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1. É CRITURE ET RECRITURE DE L ’ HISTOIRE

1.3. L’écriture de Varillas

1.3.2. Une écriture pédagogique ?

Dans sa préface Varillas a affirmé vouloir instaurer un style épuré de tout effet rhétorique ornemental qui pourrait trahir un regard subjectif. Il s’agit de laisser apparaître la vérité, et notamment une vérité morale. Varillas met donc en œuvre plusieurs stratégies pour édifier le lecteur.

La voix de la raison est celle des faits et des personnages

Si l’on trouve quelques sentences dans le texte de Varillas, elles formulent surtout des vérités générales à propos des caractères humains. On ne trouvera pas dans les Anecdotes de

Florence de grands discours didactiques sur des principes moraux. Varillas semble laisser le

lecteur juger par lui-même des actes des personnages. Il s’agirait donc de montrer plutôt que de démontrer. L’auteur donne à voir, par exemple, les réflexions et actes d’un personnage sans dire explicitement ce qu’il faut en penser. C’est l’évolution de chaque grande figure historiq ue au milieu de ses pairs, au fil des évènements qui va permettre au lecteur de reconstituer le jugement moral qu’il doit porter sur ce personnage. Ainsi, celui de Laurent de Médicis semble incarner un modèle à suivre. En effet, Varillas, pour le caractériser, passe par le regard des autres personnages. Dans le texte des Anecdotes de Florence, Laurent de Médicis concentre les éloges de ses contemporains et surtout de la foule, ce qui peut constituer une preuve du caractère positif de ce personnage. C’est notamment le cas lors de l’épisode de son arrivée au pouvoir. Au début du Livre Second, une fois arrivé devant le Conseil, Varillas nous explique qu’ « Il y dit son avis avec une maturité d’esprit qui fut admirée, et commença par cette heureuse adresse à se faire regarder comme un soleil levant2 ». Ce sont bien les personnages qui admirent la

maturité d’esprit de Laurent de Médicis, invitant le lecteur à en faire de même. En effet, l’avis

des contemporains, qui sont d’ailleurs plus âgés que Laurent de Médicis, fait autorité. Cependant, on peut noter le travail de composition de la phrase par Varillas qui multiplie les signes positifs à l’égard de son personnage. La maturité et l’image du soleil levant caractérisent moralement le personnage qui se trouve ainsi entre accomplissement et montée en puissance, et semble déjà promis à un avenir radieux, riche et prometteur. L’auteur a donc subtile me nt recours à des moyens rhétoriques qu’il place dans la bouche de ses personnages. Il reprend des termes, comme celui de maturité déjà employé par ses prédécesseurs et les développe avec des images encore plus fortes, comme celle du soleil levant. A l’image du fruit mûr que connote le terme de maturité, il ajoute donc l’image plus solaire et plus prophétique du soleil levant.

Appel à la raison du lecteur

Ainsi, Varillas peut parfois utiliser subtilement le discours de ses personnages pour indiquer à son lecteur ce qu’il doit penser. Mais ces indications peuvent aussi se trouver dans la narration des évènements. Varillas semble laisser des indices et notamment à propos des personnages immoraux. Ainsi, il écrit à propos de la conjuration des Pazzi que « L’impiété du

1 « De l’usage de l’histoire selon Varillas » op. cit., p. 157.

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complot, outre la majesté du lieu, ne pouvait être plus exécrable, puisqu’on prit pour le signal le moment auguste du plus redoutable de nos mystères, je veux dire, le temps que le prêtre lèverait l’hostie1 ». Ainsi, avec l’adjectif redoutable, Varillas marque un jugement, et dit

comment le lecteur doit, s’il ne le fait déjà, considérer la célébration de l’Eucharistie. De plus, le terme impiété est très fort et renvoie au blasphème et à la profanation, et donc à la punitio n divine qui s’ensuit. Varillas continue ensuite en décrivant la conjuration lorsque « le prêtre leva l’adorable hostie, et donna sans y penser le signal que les conjurés attendaient pour commettre un effroyable sacrilège2 ». Varillas en tant qu’auteur joue ici sur les effets de contraste entre

