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3. A SPECTS AXIOLOGIQUES DE L ’ HISTOIRE

3.2. L’histoire et l’intranquillité

3.2.3. Exercice, définition, et affirmation d’un pouvoir

La dynastie Médicis : pouvoir d’un nom et pouvoir d’un homme

La puissance des Médicis dans la ville de Florence est souvent mise à l’épreuve et doit toujours se réaffirmer. Famille de banquiers vivant dans une République, leur suprématie ne va pas de soi. De plus, du temps de Laurent de Médicis, cette Maison ne pouvait pas faire valoir l’ancienneté de son influence, contrairement à d’autres familles comme celle des Pazzi. Les

Anecdotes de Florence retracent donc l’histoire d’une famille et de ses membres et soulèvent

la question de la transmission d’un nom illustre et du pouvoir qui y est associé. Chaque membre et notamment Laurent de Médicis se construit alors en fonction des modèles qui lui ont été donnés par ses ancêtres. Ainsi, le père de Laurent de Médicis, Pierre dit le Goutteux, était aimé par le peuple mais il constitue une référence que son fils n’aura pas de mal à faire oublier. Cosme de Médicis au contraire, grand-père de Laurent, est un aïeul important, une icône voire même un mythe. Laurent de Médicis veut d’ailleurs se montrer digne de lui. Varillas nous dit en effet que, arrivant au Conseil après la mort de Pierre de Médicis, il voulut remplir « non seulement la place de son père, mais encore celle de son aïeul1 ». On voit donc ici l’importa nce

de la filiation dans la construction de soi, de son image, mais aussi de son rôle dans l’État. L’ancêtre glorieux est ainsi un modèle à imiter et en même temps à dépasser. Néanmoins, on remarque que la généalogie des Médicis depuis Cosme l’Ancien fait alterner de grands personnages renommés avec d’autres plus faibles. Ainsi, le petit fils se réfère au grand-père et donc à une époque qu’il n’a pas ou peu connue. Cela permet alors de construire une sorte de mythologie familiale avec un Âge d’Or connu quelques générations auparavant et à reconquérir. Ainsi, après la faiblesse de Pierre, on attend de son fils qu’il ressemble à Cosme de Médicis et rétablisse la gloire du nom de son aïeul et peut-être aussi la vénération qui s’y est attachée.

Cette recherche de ressemblance, que l’écrivain d’anecdotes restitue par un jeu d’échos entre des personnages comme Cosme de Médicis et Laurent, amène aussi le lecteur à réfléchir sur la nature du pouvoir transmis ainsi. En effet, en se transmettant de génération en génératio n, ce pouvoir pourrait finalement être fondé seulement sur un nom devenu mythique et non sur des actes effectifs. La puissance et le pouvoir sont donc de véritables enjeux pour Laurent de Médicis qui doit se les construire et se les approprier. Il s’agit donc pour lui d’acquérir une puissance en acte personnelle, et non pas construite par les amis, les alliés ou les magistrats de Florence comme ce fut le cas pour Pierre de Médicis qui hérita du prestige du nom de son père et de ses alliés. Ainsi, Cosme de Médicis avait construit sa puissance d’abord sur l’argent, ce qui donna à sa légende une certaine dimension romanesque avec notamment le motif du trésor caché. Au contraire, Laurent de Médicis construira sa puissance sur sa prestance et l’efficac ité de son verbe, ne négligeant pour autant pas de donner à la postérité quelques grands coups d’éclat et d’héroïsme pour construire sa légende. Cette réflexion politique émerge donc suite à la reconstruction de l’histoire que constitue le récit.

Dès lors, ce pouvoir familial qui devient pouvoir d’un homme acquiert une autre dimension plus large, puisqu’il s’exerce à l’échelle d’une ville et même de l’Italie entière. La puissance et le renom de Florence, puis de l’Italie pour certains pays, sont alors intimement liés à Laurent de Médicis.

