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1. É CRITURE ET RECRITURE DE L ’ HISTOIRE

1.3. L’écriture de Varillas

1.3.1. Défense d’une écriture

Commentaires métatextuels

Le texte des Anecdotes de Florence est émaillé de traces de la première personne, c’est- à-dire du « je » de l’écrivain. Antoine Varillas en effet semble ressentir le besoin de justifier son texte particulièrement lorsqu’il s’attaque au récit d’évènements déjà maintes fois décrits. Face à l’abondante matière que ses sources constituent, il doit justifier la raison d’être d’un nouveau récit, d’une nouvelle description ou analyse d’un évènement. Il ouvre ainsi le premier livre de son œuvre par une remarque sur les historiens de la ville de Florence et des Médicis qui se sont laissés emporter soit par leur jalousie, soit par leur trop grand enthousiasme qui confinaient à la flatterie et qui déformaient donc les faits. Antoine Varillas veut se démarquer de ces auteurs et affirme qu’il n’a « point d’autre dessein que de ramasser […] les vérités que les autres historiens ont omises à dessein, ou faute de les avoir connues1 ». Cette attention

accrue aux faits et documents négligés par les autres historiens lui permet alors d’affir mer par exemple, contre ceux qui donnaient des origines françaises aux Médicis, que cette maison « a toujours été compris[e] entre les nobles de Florence2 ». En évoquant ainsi sa démarche d’étude

des sources négligées, Varillas donne une certaine caution à ses dires qui se trouvent justifiés par l’exhumation de manuscrits éclairants.

Varillas rappelle donc que sa démarche critique consiste à relever la pertinence de documents jugés inutiles, et de les réhabiliter. S’il semble accuser les autres historiens de négligence, il reconnaît aussi que certains faits relèvent exclusivement de l’art de l’histo ire anecdotique. Seul le regard averti de l’écrivain d’anecdotes peut les repérer parmi les nombreux faits connus. Ainsi, dans le deuxième livre de son œuvre, il donne l’exemple d’une bataille qui s’est déroulée sur les rives de la rivière Riccardi et dont « les particularités […], sont toutes

1 Ibid, p. 63. 2 Loc. cit.

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dans les historiens de Florence, à la réserve de deux qu’ils ont peut-être omises, parce qu’elles appartiennent proprement à un écrivain d’anecdotes1 ». Antoine Varillas vient donc pallier un

vide dans les compétences historiographiques de ses collègues. De même, on retrouve l’auteur en action, réfléchissant de manière plus approfondie sur le genre de l’histoire anecdotique et sur sa pertinence au début du récit de la conjuration des Pazzi dans le deuxième livre. Varillas vient d’énoncer les différentes actions entreprises par Laurent de Médicis à l’encontre du pape, l’empêchant de conquérir des territoires. Il fait une pause dans l’enchaînement rapide des faits pour prendre le temps d’introduire le moment de la conjuration.

Ce serait ici le lieu de raconter la conjuration des Pazzi, qui ne fut que la suite des deux actions hardies que Laurent de Médicis venait de faire ; mais le plus merveilleux esprit de ceux qui se mirent à l’étude des belles lettres en Europe au commencement qu’elles y furent établies, je veux dire, Ange Politien, en a fait une description si belle et si pathétique, qu’il est presque impossible d’y rien ajouter. Je serais donc obligé de le transcrire mot à mot, ou de l’abréger, comme ont fait les historiens de Florence qui sont venus depuis, sans en excepter le jurisconsulte François Neron, qui s’exerça sur le même sujet, par ordre de la reine Catherine de Médicis ; mais comme cela m’est défendu par les lois des anecdotes, je ne puis faire autre chose que de rapporter ici les particularités de cette conjuration qui ont été jusques à présent omises, et de tirer de l’histoire quelques incidents nécessaires pour en faire la liaison2.

Avant de se lancer dans ce qui est un épisode connu de la vie de Laurent de Médicis, et attendu par ses lecteurs, Varillas prend le temps de faire une sorte d’état des lieux. Le sujet a déjà été traité avec succès selon lui par Ange Politien, ami de Laurent de Médicis mais aussi témoin de la conjuration. Pour Varillas qui s’appuie surtout sur les témoignages de personnes qui ont vécu les évènements dont elles parlent, celui d’Ange Politien est de première importance. Figure d’autorité, Politien a de quoi intimider ceux qui prennent la plume à sa suite, d’où la retenue et l’humilité dont fait preuve Varillas à son encontre. Face à un tel homme et un tel témoigna ge, raconter la conjuration des Pazzi d’une autre manière relèverait de la témérité. D’aille urs, Varillas remarque que personne n’a encore osé faire une telle chose, et qu’il devrait donc, lui aussi, transcrire mot à mot le récit de Politien ou l’abréger. Cependant, il nuance son propos. En considérant qu’il est presque impossible d’ajouter de nouveaux éléments au récit de Politie n, il se crée une petite marge de manœuvre qu’il va donc tenter d’exploiter. Cependant, il s’agit de ne pas se faire accuser de témérité ou d’orgueil. Varillas décline donc les possibilités de la retranscription et de l’abrègement non pas par une grande confiance en ses capacités d’écrivain et d’historien, mais en raison de l’autorité des lois des anecdotes qui le lui défendent. Il n’est donc plus l’inventeur ou l’initiateur d’un genre comme ces précédents commentaires sur sa démarche inédite pouvaient le laisser penser. En se soumettant à des lois qu’il a lui-mê me formulées, il leur donne du crédit, une autonomie, et une valeur préexistante à leur mise en œuvre dans Les Anecdotes de Florence. Finalement, ce sont ces lois, ces règles du genre qui façonnent et orientent le travail de Varillas et non ce travail qui fait émerger des règles. Cette apparente docilité à des principes supérieurs justifie donc le recours à une autre voie dans l’explication et la narration de la conjuration des Pazzi. Sa démarche ainsi justifiée, Varillas dévoile son programme, les moyens et le but de son étude. Les moyens se résument dans la recherche de particularités. Ce mot n’a pas à l’époque de Varillas la même signification que maintenant3. On peut ainsi reprendre la définition de Furetière dans son dictionnaire : « menue

circonstance d’une affaire qu’on examine ou qu’on récite en détail4 ». Les particularités, comme

petits faits peu connus, sont donc, selon le sens de la définition de Furetière destinées à être étudiées, examinées précisément. Varillas se propose donc de plonger dans les détails oubliés ou omis. La démarche de l’écrivain d’anecdotes offre l’intérêt de naviguer entre les grandes