l’action innocente au sens chrétien du terme et même sainte du prêtre, représentant du Christ sur terre, qui provoque à son insu une action criminelle et impie. L’opposition entre les groupe s nominaux l’adorable hostie et effroyable sacrilège met en regard le prêtre et les conjurés, le bien et le mal. De plus, cette phrase rend compte du détournement du signe sacré en signe criminel, et accentue ainsi le sacrilège de la profanation d’un rite qui symbolise l’innoce nce pure. Cependant, on peut noter que Varillas n’insiste pas comme ont pu le faire les auteurs du

Synode contre Sixte IV pour Laurent de Médicis3 sur l’idée de martyr et de scène sacrificielle. Mais l’orientation morale en faveur de la piété ou tout du moins du respect des choses sacrées est bien présente et a pour but de montrer toute l’horreur de l’attentat. D’ailleurs, Varillas semble plus juger et condamner le fait que le crime soit fait dans l’église, au moment de l’Élévation, plutôt que le fait que les conjurés assassinent les Médicis. Il s’insurge donc plus sur les formes que sur le dessein en lui-même. On peut d’ailleurs se demander si la condamnation morale aurait été aussi dure si les Médicis avaient péri lors du repas dans leur villa. Varillas prend donc toutes ses précautions pour dénoncer le complot et le condamner. La lecture de l’évènement semble claire : les conjurés ont commis un grand crime et même un péché mortel. Cependant, quelques indices pourraient nous faire douter de cet engageme nt moral total de la part de l’auteur. En effet, l’adjectif effroyable qui qualifie ici le sacrilège est polysémique. Furetière nous dit ainsi que ce qui est effroyable est ce qui donne de la peur, de l’épouvante et de l’horreur. Mais cela se dit aussi de ce qui est prodigieux, qui surprend et qui cause de l’admiration. Enfin, on l’utilise aussi pour qualifier ce qui est excessif et démesuré. Ainsi, ce mot pourrait aussi traduire l’étonnement de Varillas devant l’ampleur de l’entreprise. Ce n’est pas qu’il l’approuve mais on peut se demander si Varillas n’en reconnaît pas la grandeur dans l’organisation mais aussi dans le crime, même s’il dénonce la bassesse morale des impies.

Ainsi, le jugement moral, s’il est nécessaire pour respecter la règle de bienséance que Varillas ne veut pas trop enfreindre, se double parfois du jugement plus technique d’un historie n qui salue les grandes entreprises des acteurs de l’histoire, qu’elles soient bonnes ou non. L’effort qu’elles peuvent demander, le déploiement d’intelligence et des autres capacités de l’entendement humain, mais aussi la part d’ombre de l’être humain dont elles sont la preuve, sont parfois telles qu’elles méritent l’étonnement du lecteur ou du moins de l’historien. À ce propos, Varillas, dans le premier livre des Anecdotes de Florence, évoque le cas de Venise dont la politique avait été condamnée unanimement par les historiens qui ne portaient dessus qu’un jugement moral. Varillas se permet de rappeler le côté stratégique, se plaçant ainsi au niveau de la politique et de la tactique pour porter un jugement plus fin. Ainsi, la condamnation morale ne doit pas empêcher un jugement plus technique, pratique des faits. C’est en cela que l’œuvre de Varillas s’adresse à des personnes à l’éducation morale solide, comme il le précisait dans sa préface, et qui peuvent donc s’étonner de grandes entreprises même si elles sont condamnab les et contempler le mal sans l’imiter.

