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S’intéresser à ses errances professionnelles ne peut suffire pour comprendre les modalités et les implications de son existence durant ces années. Le caractère intermittent de ses activités professionnelles y est pour beaucoup, qui fait que le statut professionnel et l’exercice d’un métier sont bien insuffisants pour le définir socialement. Largement dégagé des contraintes matérielles urgentes, d’Astier peur s’adonner durant l’entre-deux-guerres à une vie de dilettante, consacrée pour une bonne part aux plaisirs de la vie noctambule. C’est alors une existence fort éloignée de l’austérité morale de son milieu familial qu’il mène, ce qui accentue la prise de distance avec celui-ci. Au fil de sa fréquentation de milieux faisant de l’expérimentation de pratiques déviantes et de la contestation des mœurs bourgeoises un style de vie, se consolide en lui l’intériorisation d’une disposition non-conformiste.

3.1. D’Astier : « charmant dilettante, amoureux de la vie et des plaisirs »

N’ayant, comme le dit très justement Michel-Antoine Burnier, que « très modérément travaillé355 » jusqu’à un âge avancé, retracer son parcours professionnel est très insuffisant pour caractériser l’expérience sociale de d’Astier durant l’entre-deux-guerres. S’il est en effet une image qui domine les représentations les plus courantes que se font de lui ceux qui le fréquentent à cette époque, c’est celle du dilettante. Ce dilettantisme, façon désintéressée et détachée de s’investir dans le monde, est le produit exemplaire d’une socialisation primaire accomplie dans des conditions d’existence marquée par la distance à la nécessité économique et à l’urgence pratique. Il est une manière d’être souvent partagée par les aristocrates356. « D’Astier dilettante, paresseux, indifférent à la façon des roués du XVIIIe siècle ; c’est ainsi que le voyaient ses amis d’avant 1939.357 » Lucie Aubrac, qui ne fait sa connaissance qu’en 1940, retranscrit fidèlement l’opinion établie358. « Séduisant dilettante359 », « charmant

355

Entretien enregistré avec Michel-Antoine Burnier, Reignier, 10 août 2011.

356 Monique de Saint-Martin, L’Espace de la noblesse, op. cit., pp. 133-134.

357 Lucie Aubrac [1984], Ils partiront dans l’ivresse. Lyon, mai 1943 – Londres, février 1944, Paris, Seuil, 1986, p. 127.

358 Dans une lettre qu’il lui adresse en 1946, Pascal Copeau rappelle à d’Astier « le ″dilettante″ que tu avais jadis la réputation d’être (Lettre de Pascal Copeau à Emmanuel d’Astier, 21 octobre 1946, archives privées Christophe d’Astier de La Vigerie) ».

dilettante, amoureux de la vie et des plaisirs360 », c’est bien ainsi que le définit affectueusement Pascal Copeau, qui le rencontre pour la première fois en 1937 lorsqu’il devient rédacteur en chef de l’hebdomadaire Vu pour lequel travaille d’Astier. Le premier regard porté par Copeau sur celui qui deviendra son ami, puis son chef dans la Résistance, est sévère :

« De prime abord je lui trouvais à peu près tout ce que je n’aimais pas. D’abord il était mal habillé avec ostentation (ce n’est qu’à Londres qu’il apprendra le chic anglais bien fait pour lui). Il était en outre aristocratique avec insolence et, selon les apparences, fainéant comme une couleuvre. Enfin il avait une femme américaine, un chat siamois et un domestique annamite.361 »

Philippe Lamour, journaliste à Vu, se souvient quant à lui d’un « amateur nonchalant, […] toujours disponible, épuisé par sa nuit précédente, bavardant et baillant sa vie sans but apparent362 ».

Durant l’entre-deux-guerres, d’Astier mène effectivement une existence dans laquelle l’oisiveté tient une place importante. Dès après son départ de la marine, il devient un habitué des lieux de fêtes à la mode de Paris. Il fréquente les cabarets, dancings, boîtes de nuit qui fleurissent alors dans la capitale et qui, au lendemain du premier conflit mondial, incarnent le mythe des « années folles ». L’après-guerre il est vrai, est « faste pour les noctambules. Le Select, la Coupole, Le Bœuf sur le toit deviennent le symbole d’une fête cosmopolite au sein de laquelle de jeunes écrivains sans le sou côtoient des bourgeois cherchant à s’encanailler, des aristocrates d’Europe centrale sortis des romans de Stefan Zweig et de belles Américaines échappées des nouvelles de Scott Fitzgerald. Les rythmes du jazz, du fox-trot ou du charleston se mêlent aux mélodies des Ballets russes, le goût du gin à celui de la vodka et du champagne. Les virées au bordel font partie de la sociabilité de nombreux jeunes hommes de cette génération.363 » D’Astier écume ce « monde parisien » qui, comme le soulignent Serge Berstein et Pierre Milza, « ne constitue qu’une infime partie de la France, mais [qui] donne le 359 Pascal Copeau, Une Vie en cinq ans, cité in Pierre Leenhardt, Pascal Copeau (1908-1982). L’histoire préfère

