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2.3. Varillas reçu, critiqué et réécrit

2.3.2. Fantasmes littéraires des amours des Médicis

La conjuration des Pazzi : un drame passionnel

À la suite du texte de Varillas, Eustache Le Noble publia une Histoire secrète des plus

fameuses conspirations qui traite notamment celle des Pazzi à Florence. Son ambition est d’y

« suivre exactement la vérité de l’Histoire, et [d’y] joindre tous les ornements dont [il l’a crue]

1 Les Anecdotes de Florence ou l’Histoire secrète de la maison de Médicis, op. cit., p. 110. 2 Choix d’histoires intéressantes, op. cit., p. 27.

3 Les Anecdotes de Florence ou l’Histoire secrète de la maison de Médicis, op. cit., p. 111. 4 Choix d’histoires intéressantes, op. cit, p. 29.

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susceptible sans l’altérer1 ». Eustache Le Noble propose donc un texte qui, en s’appuyant sur

des faits historiques, en sera librement inspiré. Il a ainsi décidé d’étoffer le détail d’une petite scène racontée par Varillas au moment des obsèques de Julien de Médicis :

Une demoiselle que Julien avait entretenue, prétendit être sa femme, et déclara être grosse de son fait. Elle accoucha cinquante jours après d’un fils qui lui ressemblait entièrement ; et ce fut peut-être par cette raison, que Laurent de Médicis le fit baptiser sous le nom de Jules de Médicis, sans expliquer autrement s’il le reconnaissait pour bâtard ou pour légitime.2

Eustache Le Noble, à partir de ce détail, relit la conjuration des Pazzi comme une affaire de rivalité passionnelle au centre de laquelle se trouve, tragiquement, Julien de Médicis. Il reprend ainsi, à des fins romanesques, l’idée de Varillas selon laquelle les passions violentes, comme les passions amoureuses, sont parfois à l’origine d’évènements politiques.

Son texte suit une progression chronologique jusqu’à la conjuration des Pazzi et son dénouement. Le lecteur assiste donc à l’ascension de la famille de Médicis puis à l’arrivée au pouvoir de Julien et Laurent. C’est à partir d’eux que les éléments romanesques se mettent en place autour d’une histoire d’amour entre Julien et Camille, idylle menacée par le rival Francisque, membre de la famille des Pazzi. Ainsi, le récit est émaillé de rendez-vous secrets dans des grottes et des jardins, d’échanges de lettres sous le patronage de la servante dévouée de Camille, de fuites nocturnes, de rêves prémonitoires et finalement d’un mariage secret. La trame du texte d’Eustache Le Noble s’éloigne donc radicalement du récit historique et en propose une relecture en y ajoutant des éléments, comme pour combler les lacunes du texte de Varillas, peut-être pas assez palpitant aux yeux de Le Noble. La conjuration des Pazzi, sous sa plume, devient donc l’histoire d’un triangle amoureux mortel, réutilisant le topos des amants maudits. Plutôt qu’une analyse des enjeux politiques de l’époque avec la rivalité de deux familles et l’intervention de la papauté, Eustache Le Noble propose une réflexion sur les pouvoirs de la passion, présentée ici plus forte que l’intérêt et l’ambition. En effet, il n’était pas de l’intérêt de Julien de Médicis d’épouser Camille dont le rang était inférieur au sien. De même pour Francisque, monter une conjuration salit son honneur et son nom. Un autre changeme nt par rapport au texte de Varillas se situe dans le traitement des personnages. En effet, chez l’écrivain d’anecdotes, Laurent de Médicis est toujours au centre du récit, et c’est lui qui est visé par la conjuration. Or, le texte d’Eustache Le Noble se concentre, lui, autour du personnage de Julien qui devient la véritable cible de la conjuration, pour un motif passionnel plutôt que politique, et la mort de son frère n’est planifiée que par nécessité, pour éviter les représailles. Laurent de Médicis n’est donc pas le personnage principal et reste finalement un peu en retrait. Il incarne de plus un certain stéréotype de l’autorité contrariante d’un père en condamnant la passion de son frère pour Camille, en faisant enfermer cette dernière et en voulant la marier au plus vite. Dans ce rôle, son personnage a quelque chose de comique, voire de grossier. Le personnage de Julien de Médicis lui, est un amant fougueux, d’abord libertin mais qui s’assagira ensuite au point d’accepter d’épouser Camille. Comme dans Les Anecdotes de Florence il incarne le jeune premier à qui tout réussit. Il se construit de plus dans la veine du héros chevaleresque et de l’amour courtois notamment avec les scènes de tournois, simple me nt évoquées chez Varillas mais détaillées et à l’origine de l’intrigue chez Le Noble. De plus, alors qu’il reste un personnage superficiel chez Varillas et libertin jusqu’au dernier moment, Eustache Le Noble le dote d’un devenir et d’une capacité à changer, le faisant passer de débauché à mari. Le récit d’Eustache Le Noble redistribue donc les rôles en accordant de l’importance à Julien de Médicis au détriment de Laurent, et donne un tour nouveau à la conjuration des Pazzi, ouvertement romanesque, bien plus que ne l’est l’histoire de Varillas.

