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2.2. Faire vivre des personnages historiques figés par la mort et le temps

2.2.1. Recréer ou recomposer une époque

Des éthopées : le cas de la ville de Volterre

Avant de décrire un évènement, Varillas s’assure de donner à son lecteur tous les moyens de compréhension possibles, quitte à faire de petites digressions explicatives. On trouve ce procédé à l’échelle d’un paragraphe avec le cas de la ville de Volterre dans le Livre Second. Alors que Laurent de Médicis a succédé à son père et mène ses premières batailles pour rétablir l’autorité de Florence, la ville de Volterre se soulève. Citée pour la première fois dans le texte des Anecdotes de Florence, elle est présentée par Varillas en quelques traits essentiels de façon à donner les éléments explicatifs de sa révolte.

Cette ville, plus fameuse dans l’histoire ancienne que dans la moderne, obéissait à celle de Florence avec d’autant plus d’impatience, qu’elle avait été des dernières rangées sous sa domination ; et la contrariété d’humeur que l’on avait toujours remarquée entre ses habitants et les Florentins, leur faisait croire qu’il n’y avait point de joug qui ne fût plus léger en comparaison de celui qu’ils portaient. Ces deux causes les

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avaient engagés dans le parti de tous ceux qui s’étaient déclarés en divers temps ennemis de la République, et leur avaient fait ouvrir les portes à l’armée de Coliogne, dès qu’elle avait paru devant leurs murailles .1

Pour présenter cette ville, Varillas fait donc un point sur son histoire, évoquant sa puissance antique en mentionnant l’histoire ancienne, qui s’oppose implicitement à la dominat io n qu’exerce à présent Florence sur elle. Le lecteur voit donc se dessiner une grandeur déchue qui crée une tension entre passé rêvé et présent exécré. Le peu que l’on connaît ainsi de l’histo ire de la ville permet alors de comprendre ses rapports difficiles avec Florence, marqués d’impatience et de contrariété d’humeur. Ces analyses éclairent alors l’engagement de Volterre dans la guerre et fait sentir au lecteur la tension entre les deux peuples. On remarque que cette présentation de Volterre est faite à l’imparfait et au plus-que-parfait. Il ne s’agit pas pour l’auteur de nous raconter l’histoire de la ville, mais de nous en expliciter l’identité pour mieux comprendre les enjeux auxquels doit faire face Laurent de Médicis. La ville est ainsi présentée comme un agrégat de tensions, de fierté, d’honneur et d’orgueil blessés mais indomptab les, répondant somme toute à une image assez répandue de la fierté des Italiens. Elle devient alors une sorte de personnage, doté d’un passé, et d’un caractère approfondi expliqué par l’écriva in d’anecdotes.

Le peuple florentin : sa fierté, son impulsivité, sa cruauté

Le peuple florentin constitue à lui seul un des décors principaux de l’histoire de Florence et de Laurent de Médicis. Il intervient et est présenté de différentes manières. Il est par exemple montré en action à travers la recréation de petites scènes. C’est notamment le cas lors de l’épisode de la mort du vieux chevalier Pazzi qui sera suivie de la vengeance des Florentins. Le peuple apparaît tout d’abord à travers la figure d’un paysan chez qui Pazzi trouve refuge mais qui va le trahir. En effet « cet homme qui n’était pas tout à fait rustique, fit aussitôt dessein sur la personne de son hôte, pour gagner le prix que les magistrats avaient destiné à quiconque le livrerait2 ». On retrouve ici les traits de la cupidité et de la tromperie introduits par une remarque

ironique de Varillas sur cet homme qui n’était pas tout à fait rustique. Alors qu’il se propose de vendre le cheval de Pazzi, le paysan va en fait le dénoncer pour une somme d’argent, ce qui revient à vendre l’homme. Après la mort de Pazzi qui se damne en refusant de mourir chrétiennement, la barbarie du peuple se réveille. Il « déterra son corps et le jeta à la voirie3 ».