les vainqueurs, Paris, L’Harmattan, 1994, p. 115.

360 Pascal Copeau, « Hommage à Emmanuel d’Astier », prononcé le lundi 16 juin 1969 sur l’Esplanade de l’Ordre National de la Libération, Hôtel des Invalides (Paris).

361 Pascal Copeau, Une Vie en cinq ans, cité in Pierre Leenhardt, Pascal Copeau, op. cit., p. 90.

362 Philippe Lamour, Le Cadran solaire, Paris, Robert Laffont, 1980, p. 205.

ton, fait la mode, crée l’événement et encore une fois fait surgir des pulsions sociales longtemps contenues.364 » Armé d’« une allure de grand seigneur365 », d’Astier s’y construit une solide réputation de dandy et de séducteur366.

Dans son roman Passages, il se fait l’ethnographe de ses lieux de fête favoris, Le Bœuf sur le toit et le Grand Écart367. Ainsi du Bœuf sur le toit :

« Pierre Coulet, Booz éveillé, parcourait la Floride auprès de Ruth Reaman, Doucet lisait son journal en plaçant ses doigts aussi carrés que des touchent avec tant d’adresse qu’il en sortait “Bye, bye, black bird″, le nègre fendait les âmes avec une sincérité et une vanité enfantine, et Cocteau, pour toute sa vie, posait devant Man Ray. Les tables trichaient pour envahir la piste, on ne dansait plus, au bar les pédérastes préparaient leur nuit, sur les banquettes les hommes cotaient les femmes de zéro à vingt.368 »

Et du Grand Écart :

« Cet endroit, sans être proprement sensuel, réduisait l’humanité aux sens. Pas d’erreur : les yeux et les oreilles au travail. Et, profitant de la danse, quelques-uns se touchaient. La parole et la pensée étouffées par l’instrument à vent, les yeux et les oreilles se gorgeaient de sons et d’images inutiles dont les détails tellement agrandis et répétés tournaient à l’obsession. Les poitrines amidonnées des hommes écrasaient des seins et l’œil dénombrait au métronome la jambe, le rein, l’aisselle offerte au bras levé. Gêne secrète : chacun subissait le jury des autres et quelques-uns par leurs visages ou leurs noms transpiraient la gloire trop sûre d’être acquittés et le témoignaient furtivement aux glaces.369 »

364

Serge Berstein et Pierre Milza, Histoire de la France contemporaine, Tome I, op. cit., pp. 447-448.

365 Cf. Madeleine Jacob, Quarante ans de journalisme, Paris, Julliard, 1970, p. 342. Journaliste à Vu, Madeleine Jacob fait la connaissance d’Emmanuel d’Astier en 1935. Après la Seconde Guerre mondiale, elle travaillera quelques années pour le journal Libération, fondé et dirigé par d’Astier.

366

« Grande allure et grande figure, il avait passé, avant-guerre, pour ″le plus bel homme de Paris″ (chaque milieu en compte au moins un) » affirme Dominique Desanti. (Dominique Desanti, 1947, l’année où le monde a

tremblé, Paris, Albin Michel, 1976) »

367 Les deux établissements ont été fondés par Louis Moyses, respectivement en 1922 et 1925. Le Bœuf sur le toit est dans les années 1920 le plus célèbre cabaret de Paris, fréquenté aussi bien par les avant-gardes intellectuelles et artistiques que par des écrivains célèbres, des vedettes du cinéma et de la chanson, des politiciens et des hommes d’affaires. Jean Cocteau en est le grand animateur.

