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3. A SPECTS AXIOLOGIQUES DE L ’ HISTOIRE

3.3. L’héroïsation de Laurent

3.3.1. Un « soleil levant » : un parcours initiatique

Un personnage qui doit faire ses preuves

Laurent de Médicis, que l’on suit depuis son entrée dans le monde, c’est-à-dire son mariage, jusqu’à sa mort, est souvent mis à l’épreuve. Il s’impose au fur et à mesure comme chef de sa famille, chef de guerre, diplomate, artiste et mécène, mais doit continuelle me nt montrer de quoi il est capable à un public souvent dubitatif. Paradoxalement, ceux qui l’entourent attendent beaucoup de lui tout en doutant de ses capacités à satisfaire leurs exigences.

Dans le Livre Premier, le jeune Laurent de Médicis est tout d’abord caractérisé par ce qu’il sera plus tard, et incarne une grandeur en puissance, lui « qui paraissait déjà devoir être un jour le premier homme de son siècle2 ». Il est donc un personnage plein de promesses que

sa famille et ses alliés attendent de voir réalisées. Le lecteur aussi attend que le personnage réponde à ses exigences, c’est-à-dire que ses actes soient à l’origine de récits intéressants voire captivants, et que Laurent soit finalement le héros de sa propre vie. On voit donc se profiler une double mise à l’épreuve : celle qui relève de faits réels et concerne le personnage historique, et celle qui relève de l’expérience de lecture et concerne le personnage littéraire, voire romanesque. Ces deux exigences sont vite satisfaites puisque les évènements mettent Laurent de Médicis à l’épreuve très tôt. Après son mariage, suit en effet une séance d’apprentissage qui

1 Dictionnaire universel, op. cit., t. II, p. 256.

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va familiariser le jeune homme avec la fonction de chef de guerre en le faisant « monter à cheval pour apprendre l’art militaire sous la discipline de son beau-père1 ». Néanmoins, c’est tout ce

que l’on saura de cette première expérience de la guerre de Laurent. On le retrouvera ensuite, à l’occasion de d’autres conflits, en véritable acteur et non simple élève. Devenu « le maître de sa famille, et le plus considérable citoyen de Florence2 » alors que la situation de l’une et de

l’autre est critique, son action est alors présentée comme nécessaire dans un contexte qui demande de l’héroïsme et qui mettra à l’épreuve le personnage. Le texte de Varillas crée donc à nouveau un effet d’annonce et d’attente d’un homme providentiel : « il fallait les derniers efforts de la vertu la plus héroïque et la plus consommée pour en [les difficultés énoncées] triompher3 ». L’entrée de Laurent de Médicis dans la vie politique et dans la vie de la

République est alors l’occasion de « son coup d’essai4 ». Le temps de l’apprentissage est révolu,

jeune homme prometteur, il doit maintena nt mettre en pratique ce qu’il a observé et retenu auprès de ses maîtres. On remarque d’ailleurs que le texte de Varillas ne mentionne pas beaucoup l’action concrète des tuteurs de Laurent de Médicis dans son instruction, même lorsqu’ils sont présentés dans le Livre Quatrième. Cela donne alors l’impression que le personnage s’est construit lui-même, qu’il avait suffisamment de ressources en lui pour devenir ce qu’il est, sans véritable aide extérieure. Cela pose donc la question d’un naturel héroïque que chaque homme aurait ou non. Les vertus héroïques de Laurent de Médicis semblent lui être naturelles de sorte que le personnage doit juste les dévoiler et les exploiter. Néanmoins, si Laurent possède un naturel héroïque, il tient ses connaissances des maîtres et des livres qui ont formé son esprit. On voit ici se dessiner l’idée que le héros conjugue des qualités naturelles et des qualités apprises. Ainsi, Varillas nous dit qu’il « avait emprunté de l’histoire une partie de ce qui lui manquait du côté de l’expérience5 ». Il commence donc avec un savoir de papier qu’il

va devoir s’approprier et convertir en actes pour répondre aux exigences de ses pairs, mais aussi du lecteur. On le voit, le texte des Anecdotes de Florence donne ainsi à voir de nombreuses étapes de la formation de Laurent. Cette formation passe alors par des remises en causes régulières. Cela commence dans le domaine de la guerre. En effet, si les premières expériences du personnage sous le commandement de Fédéric d’Urbin sont concluantes, il doit ensuite prouver qu’il est capable, à son tour, de mener des troupes dans des opérations délicates telles que des sièges :