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Pouvoir d’un homme, pouvoir d’une ville

L’ouvrage de Varillas Les Anecdotes de Florence ou l’Histoire secrète de la Maison de

Médicis retrace donc l’histoire d’une ville ainsi que celle d’une famille. Deuxième grande figure

de ce livre après Cosme de Médicis, Laurent de Médicis est étroitement lié à la ville de Florence où sa Maison tient, depuis trois générations, un rôle politique majeur. À travers sa personne, deux destins se lient, celui d’une république, et celui d’une famille.

Laurent de Médicis est à la fois homme public et homme privé. Toutes ses réflexio ns politiques que Varillas retranscrit au discours indirect associent l’intérêt de l’État et celui de sa Maison. À travers le regard de ce personnage sur l’histoire de sa ville et celle de sa famille, Antoine Varillas construit donc une double focalisation, sur l’homme public et l’homme privé. Ainsi, les deux dimensions sont étroitement liées. Dès son arrivée au Conseil de la Républiq ue de Florence, Laurent de Médicis « [parle] des affaires de la République et des siennes1 ». De

même, au moment de décider du pillage de Volterre, Varillas fait remarquer que Laurent de Médicis doit penser à la République mais aussi à lui :

[…] il n’était ni de l’intérêt ni du génie de Laurent de Médicis d’abandonner Volterre au pillage ; car outre la perte que la République de Florence y aurait soufferte, on aurait toujours tenu pour sanguinaire celui sous les ordres de qui la place eût été désolée […].2

Les réflexions politiques de Laurent de Médicis rappellent donc toujours au lecteur que l’histoire en cours est celle d’une ville, mais aussi celle d’un homme, impliquant donc une réelle dualité entre intérêt particulier et intérêt général. D’ailleurs, on remarque que ces deux types de considérations ne sont pas toujours au même niveau dans les réflexions de Laurent qui pense souvent d’abord à son intérêt dans les affaires qu’il s’apprête à traiter au nom de la Républiq ue. On observe donc un jeu d’échelles entre la grande échelle qu’est la Maison et la plus petite qu’est la ville. Cependant, ces deux échelles sont souvent mises sur le même plan, de sorte que la Maison tend à devenir aussi importante que la ville, voire parfois à l’être plus.

À ce rapport étroit entre une famille et sa ville, s’ajoute le fait que de nombreuses actions dans la narration portent sur Florence et Laurent de Médicis en même temps. C’est notamme nt le cas des actions du pape qui, alors que Laurent de Médicis avait gagné l’alliance du roi de Naples, jette l’excommunication sur les Florentins, « tous en général et Laurent de Médicis en particulier.3 ». De même dans sa guerre contre Florence, ce même pape avait pour projet de

« noircir la réputation de la République de Florence en général, et Laurent de Médicis en particulier.4 » pour « ensevelir la Maison de Médicis sous les ruines de sa patrie5 ». On le voit,

la Maison de Médicis est très liée à Florence de sorte que pour atteindre la famille, il faut attaquer la ville. Il est d’ailleurs intéressant de noter l’existence d’une triple déclinaison de ce lien : entre Laurent de Médicis et sa ville, entre Laurent de Médicis et sa famille, et entre la Maison de Médicis et la ville de Florence. Les évènements et leurs enjeux politiques montrent bien cette intrication des échelles qui sont, individuelle, familiale et étatique avec la Républiq ue de Florence. Le texte joue donc sans cesse entre ces trois entités, rendant ainsi plus sensible la question du destin d’un homme et d’un nom étroitement lié à celui d’un État.

Ainsi, Laurent de Médicis est toujours en arrière-plan même quand il n’est pas nommé comme sujet explicite. Cela se remarque par exemple lorsqu’il fait ses premiers pas au gouvernement de Florence, et que, pour effrayer ses potentiels ennemis, une rumeur circule 1 Loc. cit. 2 Ibid, p 108. 3 Ibid, p 158. 4 Ibid, p 139. 5 Ibid, p 144.

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comme quoi « on devait se saisir de leurs personnes1 ». L’imprécision du pronom impersonne l

on représente l’autorité florentine derrière laquelle se cache la volonté de Laurent de Médicis.