368 Emmanuel d’Astier, Passages, op. cit., pp. 117-118.

Ce vagabondage dans le « monde » parisien lui permet d’acquérir un important capital social, notamment dans le monde des lettres. Il est probable, par exemple, que ce soit par ce biais qu’il fasse la connaissance des écrivains Pierre Drieu La Rochelle et Jacques Rigaut, qui sont ses proches amis à partir de 1926. Drieu et Rigaut, eux-mêmes amis intimes370, fréquentent assidûment les cabarets et maisons closes parisiens en compagnie des membres du groupe surréaliste dont ils sont proches371. Drieu se décrit lui-même en 1922 comme « partagé entre une philosophie conservatrice et des mœurs décadentes372 ». Quant à Rigaut, il mène une vie parfaitement dissolue, largement accaparée par des addictions à la cocaïne et à l’héroïne. Tous deux plus âgés que d’Astier de quelques années373, anciens combattants de la Grande Guerre, ayant déjà acquis une certaine notoriété littéraire, ils exercent sur lui une influence importante, à la fois sur le plan littéraire et sur le plan du mode de vie374. D’Astier partage notamment avec Rigaut le goût de l’opium.

La fréquentation du Bœuf sur le toit et du Grand Écart lui permet de faire également la connaissance de Jean Cocteau, du poète Léon-Paul Fargue375, de la romancière et poétesse Anna de Noailles, du compositeur Georges Auric, du peintre Jean Hugo, du photographe surréaliste Man Ray. De proche en proche, Emmanuel d’Astier se trouve lié à toute une élite parisienne noctambule aux mœurs libérales. Son réseau de sociabilité ne se réduit pas, d’ailleurs, à des intellectuels et des artistes – certes majoritaires – mais comprend aussi quelques personnalités issues du monde des affaires et du champ politique. Par l’intermédiaire de Drieu notamment, il se lie au typographe Charles Peignot, au fortuné agent de change Philippe Clément, connaît le politicien radical Gaston Bergery376 ainsi que le journaliste et écrivain Emmanuel Berl. C’est donc une élite plurielle par ses appartenances professionnelles

370 Drieu a fait de Rigaut le personnage principal d’une nouvelle, La Valise vide (publié dans le recueil Plainte

contre inconnu, Paris, Gallimard, 1924), et d’un roman, Le Feu follet (Paris, Gallimard, 1931). Il lui a en outre

consacré un court texte, Adieu à Gonzague (publié en 1964 lors de la réédition du Feu follet).

371 Drieu fréquente assidûment le groupe surréaliste, sans y être parfaitement intégré, jusqu’en 1925 et sa rupture avec Louis Aragon auquel il était auparavant très lié. Quant à Rigaut, ses rapports sont plus intermittents avec le groupe. Il est toutefois considéré comme surréaliste par Breton et Soupault.

372 Jacques Cantier, Pierre Drieu La Rochelle, op. cit., pp. 103-104.

373

Drieu est né en 1893, Rigaut en 1898. Les deux hommes se suicideront ; Rigaut en 1929, Drieu en 1945, après avoir été l’une des têtes d’affiche de la Collaboration littéraire.

374 « L’un des premiers visages qui se lèvent pour moi, à ces débuts, vers 1926-27, avant que j’aie écrit sous ma signature mon premier livre, est celui de Drieu La Rochelle, qui a beaucoup marqué ma jeunesse, que j’ai beaucoup admiré, et que j’admire encore bien que nous ayons été, de 1938 à 1944, dans des camps tout à fait opposés. (Francis Crémieux, Entretiens avec Emmanuel d’Astier, op. cit., p. 51) »

375

« Il aimait, il admirait beaucoup Fargue, il le connaissait, il le voyait au Bœuf sur le Toit – Fargue fréquentait le Bœuf sur le Toit. (Entretien enregistré avec Jérôme d’Astier de La Vigerie, Paris, 9 octobre 2012) »

376 Député à partir de 1928, proche sans toutefois en être membre des « Jeunes Turcs » du Parti radical, pionnier du combat antifasciste en France, Bergery soutiendra pourtant le régime de Vichy, dont il est l’ambassadeur d’abord à Moscou, puis à Ankara (Cf. Philippe Burrin, La Dérive fasciste. Doriot, Déat, Bergery, Paris, Seuil, 1986). En 1927, Bergery épouse Louba Krassine dont il divorce l’année suivante. Louba Krassine épousera Emmanuel d’Astier en 1947.

mais unie par des pratiques communes qu’il fréquente377. Comme résume Michel-Antoine Burnier, « il connaissait énormément de gens parce qu’il avait trainé. […] il menait une vie d’une immense liberté. L’opium lui prenait 20% de son temps et le reste du temps il trainassait et levait des filles.378 »

