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2.1. Composition méthodique et littéraire

2.1.2. Un évènement à facettes : la conjuration des Pazzi

Le texte de Varillas, s’il suit une progression globalement chronologique, utilise aussi parfois la répétition pour décrire un évènement et le sort de ses acteurs dont il retrace un à un le parcours. Cette technique est notamment développée pour le traitement de la conjuration des Pazzi. L’évènement est relu plusieurs fois à travers la vision de différents personnages, et de différents discours.

On trouve ainsi un premier récit1, qui est celui de l’historien adoptant un point de vue

relativement objectif, sans analyse explicite de la part de l’auteur, et énonçant les différentes étapes de la conjuration, une à une, avec plus ou moins de détails. Le lecteur se voit donc présenter successivement la tentative ratée au repas de Frejola, le choix du dimanche et de la messe avec l’archevêque comme jour de la conjuration, la mise en place de tous les acteurs et le déploiement du plan prévu par les conjurés. Avant d’entrer dans les détails de la scène de l’église, Varillas en donne ainsi les grandes lignes au lecteur, à savoir l’assassinat des deux frères, la prise de contrôle de l’Hôtel de Ville par l’archevêque et les conjurés, et l’interventio n de Jacques Pazzi pour emmener des renforts. On peut noter néanmoins que ce récit n’est pas tout à fait impartial puisque Varillas condamne sans ambiguïté « l’impiété du complot ». L’écrivain d’anecdotes sacrifie sans doute ici au devoir de moralité de l’historien, d’autant plus nécessaire ici qu’il est question de sacrilège. Après cette première version destinée à rappeler aux lecteurs un évènement historique relativement connu, le paragraphe suivant inaugure un deuxième récit2. Le lecteur vient de lire le script de la pièce, Varillas lui propose à présent de

voir la représentation avec plus de détails. Ainsi, s’orchestrent sous ses yeux l’arrivée de Laurent de Médicis à l’église, ne se doutant de rien, et le retard de Julien ramené par les Pazzi, occasion pour l’auteur de glisser une petite scène anecdotique représentant un Julien amoureux et coquet, se frisant les cheveux et allant à l’église voir la femme qu’il aime. Il est intéressant de noter la lecture axiologique de l’évènement qui se met en place ici. En effet, alors que le premier récit condamnait un sacrilège, le deuxième présente un Laurent de Médicis pieux et pur, ayant reçu le sacrement de pénitence. Ce personnage est pourtant entouré de deux impies, sans qu’il s’en doute, qui le menacent. Mais ils ne pourront finalement pas le tuer, sa pureté et sa piété l’ayant peut-être protégé, au contraire de son frère. On voit donc s’affirmer dans ce deuxième récit une première opposition nette entre pureté et sacrilège. Puis les choses s’accélèrent avec le meurtre de Julien et la mise en sécurité de Laurent par ses amis, suivis par la narration de la tentative de l’archevêque à l’Hôtel de Ville dans le même temps, mais qui est démasqué, et enfermé avec les conjurés. Laurent de Médicis, soigné, rejoint l’Hôtel de Ville avec les magistrats, tandis que le peuple en armes réclame l’exécution des criminels. Varillas s’attarde sur celles de François Pazzi, occasion d’un petit retour en arrière pour évoquer la blessure qu’il s’est faite lors du meurtre de Julien : « François Pazzi auteur de la conjuratio n, qui s’était lui-même blessé dangereusement en frappant Julien de Médicis […]3 ». Ce détail

permet de rajouter du réalisme ou du moins du pittoresque à la scène du meurtre, montrant un personnage taché du sang de sa victime mais aussi du sien. Varillas procède de la même manière avec les deux Jacques Salviati, la tentative de fuite du chevalier Pazzi et la mort de René Pazzi,

1 Voir Annexes, vol. II, Annexe 2, Premier récit, p. 3. 2 Voir Annexes, vol. II, Annexe 2, Deuxième récit, p. 3-4. 3 Voir Annexes, vol. II, Annexe 2, Deuxième récit, p. 4.

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ajoutant à chaque fois de nouveaux détails. Chaque nouveau personnage en apportant un autre point de vue sur la scène permet ainsi d’en éclairer d’autres aspects et de compléter le tableau que constitue le récit de la conjuration. Par exemple, le récit du sort du chevalier Pazzi permet à Varillas de décrire le peuple dans son pittoresque, moqueur, indomptable et violent :

[…] le vieux chevalier Pazzi qui s’était avancé jusqu’à la place publique afin de soulever le peuple, voyant que l’on ne l’écoutait que pour se moquer de lui, et que l’on commençait déjà à l’environner, et à lui jeter des pierres de dessus les toits […].1

De la même manière, le peuple sera aussi décrit en détails par le biais du personnage du paysan qui recueillit puis livra le chevalier Pazzi, et ensuite à travers la foule s’acharnant sur son corps. Le récit de la conjuration, en se focalisant sur certains personnages offre donc néanmoins une bonne place au peuple sur lequel de nouveaux détails sont régulièrement donnés.

