expérience et de l’action individuelles, il s’agit de la restituer86. De plus, il n’est pas non plus question de tout savoir et tout dire de l’individu, de multiplier les anecdotes, mais de repérer les éléments structurants de son existence qui permettent de saisir les logiques sociales du déroulement de sa trajectoire87. Cette posture de recherche est indispensable pour contourner les écueils de l’illusion biographique et rendre pleinement raison des comportements individuels.

Ces précautions admises, reste que l’une des difficultés majeures auxquelles est confronté, dans la pratique même de l’enquête, le sociologue travaillant sur un individu (a fortiori lorsque celui-ci est un personnage public à qui l’opportunité a été donnée de se raconter), est de parvenir à ne pas se laisser imposer la version (construite, voire travaillée) de son parcours biographique que cet individu s’est efforcé de fixer dans ses discours, et qui répond à de multiples enjeux de présentation de soi88. Tout individu faisant le récit de son existence tend en effet à en reconfigurer les étapes afin de la rendre plus cohérente et plus intelligible. Paul Ricoeur analyse ainsi le récit comme une « mise en intrigue »89. En racontant sa vie, l’individu reconstruit son expérience, initialement discontinue et confuse, autour d’une intrigue qui tend à transformer les événements vécus en une histoire dotée d’une logique. Cette intrigue agit notamment comme un filtre permettant à l’acteur d’opérer la sélection entre ce qui est digne d’être raconté (parce que jugé important, significatif et pertinent) et ce qui ne l’est pas. En somme, l’intrigue constitue un instrument permettant à l’acteur

85

Pierre Bourdieu, « L’illusion biographique », art. cit., p. 71.

86 Annie Collovald insiste largement sur la nécessité de la prise en compte de la dimension structurelle des trajectoires d’engagement (Annie Collovald, « Pour une sociologie des carrières morales des dévouements militants », art. cit.).

87 Comme l’écrit Yves Gingras, une telle approche biographique « problématise une vie au lieu de simplement la décrire comme un enchaînement inévitable d’événements (Yves Gingras cité dans Bernard Lahire, Franz Kafka,

op. cit., p. 74) ».

88 Le cas idéal-typique de « travail proprement biographique de soi sur soi » est celui de l’homme politique : « l’homme politique est particulièrement astreint à ce type de travail sur lui-même puisque, jouant sous le regard des autres, son identité est une marque politique qu’il se doit de systématiser pour faire la différence dans la concurrence (Annie Collovald, Jacques Chirac et le gaullisme, Paris, Belin, 1999, p. 21) ».

d’organiser, structurer, synthétiser son expérience biographique. De cette façon, tout discours biographique constitue une sorte de scénario. C’est la raison pour laquelle le sociologue doit nécessairement l’appréhender avec une grande précaution méthodologique. Or dans le cas qui nous occupe, le problème est redoublé. D’une part parce qu’Emmanuel d’Astier est un personnage public (s’il n’est plus député dans les années 1960, il est encore un directeur de presse important, un écrivain et, à partir de 1965, un homme de télévision) qui est conditionné à produire une « identité stratégique90 » de lui-même. D’autre part parce qu’il est un homme de lettres, habitué à parler de lui, qui dispose de toutes les compétences techniques (cognitives et discursives) pour manipuler de façon avantageuse sa présentation de soi91.

Ainsi, l’un des enjeux à la fois méthodologiques et analytiques auxquels on a été confronté a été d’abord d’adopter la bonne distance critique à l’égard des récits autobiographiques d’Emmanuel d’Astier, ensuite de se rendre le moins captif possible de ce registre de sources. Pour ce faire, on s’est appuyé, comme tout enquêteur de terrain, sur « tous les modes de recueil de données possibles92 », c’est-à-dire que l’on s’est efforcé de varier au maximum les sources et les types de sources. Textes et récits autobiographiques, production journalistique et littéraire, témoignages de contemporains, documents d’archives divers, etc., ont été ainsi analysés. L’enjeu de cet éclectisme empirique n’était pas seulement de croiser les informations afin de faire le tri entre le vrai et le faux, le probable et l’improbable – ce que Jean-Pierre Olivier de Sardan qualifie de « triangulation simple93 » – mais aussi de « mieux tenir compte des multiples registres et stratifications du réel social94 ». Prenant acte du fait que le sociologue ne peut jamais saisir le réel social directement, il s’agissait de multiplier les occasions de repérer des traces et indices pluriels de l’existence sociale d’Emmanuel d’Astier95.