3.2. Disposition non-conformiste et ethos contestataire

Durant ces années, d’Astier vit une somme d’expériences en décalage avec les normes sociales dominantes – en décalage notamment avec les normes comportementales et éthiques de son groupe social d’origine – au travers desquelles se consolide l’intériorisation, amorcée antérieurement lors de sa carrière d’officier de marine, d’une disposition non-conformiste. On peut définir cette disposition comme la propension à ne pas se plier aux règles, normes et injonctions de l’ordre établi et, corrélativement, comme une appétence pour les pratiques et les groupes alternatifs. Au fondement de cette disposition non-conformiste se trouve une

disposition critique ou subversive comme « propension à contester un ordre social

quelconque ou l’un de ses aspects, dès lors qu’il apparaît illégitime et injuste379 ». La forme première de la disposition non-conformiste se forge sans doute souvent dans, ou plutôt en rapport avec le groupe familial, en particulier lorsque la famille est un relais plus ou moins fidèle de l’ordre social dominant. Elle est alors, sinon rupture totale, du moins prise de distance avec l’ordre familial – qui est l’ordre social primitif auquel l’individu est confronté et auquel il doit se conformer – et notamment avec les investissements sociaux que cet ordre s’efforce d’instituer en objets de désirs. Si l’on admet, avec Bourdieu, que l’un des principaux moteurs de l’investissement de l’individu dans l’un des jeux que propose le monde social est la recherche de la reconnaissance380, si l’on admet également que « l’investissement primordial ou, en quelque sorte, originaire dans le champ social prend la forme d’un investissement affectif dans le groupe domestique381 », alors il faut reconnaître l’incapacité de la famille à dispenser les rétributions symboliques élémentaires (la reconnaissance) que

377 Qu’ils s’inscrivent dans l’un de ses sous-espaces dominés (champ littéraire, champ artistique) ou l’un de ses sous-espaces dominants (champs économique, champ politique), l’essentiel des hommes et des femmes que d’Astier côtoie ont pour point commun d’occuper des positions dominantes dans l’espace social global.

378

Entretien enregistré avec Michel-Antoine Burnier, Reignier, 10 août 2011.

379 Lilian Mathieu, L’Espace des mouvements sociaux, Bellecombe-en-Bauges, Éditions du Croquant, 2012, p. 187.

380

Cf. Pierre Bourdieu, Méditations pascaliennes, op. cit., pp. 237-242.

381 Pierre Bourdieu, Sociologie générale, vol. 1, Cours au Collège de France (1981-1983), Paris, Seuil, 2015, p. 319.

l’individu recherche comme l’un des premiers facteurs pouvant causer un froissement de son adhésion originaire à l’ordre social qu’elle impose et le conduire à l’adoption de comportements « déviants » qui vont favoriser l’intériorisation progressive d’une disposition non-conformiste (potentiellement transférable à tous les objets sociaux assimilables à cet ordre). Ne plus croire en la légitimité d’un ordre social, en premier lieu parce que les institutions qui l’incarnent n’accordent pas les rétributions attendues en échange de la docilité qu’il réclame, est une caractéristique essentielle de la disposition non-conformiste.

Pour autant, il n’y a là rien de mécanique. La frustration symbolique ressentie par un individu382 reste sans effet s’il n’entre jamais en contact avec des agents le socialisant à des formes de vie et des modes de pensée alternatifs ; bref, s’il ne vit jamais aucune expérience susceptible à la fois de lui inculquer l’idée de la contingence de cet ordre social auquel il est soumis et de l’habituer à un ordre social de substitution, régi par d’autres lois, d’autres normes, d’autres valeurs, d’autres croyances. L’inscription de l’individu dans des groupes ou réseaux de sociabilité dont les membres manifestent des comportements non-conformistes, mais aussi valorisent, voire revendiquent l’anticonformisme, est une étape (quasi) nécessaire de l’intériorisation d’une telle disposition. Cet ancrage sociable est seul à même de convertir une série désarticulée de comportements désajustés aux normes établies en une éthique non-conformiste – s’appuyant sur un codage positif et valorisant du non-conformisme, de l’originalité, voire de la marginalité – capable de soutenir une ligne de conduite durable383. En dernière analyse, la disposition non-conformiste ne se réduit pas à la propension de l’acteur à adopter des comportements subversifs mais tend à s’accompagner d’une appétence pour la subversion384. La disposition non-conformiste est ainsi adossée à un ethos de la contestation.