1 Ibid, p. 123. 2 Ibid, p. 124.

3 [anon], Synode Florentin contre Sixte IV en faveur de Laurent de Médicis, et de sa maison, au sujet de la

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L’imprécision dans le texte

Cependant, si la visée morale des récits de Varillas semble assez claire, il n’en est pas de même pour le déroulement du temps historique dans son récit. En effet, on ne trouve presque pas de date1dans le récit de la vie de Laurent de Médicis, du premier au quatrième livre. Aucune

n’est mentionnée pour son mariage, pour la mort de son père, pour la conjuration des Pazzi, ni même pour sa propre mort. Pour cette dernière, le lecteur dispose seulement d’une indicatio n quant à son âge. Ainsi, il est dit qu’ « Il s’en fallait trois mois qu’il n’eût quarante-trois ans accomplis2 ». L’auteur se place, et son lecteur à sa suite, dans le temps personnel du personnage,

le déroulement de sa vie, avec ses différents évènements, mais pas dans le temps proprement historique connu de tous et mesuré par une datation précise. Il en de même pour l’histoire de la ville de Florence, et notamment de son peuple, que Varillas suit au fil des évènements et des réactions qu’ils suscitent, en s’immergeant dans le caractère des Florentins. L’histoire est lue de l’intérieur, comme elle a été vécue. Ainsi, Varillas n’utilise pas la pratique de certains historiens qui est de mettre les dates en marge de leur texte pour donner au lecteur des repères objectifs et extérieurs aux évènements.

Antoine Varillas, dans ses Anecdotes de Florence, ne s’adresse donc pas à un lecteur historien. Maria Neklyudova écrit en effet qu’il cherche à s’allier non pas les érudits mais le lecteur qui appartient à la bonne société, qu’il fait appel à son bon sens plutôt qu’à ses compétences professionnelles3. En effet, Varillas propose une autre entrée dans la connaissance

de l’histoire. Il ne s’agit pas de partir de dates et de repères généraux en évoquant par exemple le contexte européen, les différents rois régnants à l’époque de Laurent de Médicis, mais de partir de l’intérieur des personnages et de les étudier dans les évènements, en action. Varillas fait donc le mouvement inverse de celui auquel un lecteur de textes d’historien est habitué. L’historien décrit des évènements et y place les différents personnages selon leur rôle, l’écriva in d’anecdotes décrit un caractère et y insère de manière ponctuelle les évènements du point de vue de ce personnage. La toile de fond d’un historien représente les grands évènements et leur chronologie et abrite de manière ponctuelle les personnages historiques. Au contraire, la toile de fond d’un écrivain d’anecdotes représente le caractère d’un personnage et abrite des évènements insérés de façon ponctuelle. Ainsi, c’est l’action considérée dans le contexte d’un caractère singulier qui intéresse Varillas. Plutôt qu’une histoire d’évènements, Varillas propose une histoire de personnages.

L’écriture de l’anecdote, avec Antoine Varillas, se propose donc de séduire son public en lui dévoilant avec audace les petits faits cachés du jeu politique afin d’en déduire les passions et caractères des grands personnages dirigeants. Varillas, dans cette entreprise, affirme la légitimité de son écriture et donc son droit de s’adresser au lecteur pour l’édifier en présentant un texte qui se défend de toute ambition satirique. En étudiant les caractères et en plongeant dans les âmes de ses personnages il adopte donc un nouveau ton de conteur. Il recourt à l’imagination pour comprendre les consciences de grands noms historiques. Dans cette optique, il se laisse souvent prendre au jeu des hypothèses. En effet, quand le fait nu ne suffit pas, qu’il

1 A l’exception de la date de la mort du pape Sixte IV.

2 Les Anecdotes de Florence ou l’Histoire secrète de la maison de Médicis, op. cit., p. 177.

3 M. Neklyudova, « Historian’s unvertainties : investigations of truth », dans Concordia Discors: Choix de

communications présentées lors du 41e congrès de la North American Society for Seventeeth -Century French Literature New York University, 20-23 mai 2009, dir. Benoît Bolduc & Henriette Goldwyn, Tübingen, Narr, 2011,

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faut trouver une explication à une action, Varillas explore les possibilités que laissent entrevoir les parties connues de lui de l’âme d’un personnage.

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2.D

E L

HISTOIRE AU ROMAN

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RECONSTRUCTION ET