De même après la conjuration des Pazzi, on observe un curieux glissement dans le texte de Varillas. Les magistrats d’abord sujets d’une action, cèdent la place à Laurent de Médicis qui devient l’auteur officiel de cette même action. Ainsi, après la conjuration, le cardinal neveu qui se trouvait dans l’église, surpris par les évènements, faillit se faire tuer par le peuple qui le pensait complice, mais fut sauvé par les prêtres qui le protégèrent. Varillas ajoute qu’ « il avait fallu que les magistrats envoyassent leurs propres gardes pour le dégager2 ». Les magistrats sont

donc explicitement cités comme auteurs de l’action, action qui est d’ailleurs développée ensuite par l’écrivain qui détaille le sort du cardinal mis en lieux sûrs le temps que le peuple s’apaise. Cependant, une page plus loin, il écrit que « La précaution de Laurent de Médicis ne s’était pas arrêtée à faire au Cardinal Neveu des offices importants3 ». Cela est troublant, dans la mesure

où on avait lu plus haut que c’était les magistrats de Florence qui avaient eu l’initiative ici attribuée à Laurent de Médicis. La solution se trouve plusieurs pages en amont. Varillas y explique en effet qu’une fois soigné, Laurent de Médicis fut emmené à l’Hôtel de Ville où les magistrats furent convoqués. C’est donc lui qui dirigea les opérations, mais caché dans les salons de l’Hôtel de Ville. Un autre passage réitère ce glissement sémantique de la Républiq ue de Florence à Laurent de Médicis. Dans le Livre Troisième, il est question de la guerre que le pape, avec comme allié le roi de Naples, déclare à Florence. Cette dernière se voit alors refuser l’assistance de la ville de Milan. À ce propos, Varillas note que « comme la République de Florence ne s’en pouvait passer dans la conjoncture d’alors, elle était dans le péril le plus inévitable et le plus proche où elle eût été exposée depuis que Laurent de Médicis se mêlait du gouvernement4 », ajoutant dans le paragraphe suivant que « Ses autres alliés de Mantoue, de

Ferrare, et d’Urbin étaient dans l’impuissance de la secourir5 ». Il est donc toujours question de

la République de Florence, citée comme telle puis représentée par le pronom personnel elle ainsi que par le déterminant la. Mais la phrase suivante précise que ses alliés, on parle donc toujours à priori de la République de Florence, « ne lui avaient envoyé des troupes, que parce qu’ils le croyaient capable de faire tête au duc de Calabre6 ». Il y a donc eu un glissement du

déterminant féminin la au déterminant masculin le. Plus tard dans le texte, il sera alors explicitement question de Laurent de Médicis. Cette confusion, que l’on retrouve dans le manuscrit de Varillas est peut-être involontaire, l’auteur, on le sait, ne retouchant que très peu ses textes. Quoi qu’il en soit, elle semble indiquer que dans l’esprit de l’écrivain d’anecdotes, que ce soit conscient ou inconscient, Florence est intimement liée à Laurent de Médicis, et mentionner la République revient à évoquer un Médicis.

Le texte de Varillas brouille donc les lignes qui permettraient de distinguer l’homme public de l’homme privé, les affaires d’État, des affaires personnelles. Le personnage de Laurent de Médicis cristallise ainsi tous les enjeux des deux autorités, publique et familiale.

L’histoire de la Maison de Médicis dans Les Anecdotes de Florence met donc en valeur la problématique de l’exercice du pouvoir, tiraillé entre des passions violentes et des revirements de situation. Le personnage de Laurent de Médicis émerge alors au milieu des luttes italiennes. Représentant de Florence, il négocie et défend les intérêts de la République et les siens. Figure politique contestée, il n’en reste pas moins le champion que sa ville oppose à ses adversaires et qui se bat pour elle de bonne grâce. Laurent le Magnifique, Prince des Lettres, 1 Ibid, p 100. 2 Ibid, p 132. 3 Ibid, p. 133. 4 Ibid, p. 146. 5 Loc. cit. 6 Loc. cit.

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incarnant l’idéal de l’Homme de la Renaissance, ce personnage emblématique, dans le texte de Varillas, a donc tout du héros.