S’ensuit un troisième récit, focalisé sur le cas du « brave Montesicco, à qui l’on fit la grâce de le faire mourir d’une manière moins infâme2 » que les autres conjurés qui ont été

pendus3. Avec le cas de ce personnage c’est surtout le tout début de la conjuration et l’occasion

ratée de Frejola qui sont relus. Ce récit permet alors de glisser une certaine humanité dans celui de la conjuration pour l’instant marqué par la barbarie des meurtres. En effet, alors que certains assassins ont été décrits violents, comme Pazzi assassinant Julien, Montesicco fait preuve d’une certaine droiture en refusant le sacrilège. De plus, Varillas le présente comme le bourreau converti ou du moins désarmé par sa victime. La conversation qu’il a eue avec Laurent de Médicis l’a en effet convaincu de l’excellence de cet homme, lui faisant alors refuser de l’assassiner. Au contraire, un quatrième récit se focalise, via « Le seigneur Etienne et Antoine de Voterre4 », sur de véritables meurtriers endurcis. Ce récit permet à Varillas d’évoquer le

tumulte général et la sollicitude du peuple à l’égard des frères Médicis. Mais il prolonge aussi la lecture axiologique de l’évènement, démontrant que les coupables n’échappent pas à la justice humaine que celle divine laisse agir en permettant l’arrestation des meurtriers dans un monastère. Un cinquième récit5 donne un nouveau point de vue sur la conjuration avec le cas

de Bandini. Le lecteur le voit préparer sa fuite au cas où la conjuration tournerait mal, donner le premier coup à Julien de Médicis, occasion pour Varillas de montrer la sauvagerie d’un Pazzi qui « s’obstinait à lui donner cent coups après sa mort6 », assassine Norri, poursuit Laurent mais

est repoussé par un ecclésiastique, et s’enfuit hors de l’église. Varillas nous narre alors sa périlleuse odyssée avec sa fuite vers la mer, son arrivée à Constantinople où il est finale me nt découvert par les facteurs de Laurent de Médicis, et ramené et exécuté, après négociation avec le sultan. Avec le récit du point de vue de cet autre personnage, Varillas nous donne donc toujours plus de détails, dévoilant de nouvelles minutes de la conjuration. Il nous donne des instantanés sanglants de l’assassinat de Julien et Norri, en nous montrant Bandini poignardant chacun d’eux. Il fait vivre au lecteur la conjuration de l’intérieur, du point de vue des conjurés, allant jusqu’à nous montrer Pazzi en pleine action, mais vu par Bandini. Mais ce récit est aussi l’occasion d’une analyse politique de Varillas, s’appuyant sur des conjectures et des on-dit. Il tend en effet à mettre en évidence un conflit qui dépasse celui de Sixte IV et des Pazzi avec les Médicis et Florence, et qui est celui de la papauté avec l’Islam, à travers un de ses représentants, le sultan Bajazet.

1 Loc. cit.

2 Voir Annexe, vol. II, Annexe 2, Troisième récit, p. 4. 3 Montesicco a été décapité.

4 Voir Annexes, vol. II, Annexe 2, Quatrième récit, p. 4. 5 Voir Annexes, vol. II, Annexe 2, Cinquième récit, p. 5. 6 Loc. cit.

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Varillas ne s’arrête pourtant pas là et propose un sixième point de vue qui est celui du cardinal neveu1. Le lecteur le rejoint donc, au milieu de la conjuration, persuadé d’être la

prochaine victime et défendu par les prêtres alors que le peuple qui le croit coupable veut le tuer. Avec cet autre personnage, le regard sur la conjuration change de ton. En effet, la frayeur du cardinal qui se donne un air de martyr, entouré des prêtres qui le défendent, est relative me nt ridicule ou du moins tranche avec les récits sanglants des meurtres perpétrés par les conjurés. Enfin, un septième récit2 de la conjuration est fait au Livre Quatrième sous la forme d’un

discours de l’Église qui oriente la conjuration des Pazzi comme un piège pour le cardinal neveu. Ce discours revient sur Frejola, sur l’attaque dans l’église, la protection du cardinal par les prêtres et son sauvetage par les magistrats. Les mesures qui furent prises pour le protéger sont tournées en tentative de détention, et le retour du cardinal à Rome est expliqué par la peur des représailles. De plus, ce discours ne fait pas état du meurtre de Julien de Médicis en tant que tel, ne mentionnant qu’un grand groupe de personnes égorgées qui n’auraient été que des victimes secondaires, la principale étant le cardinal.

La conjuration des Pazzi est donc traitée à plusieurs reprises, à travers différents points de vue ou focalisation. En plus de nous présenter le destin de quasiment tous les personnages, et donc de donner une vision globale de l’évènement, Varillas ajoute à chaque récit de nouveaux éléments comme autant de nouvelles pièces à un puzzle. Ce sont aussi des instantanés qui attirent l’attention sur des petits détails et nous plongent au cœur de l’action. Véritable jeu de piste à travers les destins de chaque personnage, le texte de Varillas nous donne un regard approfondi sur la conjuration, sur différent tons, en en soulevant les enjeux divers et en en accentuant les différents moments. De plus, en rajoutant le discours de l’Église à propos de cette même conjuration, Varillas en montre la récupération, les interprétations et relectures qui peuvent en être faites. Il nous narre l’histoire d’un évènement à travers ses acteurs, ses conteurs et ses relecteurs.

Néanmoins, si le texte de Varillas semble minutieusement construit et qu’il progresse logiquement, il n’en est pas moins foisonnant de personnages, de détails et d’intrigues intriquées. Ainsi, la composition rigoureuse des Anecdotes de Florence est aussi baroque par certains aspects, empruntant parfois de préférence des chemins de traverse plutôt que les grandes voies déjà mille fois arpentées par les autres historiens. Le chemin tout tracé semble ainsi parfois devenir tortueux.