L’on savait qu’il était soldat ; mais il y ait encore lieu de douter s’il était capitaine, jusqu’à ce qu’on le vît à la tête d’une armée agir de lui-même, et mettre heureusement en pratique ce qu’il avait lu dans les bons livres.6

De même, alors qu’il a commencé à se faire un nom glorieux et qu’il intervient dans des affaires qui concernent plusieurs États italiens, sa compétence en diplomatie est aussi remise en question. Les autres États attendent ainsi de voir ce qu’il est capable de faire, et s’il sera à la hauteur des espérances de chacun.

[…] encore que ses actions passées, et principalement son voyage de Naples, l’eussent fait passer pour le plus grand homme d’État qui fut alors en Italie ; il y avait néanmoins quelque lieu de douter, s’il entendait aussi bien la guerre que la négociation.7

1 Loc. cit. 2 Ibid, p. 99. 3 Ibid, p. 100. 4 Loc .cit. 5 Loc. cit. 6 Ibid, p. 107. 7 Ibid, p. 161.

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Le savoir-faire de Laurent de Médicis est donc toujours remis en cause et interrogé. S i cela reflète une réalité historique, il s’agit aussi ici d’un ressort romanesque qui permet de toujours relancer la narration. Le personnage doit faire ses preuves et dévoile donc ses qualités au fur et à mesure des occasions et des besoins, satisfaisant ses pairs ainsi que le lecteur.

Des épreuves

La valeur de Laurent de Médicis est donc mise à l’épreuve pour répondre aux exigences des autres personnages. Cela se fait notamment à l’occasion de batailles ou de situations de crise en général, telles que la conjuration des Pazzi ou l’épisode de l’entrevue avec le roi de Naples. Ainsi, le piège de la conjuration a pris Laurent de Médicis par surprise et l’a soumis à une double épreuve : celle de la mort de son frère et celle de la situation politique extrêmeme nt délicate qui en résulta. Laurent doit alors juger de la gravité de la situation pour trouver ensuite le moyen de s’en sortir : « Laurent de Médicis fit une réflexion toute particulière sur le malheur qui lui était arrivé, et le trouva plus grand qu’il ne s’était figuré d’abord1 ». Les épreuves

consistent aussi à s’opposer à des adversaires à sa hauteur, comme par exemple le personnage de Ressalli. Ce conseiller du roi de Naples, au service de Rome, s’oppose en effet à Laurent de Médicis à travers les discours qu’il tient au roi et qui font le pendant à ceux que Laurent de Médicis a tenu lui aussi lors d’entrevues secrètes. Ce duel est finalement remporté par Laurent dont les arguments emportèrent la conviction du roi.

On observe ainsi une progression du personnage de Laurent de Médicis qui réussit les différentes épreuves qui se présentent à lui. Il gagne en gloire et en renommée, et gagne aussi la sympathie du lecteur qui le suit depuis le début du récit. Néanmoins, il n’est pas toujours parfait. En effet, Varillas sous-entend qu’il a provoqué la conjuration des Pazzi par son orgueil. De plus, les raisons du peuple et des magistrats de douter parfois de sa valeur sont rationne lles et normales. Le personnage de Laurent de Médicis suit donc une sorte de progression initiat iq ue au fil des épreuves qui dévoilent ses qualités, mais aussi quelques défauts, au grand jour.