1 E. Noble (Le), L’Histoire secrète des plus fameuses conspirations, de la conjuration des Pazzi contre les Médicis,

Paris, 1698, p. 4.

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La réécriture au théâtre

L’histoire de la conjuration des Pazzi a aussi inspiré le dramaturge Petitot qui en fit une pièce intitulé Laurent de Médicis1. Comme Eustache Le Noble avant lui, il relit l’évèneme nt politique en y ajoutant une histoire d’amour montrant Laurent de Médicis amoureux de Camille, malheureusement aimée aussi par Padzi. La pièce, sur fond de difficultés diplomatiques avec la ville de Naples, relate alors l’histoire d’une rivalité qui menace de déboucher sur un duel. Mais une conjuration est fomentée pour évincer plus sûrement Laurent de Médicis, et satisfaire aux ambitions politiques de Steno, agent secret du roi de Naples, qui convainc Pazzi de tuer Laurent de Médicis. Cependant, elle est un échec, et après une révolte du peuple finalement retournée contre les conjurés, Padzi se suicide. Cette fois-ci, c’est donc Laurent de Médicis qui endosse le rôle de l’amoureux et tient une place dans le triangle passionné avec Camille et Padzi, stéréotype de l’amant fougueux mais malheureux. L’auteur, en plus de cette situatio n fictionnelle, tente d’élaborer à la fin de la pièce un quiproquo. Padzi et Médicis, en se promettant un duel, s’étaient en effet juré aussi de ne pas revoir Camille tant qu’ils ne se seraient pas départagés. Mais la conjuration et son échec poussent Camille à venir voir Laurent pour demander grâce pour son père. Furieux, Padzi se sent trahi, tente de soulever le peuple et finit par se suicider pour ne pas avoir l’humiliation d’accepter la grâce que fait Laurent de Médicis de lui pardonner.

Dans cette pièce, le personnage de Laurent de Médicis est donc réduit à quelques grands traits de caractère. C’est un personnage amoureux, chose nouvelle par rapport au texte de Varillas, bon et respectable. Son caractère intransigeant est donc effacé pour mieux le faire cadrer avec son rôle d’amant. Cependant, il doit rester digne et ne pas se laisser emporter par sa passion. C’est d’ailleurs ce que lui reprochera le personnage de Mainfroi lui répliquant « Ce n’est point Médicis, c’est l’amant qui s’oublie2 ». Il est peut-être possible d’expliquer cet état

de fait par les circonstances de composition de l’œuvre. Avec l’avènement de la République et le règne de la raison, il ne faisait peut-être pas bon de doter un magistrat, représentant du pouvoir, d’un caractère trop passionné. Le traitement de ce personnage est néanmoins intéressant et permet de voir comment il a pu être réutilisé et réadapté aux exigences et au système de valeur d’une autre époque que la sienne.