90 Annie Collovald, « Identité(s) stratégique(s) », Actes de la recherche en sciences sociales, vol. 73, juin 1988, pp. 29-40.

91 Delphine Naudier qualifie les écrivains de « maîtres en l’art de fabriquer des représentations (Delphine Naudier cité in Frédérique Giraud, Aurélien Raynaud et Émilie Saunier, « Principes, enjeux et usages de la méthode biographique en sociologie », Interrogations, n° 17, janvier 2014 [en ligne]) ».

92 Jean-Pierre Olivier de Sardan, « La politique du terrain. Sur la production des données en anthropologie »,

Enquête, n° 1, 1995 [en ligne].

93 Ibid.

94 Ibid.

95

Á l’inverse des sciences de la nature, qui peuvent avoir recours à l’expérimentation pour accéder directement à un réel abstrait des conditions particulières de ses manifestations « naturelles », les sciences sociales travaillent sur des objets résolument historiques auxquels elles n’ont jamais qu’un accès indirect. En effet, elles ont affaire à un matériau qui passe et jamais ne se présente de nouveau tel qu’en lui-même. C’est ce par quoi, comme l’observe Jean-Claude Passeron, elles sont des sciences fondamentalement historiques : « l’unité qui s’impose à toute analyse épistémologique de ces sciences est celle qui tient à la circonstanciation spatio-temporelle de leurs assertions les plus générales : les phénomènes leurs sont toujours données dans le devenir du monde historique qui n’offre ni répétition spontanée ni possibilité d’isoler des variables en laboratoire. Même méticuleusement organisées, la comparaison et l’analyse ne fournissent ici qu’un substitut trompeur de la méthode expérimentale puisque leurs résultats restent indexés sur une période et un lieu. (Jean-Claude Passeron, Le Raisonnement

Sources et matériaux d’enquête

La première catégorie de données sur lesquelles se fonde cette recherche concerne des textes et récits autobiographiques. S’il n’a pas écrit de mémoires à proprement parler, Emmanuel d’Astier est l’auteur de deux ouvrages de souvenirs portant sur des périodes spécifiques de son existence : Sept fois sept jours96 et La Semaine des quatre jeudis97. Sept

fois sept jours est le récit de son expérience de la Résistance. Rédigé entre fin 1943 (alors

qu’il est commissaire à l’Intérieur du CFLN à Alger) et début 1947 (au terme d’une séquence historique qui a signé l’échec politique de la Résistance), le livre est pour nous une source précieuse, et ce malgré le fait que son contexte de rédaction pèse significativement sur son contenu. Paradoxalement, l’altération probable de certains des faits qui y sont racontés (qui est plus en réalité une altération des appréciations, jugements et sentiments attachés à ces faits qu’une altération des faits eux-mêmes) renseigne utilement d’autres phénomènes. Il est patent, par exemple, que certains événements relatés dans l’ouvrage le sont dans des termes qui renvoient à des débats ou des conflits qui leur sont partiellement postérieurs. Le texte constitue alors un matériau particulièrement intéressant pour reconstruire la position de son auteur dans ces débats et conflits. Ainsi, la façon dont d’Astier rend compte de son expérience de commissaire à l’Intérieur du CFLN, et notamment retranscrit ses affrontements avec d’anciens parlementaires ayant rejoint le général de Gaulle ou avec ceux qu’ils nomment les « fonctionnaires » de la France libre, dit bien quelque chose de la période considérée, mais aussi beaucoup des conflits politiques entre les différents pôles de la Résistance qui éclatent à la Libération. Or ces conflits politiques dans l’immédiat après-guerre nous intéressent dans la mesure où ils jouent un rôle significatif dans la trajectoire politique de d’Astier. Au total, Sept

fois sept jours est donc une source précieuse à la fois pour reconstruire factuellement le

parcours résistant d’Emmanuel d’Astier et saisir le sens subjectif de son expérience résistante.