Puis, enterré à nouveau, le corps est redécouvert par la foule qui

ouvrit la fosse avec les ongles, […] reprit le cadavre, […] le traîna par les rues, et après que les hommes se furent lassés de le défigurer, ils l’abandonnèrent aux enfants, qui le jetèrent dans la rivière d’Arnes.4

Varillas expose ici en des termes très crus la violence et la barbarie d’une vengeance populaire, après la sentence publique qui avait pourtant choisi d’enterrer le corps de Pazzi dans une église avec ses ancêtres. C’est un peuple bestial qui dans sa folie ouvre la sépulture avec ses ongles. Le corps de Pazzi est outragé et devient un objet entre les mains de la foule et même un jouet morbide pour les enfants. Le peuple florentin est donc déshumanisé, n’ayant aucun mouveme nt de répulsion ou de respect devant le cadavre d’un homme, même si cet homme était un ennemi. L’impulsivité des Florentins semble alors guidée par la rage. La fureur du peuple est totale et le pousse à réclamer la mort de tous les conjurés. Il est intéressant de remarquer que chez Valori5

si le peuple prend les armes, c’est moins par rage que par inquiétude et sollicitude pour Laurent

1 Ibid, p. 106. 2 Ibid, p. 127-128 3 Ibid, p. 128 4 Loc.cit.

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de Médicis. Cependant, on retrouvera chez Machiavel le récit morbide du sort réservé à la dépouille d’un certain Messer Jacopo1. Le récit de Varillas n’est donc peut-être pas si exagéré

mais il est néanmoins agrémenté de détails propres à l’auteur d’anecdotes. Ainsi, il nous décrit le « spectacle […] hideux2 » des exécutions : « À peine le patient était étranglé à demi, que l’on

coupait la corde pour faire place à un autre ; le corps tombait en bas, et le peuple aussitôt le mettait en pièces3 ». On retrouve ici la notion de bestialité et de sauvagerie dans le

comportement d’un peuple assoiffé de sang.

Le peuple florentin ou italien plus généralement, est aussi introduit par des considérations générales ou par des sortes de maximes. Varillas donne ainsi des indices sur l’inconstance des Florentins. Par exemple, à propos du pillage de la ville de Volterre que Laurent veut éviter au risque de frustrer les Florentins, il est dit à leur propos qu’ « il n’y avait point alors de peuple qui passât plus légèrement de la haine apparemment irréconciliable à l’amour, que celui de Florence4 ». Toute la nuance réside dans l’adverbe apparemment, Laurent

de Médicis connaît bien le peuple florentin et ses excès qui ne sont jamais durables pour peu qu’on leur montre qu’il est possible de changer de sentiment. La suite de l’histoire confirme cette intuition. Ainsi les Florentins « blâmaient d’abord sa conduite, pour avoir sauvé (disaient- ils) leurs plus irréconciliables ennemis, mais ils ne demeurèrent pas trois jours dans un sentiment si déraisonnable5 ». L’impulsivité du sentiment de haine ne dure pas et est finaleme nt

facile à retourner. Il est intéressant de voir que, outre l’inconstance, Varillas met peut-être aussi en évidence l’esprit manipulable des Florentins quand il y va de leur intérêt. L’écriva in d’anecdotes part aussi d’exemples individuels pour caractériser tout le peuple. C’est notamme nt le cas pour la méfiance avec l’exemple du gonfalonier de la ville « qui était défiant, comme le sont d’ordinaire tous les Florentins6 ». Ici, un cas singulier est l’occasion de donner une règle

générale qui s’applique donc à un peuple entier. Le gonfalonier est donc un Florentin type, voire même une caricature qui incarne le caractère défiant, une des caractéristiques de ce peuple.

Varillas a donc recours à plusieurs procédés pour peindre Florence et ses habitants au lecteur, pour lui en restituer les mœurs, les passions et modes de penser. L’écrivain d’anecdotes propose donc un véritable voyage dans un pays exotique, donnant des repères simples, voire grossiers et à la limite de la caricature, pour aider son lecteur à cerner les caractéristiques d’une époque et de ses hommes. Dans ce paysage, il place alors des figures individualisées par leurs caractères et passions.