Revers et succès

Laurent de Médicis, s’il doit traverser plusieurs épreuves, les surmonte généraleme nt avec succès. Ainsi, l’une de ses premières réussites est d’avoir maintenu, juste après avoir succédé à son père, l’ordre dans les affaires de sa Maison et de la République. Et l’auteur de commenter : « il ajusta si bien toutes choses, que la République ne souffrit aucune des révolutions dont la mort de son père l’avait menacée2 ». De même, pour sa première expérience

en tant que capitaine, lors du siège de Volterre, il « disposa les attaques avec assez de régularité, pour un temps où l’on ne savait presque rien de l’architecture militaire3 ». Le texte de Varilla s

souligne donc que les actes de ce personnage dépassent même, par leur efficacité, toute espérance. On retrouve ainsi, à de nombreuses reprises dans Les Anecdotes de Florence, l’adverbe bien pour qualifier le succès des mises en œuvre de Laurent de Médicis. Ce dernier sait donc montrer de quoi il est capable. C’est d’ailleurs le sens du terme régularité utilisé à propos des installations militaires du siège de Volterre, qui évoque le fait de suivre les règles reconnues et de montrer ainsi ses capacités. Le texte de Varillas prend alors une tournure encomiastique, louant par exemple les « qualités incomparables [que Laurent de Médicis] possédait pour le commandement4 » ou le montrant s’acquittant d’une « glorieuse commiss io n

1 Ibid, p. 132. 2 Ibid, p. 101. 3 Ibid, p. 108. 4 Ibid, p. 142.

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avec tant d’adresse1 » que le succès ne pouvait être qu’au rendez-vous. Après ses nombreux

démêlés avec la papauté, l’une des plus belles consécrations du mérite de Laurent de Médicis sera sans doute son alliance avec le pape. En effet, il est venu en aide au roi de Naples accablé par de nombreuses révoltes qui avaient reçu l’appui du pape Innocent VIII. Finalement, ce dernier devant la défaite de ses troupes, rechercha la paix auprès de Laurent de Médicis qui la fit en ménageant les intérêts de chacun de sorte que « Sa Sainteté fut si touchée de la vertu de ce héros, qu’elle lui fit proposer l’alliance qui éleva depuis la Maison de Médicis à la souveraineté où nous la voyons maintenant2 ». Par ses succès, Laurent de Médicis a donc réussi

à se faire une place de choix dans le champ politique de son époque, pouvant y paraître en qualité « d’ambassadeur de sa République3 ». L’adjectif possessif est le signe de la réussite

officielle de Laurent de Médicis dont le nom représente entièrement Florence qu’il tient comme « s’il [en] eût été souverain4 ». On le voit, les mots utilisés par Varillas sont forts et témoigne nt

de la montée en puissance du personnage qui, d’héritier d’une famille de banquiers, est devenu comme le prince ou le roi de sa cité.

Cependant, il est intéressant de voir que Laurent de Médicis essuie aussi quelques revers, le plus grand étant sans aucun doute celui de la conjuration des Pazzi, qui a suivi l’échec de l’obtention du cardinalat pour Julien de Médicis. En voulant s’opposer au pape et se venger de l’affront qui lui avait été fait, Laurent de Médicis a provoqué sa colère. Si Florence eut à souffrir l’interdit pontifical et les guerres qui s’en suivirent, les problèmes de la ville trouvèrent une solution heureuse. Mais Laurent, lui, perdit son frère dans cette conjuration. Son esprit revanchard et belliqueux vis-à-vis du pape a donc sans doute été une erreur. Mais on voit que le personnage ne compte pas la renouveler puisqu’il décide de tout faire pour ménager le pape, malgré la conjuration, et essaye de garder de bons rapports avec Riaire. Mais ce sera là aussi un échec. Laurent de Médicis comprit alors qu’il fallait, non pas négocier et discuter avec le pape, mais l’atteindre en passant par son allié, le roi de Naples. Le personnage de Laurent de Médicis apprend donc de ses erreurs et se caractérise par sa persévérance dans l’épreuve.

Ainsi, ce parcours initiatique a transformé le citoyen en acteur politique de premier plan, le fils de banquier en capitaine des armées et finalement, le jeune homme en héros à la renommée toujours grandissante. Ce destin exceptionnel est raconté par un historien dont le texte, à la manière d’un écrivain, reconstruit son ascension vers la gloire. Dès lors, le personnage, traité dans cette perspective encomiastique, est idéalisé pour mettre en valeur son caractère de héros et donc d’homme hors du commun.