Il est cependant parfois difficile d’affirmer que Laurent de Médicis est le personnage principal de cette pièce bien que son nom soit le premier de la liste des personnages. En effet, la pièce est désignée par son auteur comme étant une tragédie. Or, ce n’est pas Laurent de Médicis qui meurt à la fin de l’intrigue, mais bien Padzi qui se suicide, tant pour des raisons d’amour que d’orgueil. D’ailleurs, dans sa préface, Petitot loue les acteurs qui ont bien su représenter les caractères de leurs personnages respectifs. On apprend alors que celui de Laurent de Médicis était destiné à se draper dans la « dignité modeste qui sied au premier Magistrat d’une République3 ». Il n’est donc pas fait pour faire des coups d’éclat et émouvoir réelleme nt

le spectateur. Il n’est d’ailleurs cité qu’en deuxième lieu par l’auteur qui accorde ses premiers éloges à l’acteur du personnage de Padzi. Ce dernier aurait en effet su doter son personnage d’une « énergie brûlante4 » jointe à la « noble retenue d’un ambassadeur5 » et au « penchant

irrésistible à la jalousie qui dévorait les Italiens du quinzième siècle6 ». Le personnage de Padzi

semble donc avoir plus de relief. Il est plus passionné et torturé et c’est cette passion qui

1 Laurent de Médicis, op. cit. 2 Ibid, II, 6.

3 Ibid, p. v. 4 Loc. cit. 5 Loc. cit. 6 Loc. cit.

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constituera le nœud de la pièce et de l’intrigue ainsi que son dénouement puisqu’elle le poussera à se suicider. On voit ici l’innovation, et même l’invention du dramaturge, par rapport à l’œuvre de Varillas. En effet, dans Les Anecdotes de Florence, Pazzi est avide de pouvoir et jaloux des Médicis, mais il reste un personnage froid et calculateur, qui ne se laissera submerger par sa rage qu’au moment de l’attaque dans l’église. Petitot lui a donc sans doute reconstruit un caractère proprement tragique et, pour l’époque, typiquement italien.

Ainsi, l’histoire de la conjuration des Pazzi reste un sujet possible pour les dramaturges du XVIIIe siècle. Petitot n’hésite pas à agrémenter l’histoire politique d’une histoire d’amour,

peignant sous un autre jour Laurent de Médicis mais finalement aussi Padzi qui semble voulo ir lui faire concurrence en tant que personnage principal.

Il est remarquable de voir que le personnage de Laurent de Médicis en lui-même n’est finalement pas vraiment au centre des réécritures littéraires de certains épisodes de sa vie. Eustache Le Noble et Petitot, le romancier et le dramaturge, préfèrent ainsi se concentrer sur des personnages de son entourage, peut-être parce qu’ils étaient réputés plus sulfureux, peut- être aussi parce que Laurent de Médicis, par son statut de prince des lettres, était en quelque sorte intouchable.

Les personnages sont donc au cœur du travail d’écrivain d’anecdotes. En effet, l’histo ire est humaine et doit donc étudier avec précision les mœurs et caractères des grands hommes qui ont façonné parfois des civilisations entières. Varillas opère de façon différente selon ses personnages, fixant le caractère de certains définitivement, et préférant peindre Laurent de Médicis en actions, montrant son dynamisme mais aussi sa construction en tant qu’homme politique, homme de lettres, et finalement héros, dans le temps. Ce personnage ne sera pourtant pas celui qui retiendra le plus l’attention lectures et réécritures romanesque. Néanmoins, il s’impose comme héros des premiers livres des Anecdotes de Florence au milieu de remarques, non pas scandaleuses et démystificatrices, mais axiologiques et symboliques. Le personnage est ainsi porteur de réflexions morales et philosophiques de l’auteur, sur le cours de l’histo ire et l’héroïsation du grand homme.

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