La disposition non-conformiste que possède d’Astier s’enracine dans les logiques (précédemment décrites) qui conditionnent son refus des projets familiaux à son égard. Son expérience d’officier de marine constitue une étape décisive de son intériorisation car il est initié par d’autres (collègues officiers, petites alliées) à des pratiques déviantes (comme

382 Frustration symbolique qui n’est qu’une des préconditions possibles, donc non-exclusive et non nécessaire, de l’intériorisation d’une disposition non-conformiste. On peut d’ailleurs envisager, songeant aux travaux de Becker sur la déviance (Outsiders. Études de sociologie de la déviance, Paris, Métailié, 1985), que dans certaines cas le conformisme d’un individu puisse n’avoir aucune cause préalable à l’adoption de comportements non-conformistes et l’intégration de groupes se définissant comme tels.

383

Comme l’observe Becker (Ibid., p. 61), la « plupart des groupes déviants ont un système d’autojustification (une ″idéologie″) […]. De tels systèmes contribuent certes, […] à neutraliser les restes d’attitudes conformistes que les déviants peuvent éprouver à l’égard de leur propre comportement ; mais ils remplissent encore une autre fonction : ils fournissent à l’individu des raisons solides, à ses yeux, de maintenir une ligne de conduite dans laquelle il s’est engagé. Une personne qui peut dissiper ses propres doutes en adoptant un système de justification s’installe dans une forme de déviance plus réfléchie et plus cohérente. »

384 « Les systèmes de justification des groupes déviants comportent tendanciellement une récusation globale des normes morales conventionnelles, des institutions officielles et plus généralement de tout l’univers des conventions ordinaires. (Ibid., p. 62) »

l’opium) qui d’une part compensent au quotidien le désintérêt qu’il éprouve pour son métier, d’autre part renforce, en traçant les contours d’une voie alternative, son rejet d’une carrière qui ne peut satisfaire ses aspirations. Parti de la marine, c’est cette voie qu’il continue d’emprunter.

Durant l’entre-deux-guerres, le style de vie de d’Astier se révèle très éloigné des schémas sociaux conventionnels. Il n’est pas utile de revenir avec trop d’insistance sur sa consommation d’opium qui, si elle n’est pas rare dans les milieux intellectuels à cette époque385, demeure à l’égard des normes établies, une déviance. Notons seulement que, si l’on en croit le témoignage de Pascal Copeau, d’Astier est peu discret sur son addiction386 : « tout Paris savait car il ne se cachait guère387 ». Ne revenons pas non plus trop longuement sur ses pratiques noctambules, son goût pour le libertinage sexuel, pour les lieux de plaisirs parisiens et ses multiples excès, pour ce que d’aucuns qualifieraient de « débauche », et qui tranchent nettement avec la « grande rigueur morale388 » de son milieu social d’origine. D’Astier, d’une manière générale, ne remplit pas les critères qui assurent d’ordinaire la respectabilité, l’honorabilité sociale d’un aristocrate ou d’un grand bourgeois. Sans situation professionnelle (ou statutaire) ni condition matérielle stables, sans carrière, il ne respecte pas non plus les conventions en matière de vie conjugale. S’il se marie en 1931, c’est avec une Américaine qui n’appartient pas à l’aristocratie. C’est ainsi un mariage exogame, et donc mal considéré pour cela, qu’il contracte. Quelques années plus tôt, en 1920, ses parents avaient déjà fort peu apprécié le mariage de son frère Henri avec une infirmière d’extraction roturière389. Double faute pour d’Astier, son épouse est divorcée d’une première union, ce qui est contraire aux injonctions de l’Église catholique. Il mène en outre une vie de couple peu conventionnelle qui ne débouche pas sur la fondation d’une famille et qui se réduit bien vite à une simple cohabitation, les deux époux menant chacun une existence indépendante l’une de l’autre.

Le style de vie objectivement non-conventionnel (vis-à-vis de son milieu d’origine) de d’Astier s’adosse, sur le plan subjectif, à une éthique non-conformiste. L’idée de s’arracher aux contraintes familiales et sociales, de se soustraire aux injonctions morales établies est

385 Jean Cocteau est peut-être l’écrivain français dont le nom reste le plus associé à cette drogue, mais nombreux sont ceux qui, comme Rigaut, Kessel, Malraux ou Vailland fument.