1 Ibid, p. 103. 2 Ibid, p. 117.

3 Au sens d’un caractère propre ou caractéristique à quelque ch ose. 4 Dictionnaire universel, op. cit., t. III, p. 50.

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lignes bien connues d’un fait important et ses particularités, ses détails, qui sont autant de points formant les lignes connues de tous. Une fois identifiés ces petits faits, l’écrivain d’anecdotes doit encore conduire un travail d’interprétation et de reconstruction pour faire jouer ensemble les faits qu’il a découvert et leur permettre d’éclairer l’action générale d’un jour nouveau. C’est ce qu’annonce l’expression tirer de l’histoire qui évoque ici un travail de fouille mais aussi d’interprétation. Il s’agit de donner du sens à ses découvertes, un sens paradoxalement contenu dans ce que Varillas nomme les incidents, c’est-à-dire « ce qui arrive inopinément, ou par hasard, qui surprend, qui change la face des choses1 » selon Furetière. Varillas donne donc de

l’importance à ce qui paraît négligeable et anodin. Il propose de chercher dans ce qui semble arriver par hasard ce qui pourra donner une cohérence à l’évènement général et en expliquer les détails. Dans la suite du texte, il illustrera cette méthode avec le détail des portes du palais du gonfalonier. Les conjurés se sont en effet trouvés enfermés dans ses salles contre leur volonté, ce qui permit ensuite à la justice florentine de les juger et les condamner. Il pouvait sembler étrange que ces hommes se trouvent ainsi enfermés alors que leur coup d’état était prêt de réussir. Si le peuple y a vu facilement un signe divin d’aide aux Médicis nous dit Varillas, il faut chercher plutôt la cause de ce fait dans les manies du gonfalonier. Ainsi, Varillas nous dévoile que celui-ci, « se piquait d’être ingénieur2 » et avait fait changer les portes de sorte

qu’elles se fermaient pour peu qu’on les poussât et ne pouvait ensuite être ouvertes qu’avec des clefs. Varillas a donc approfondi la particularité que consistait l’enfermement des conjurés dans le palais, fait certes plus négligeable par rapport à leur jugement et exécution, puis il a cherché l’incident qui pouvait expliquer cet enfermement dans le caractère, détail apparemment anodin, du gonfalonier. L’histoire se trouve donc approfondie dans l’étude d’un caractère visible me nt atteint d’une manie assez comique.

Entre vérité et propos dangereux

On l’a vu, Varillas fait preuve de prudence quand il s’agit d’écrire à la suite de grands auteurs qui font figure d’autorité. Mais c’est aussi le cas quand il s’apprête à tenir des propos polémiques. Dans le deuxième livre des Anecdotes de Florence, il dit ainsi à propos du pape :

Je n’oserai dire, à moins que d’en avoir pour Garant Onuphre, c’est-à-dire un savant augustin entièrement dévoué aux intérêts de la cour de Rome, que Sixte y prêta l’oreille, à condition qu’après le meurtre de Laurent et Julien de Médicis, on établirait à Florence une espèce de gouvernement, où toutes choses seraient réglées selon l’intention du Saint-Siège ; et que le pape, pour éviter l’horrible scandale que recevrait toute la chrétienté, s’il paraissait que Sa Sainteté, qui ne devait avoir que des pensées de douceur à l’exemple de celui de qui elle empruntait toute son autorité, eût roulé dans son entendement un crime si noir et de si longue exécution.3

Varillas reste prudent et se range derrière le témoignage d’Onuphre. Il adopte une attitude gênée, faisant comprendre qu’il n’ose répéter les paroles de cet homme pourtant digne de foi. On retrouve ici le problème de la bienséance que l’auteur évoquait dans sa préface. L’écriva in d’anecdotes ne peut pas renoncer à la vérité, même quand elle est compromettante, mais il doit la manier et l’introduire avec prudence dans son récit. Dans ce cas, la source directe, Onuphre ayant connu la cour papale, permet de ne pas parler en son nom propre et de ne pas se compromettre en se faisant accuser de diffamation. Il reste important pour Varillas de ne pas paraître se délecter du scandale.

En montrant ainsi ses difficultés de composition, les terrains glissants, les nécessaires innovations et recherches que l’écrivain d’anecdotes doit mener, Varillas se dévoile comme

1 Ibid, t. II, p. 330.

2 Les Anecdotes de Florence ou l’Histoire secrète de la maison de Médicis, op. cit., p. 125. 3 Ibid, p 117-118.

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auteur en action sous les yeux du lecteur. Le travail de l’historiographe est exposé, et constitue une sorte de nouvelle histoire, à côté de l’histoire narrée, qui fait de Varillas un « héros de l’ombre1 » pour reprendre l’expression de Claudine Poulouin. Son écriture ainsi justifiée et

légitimée, Varillas peut alors prétendre s’adresser au lecteur pour l’édifier.