La Semaine des quatre jeudis, texte qui hormis quelques passages traitant de l’histoire

familiale ou de la Résistance, porte essentiellement sur les années 1950 et 1960, nous a été moins utile et est donc moins sollicité.

sociologique, op. cit., p. 81) » Ne pouvant l’observer directement, elles sont contraintes à traquer le réel dans les

traces, les signes, les indices que celui-ci laisse dans le présent. C’est l’observation et l’enregistrement de ces traces qui leur permettent de saisir le réel et de le reconstituer, de façon nécessairement conjecturale (sur le paradigme indiciaire, voir Carlo Ginzburg, « Signes, traces, pistes. Racines d’un paradigme de l’indice », Le

Débat, n°6, 1980, pp. 3-44).

96 Emmanuel d’Astier, Sept fois sept jours, Paris, 10/18, 1961 [1ère éd. 1947].

Outre ces ouvrages, on dispose de deux longues interviews d’Emmanuel d’Astier par des journalistes, dans lesquelles celui-ci revient longuement sur sa trajectoire98, ainsi que d’un disque enregistré en 1967 dans lequel celui-ci « se raconte »99. Toutes ces sources sont riches de données biographiques ainsi que d’éléments permettant de saisir les visions du monde de l’acteur. D’Astier y évoque l’histoire de sa famille (n’hésitant pas à adopter une posture critique à l’égard du roman familial, ce qui constitue en soi une manifestation de la position singulière qu’il occupe dans la cosmogonie familiale), son enfance, les grandes étapes et les moments marquants de son parcours100.

La faiblesse centrale de ce matériau est qu’il s’agit de discours rétrospectifs qui n’échappent pas aux inévitables reconstructions101. De fait, d’Astier ne résiste pas – on y reviendra à plusieurs reprises dans les chapitres suivants – à y donner à lire de sa trajectoire biographique une version héroïsante et romanesque dont les données (dernier né mal considéré d’une grande famille ambitieuse qui, parce qu’il déjoue les attentes familiales et est socialement un « raté », en devient le « mouton noir », mais qui parvient à se racheter familialement et socialement en devenant dans la Résistance un héros national102) sont à interroger de manière critique. Reste que cette propension même à élaborer un récit héroïsant et romanesque de sa propre vie est une donnée en soi, qui renseigne réellement sur les catégories de pensée de l’individu. En ce sens, se demander en quoi celui-ci est socialement disposé à interpréter et à présenter publiquement ainsi sa trajectoire participe pleinement du questionnement sur les mécanismes de sa fabrication sociale. Si un tel usage du matériau autobiographique plaide à lui seul pour le considérer comme utile, rien n’autorise par ailleurs

98 La première, réalisée par Francis Crémieux au printemps 1966 et diffusée initialement sur France Culture, a été publiée peu après : Francis Crémieux, Entretiens avec Emmanuel d’Astier, Paris, Pierre Belfond, 1966. La seconde a été réalisée en mai 1969 par Jacques Chancel pour son émission Radioscopie (France Culture).

99

Emmanuel d’Astier, Emmanuel d’Astier raconte…, Disque Barclay, 1967.

100 Bien sûr, il y accorde une large place à la Résistance, systématiquement présentée comme une renaissance : « Moi j’ai été fumeur d’opium pendant vingt ans et c’est une période de ma vie qui reste fascinante, que je ne recommencerai jamais. J’étais un anarchiste. J’étais un inadapté complet, ayant frôlé la littérature, échoué, frôlé le surréalisme et complètement refoulé à ce moment-là – alors que je suis devenu un homme complètement défoulé. Alors j’ai eu cette rencontre qui m’a fait sortir du rêve et en même temps qui m’a donné la première notion de l’enfance, c’est 1940. Qu’est-ce que ça a été cette entrée dans l’enfance ? Cette enfance a été une évasion, comme l’opium, c'est-à-dire qu’elle m’a permis brusquement de quitter ma maison, mon milieu social, et d’être libre. Et je suis entré dans cette société nouvelle, que l’on a appelée d’un très mauvais mot – parce que je déteste ce mot – la Résistance – parce que c’était tellement actif et si peu négatif. (Emmanuel d’Astier,

Emmanuel d’Astier raconte…, op. cit.) »

101 Cf. supra.

102 Les expressions « mouton noir » et « raté » sont employés par d’Astier lui-même : « Ce qui m’agaçait dans mon milieu, c’est que dans la première partie de ma vie, avant 40 ans, j’étais un mouton noir. J’étais un mouton noir parce que je n’avais pas réussi. (Emmanuel d’Astier interrogé par Jacques Chancel, Radioscopie, France Culture, 29 mai 1969) » ; « Je vais dire quelque chose de très méchant pour mes amis et pour moi-même ; je crois qu’on ne pouvait être résistant que quand on était inadapté. Vous n’imaginez pas un vrai résistant qui soit ministre plénipotentiaire ou colonel, ou chef d’entreprise. Ils ont réussi leur vie. Ils la réussiront avec l’Allemand, avec l’Anglais, avec le Russe. Mais nous qui étions des ratés, et j’étais un raté, eh bien nous avions des sentiments don quichottiens que peuvent avoir des ratés. (Interview d’Emmanuel d’Astier dans le film documentaire de Marcel Ophüls, Le Chagrin et la pitié, 1971) »

à penser que tout est fictif dans un discours autobiographique103. En définitive, si ces faiblesses imposent la vigilance, elles n’invalident pas en soi ce type de matériau.

Pour néanmoins le « contrôler » et porter sur lui des éclairages croisés, on s’est attaché en priorité à collecter des documents contemporains (ou, à défaut, à réunir des données de seconde main) pour chaque phase de la trajectoire. La collecte a été très inégale selon les périodes. Concernant l’avant Seconde Guerre mondiale, les travaux de Geoffroy d’Astier de La Vigerie104 sur la généalogie de sa famille nous ont permis d’objectiver sur des bases solides l’histoire familiale105. Les recherches dans les archives familiales de Jean-Pierre Jobelot106 nous ont de leur côté renseigné utilement sur le niveau et le style de vie de la famille d’Astier de La Vigerie au début du XXe siècle107. Par ailleurs, les archives du lycée Condorcet et du Service historique de la Défense nous ont livré des données fiables sur le parcours scolaire et la carrière d’officier de marine d’Emmanuel d’Astier.

Les pièces d’archives datant des années 1920 et 1930 sont plus rares. Les archives privées d’Emmanuel d’Astier, que nous a transmis son fils aîné108, sont pauvres sur la période de l’entre-deux-guerres : un ensemble de lettres de sa mère, un cahier regroupant les critiques de ses œuvres littéraires publiées dans les années 1920, une dédicace de Pierre Drieu La Rochelle, ses diplômes du baccalauréat, quelques extraits de compte bancaire, etc. Pour toute cette période, on a surtout été contraint, pour se rendre moins captifs des discours sur soi d’Emmanuel d’Astier, de recourir à des témoignages de personnes l’ayant alors fréquenté109. Le biais de ces témoignages est qu’ils datent quasiment tous d’après 1945. Relativement éloignés de la période qu’ils prétendent décrire, ils sont inévitablement lacunaires110 et possiblement altérés par tout ce qui est survenu ultérieurement. On peut de fait supposer que les discours portés sur le d’Astier de l’entre-deux-guerres ne sont pas totalement indépendants

103 Sur ce point et la critique de l’« illusion référentielle », voir Gérard Mauger, « Les autobiographies littéraire.