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Dès lors qu’ils perdent en capacité d’action, les représentants des collectivités et des consommateurs en appellent à l’Etat pour infléchir en leur faveur le rapport de force avec les entreprises de l’énergie. Dans les années 1930, nous l’avons vu, les élus manifestent leur mécontentement face à l’action des holdings, qu’ils considèrent comme maintenant des tarifs excessifs et investissant insuffisamment dans les infrastructures hydrauliques et dans les zones rurales (Finon, 2005). Les « trusts » sont accusés par les élus locaux protestataires de se répartir entre eux l’exploitation du système à l’échelle nationale (Nadaud, 2005), parfois sous l’approbation tacite de l’Etat.

Ainsi, la structuration progressive d’une régulation à l’échelle nationale et l’intervention de l’Etat résulte de l’appel de ces élus locaux, organisés au sein

d’associations représentantes de leurs intérêts, comme la FNCCR. Les conditions techniques, économiques et politiques se réunissent peu à peu au cours des années 1930 pour une centralisation puis une étatisation du système énergétique.

Elles sont enrichies par des réflexions politiques et juridiques menées depuis la fin du XIXe siècle. En effet, depuis la construction des premières lignes visant à acheminer l’électricité produite, les discussions relatives au statut de ce service, notamment par rapport à la puissance publique, ont été nourries, parfois marquées par d’importantes divergences (Cardot & Caron, 1991; Hughes, 1983a; Poupeau, 2015b).

Par exemple, l’idée de la nationalisation de l’électricité était déjà discutée par les socialistes réformistes à la fin du XIXe siècle (Bonaïti, 1997). Ces derniers considéraient que, par ses apports à la vie économique et sociale, cette activité devait constituer un service public important, pour servir l’intérêt général dans un cadre territorial. Cette conception était en particulier soutenue par de grands élus locaux, une partie des radicaux et socialistes des années 1900-1906, promoteurs du « socialisme municipal » (Ibid.). Elle s’est traduite par la création de régies gouvernées par les collectivités publiques, des producteurs et des consommateurs.

A son tour, au début du XXe siècle, le juriste Léon Duguit a plaidé pour une prise en charge par l’Etat, en vertu de la capacité des réseaux d’électricité à mettre en place une solidarité entre espaces et entre citoyens, donnant naissance à une interdépendance sociale. Suivant cette définition, la gestion de l’électricité doit être considérée comme un service public (Blanquer, 1999, dans Poupeau, 2015 : 3). Elle s’oppose à la conception traditionnelle, défendue entre autres par le Conseil d’Etat, plus libérale, selon laquelle il s’agit d’une activité économique dans laquelle l’Etat ne doit pas s’immiscer autrement que pour faire respecter des principes de libre concurrence.

Ainsi, plusieurs interprétations du rôle et de la gestion du service de l’électricité s’affirment et entrent en conflit au cours du XXe

siècle, qui correspondent aussi à plusieurs formes de représentation et plusieurs types d’intérêts. D’un côté, les élus des campagnes, plaident pour bénéficier dans les mêmes conditions que les zones urbaines de ce service, plus rentable dans ces dernières. Cela suppose de mutualiser les ressources, et de prendre en compte d’autres logiques que la rentabilité d’exploitation. De l’autre, les élus des espaces à forte densité de population tentent de retirer les bénéfices des caractéristiques favorables associées à leur territoire (Bellanger & Poupeau, 2013 ; Poupeau, 2015), et

soutiennent le maintien du statu quo. Des tensions sont aussi observées entre les zones disposant de potentiels de production (charbon, hydroélectricité) et souhaitant bénéficier pleinement de ces ressources, parfois au détriment des territoires moins bien dotés.

Pour faire pencher la balance en leur faveur, les élus ruraux soulignent auprès de l’administration des Finances que l’électrification des campagnes est un moyen de limiter l’exode rural, en faisant bénéficier les campagnes d’un élément clé de confort moderne. Elle permet aussi de préserver une partie de leur attractivité, en facilitant la modernisation agricole et en suscitant la création de petites industries. Cet argument étant constamment mis en avant par leurs représentants, il est peu à peu conféré à l’électricité un statut de service public essentiel, comparable à la voirie, et qui requiert, par analogie, le même type d’intervention publique. Ce faisant, cela renforce le statut, le pouvoir et les ressources des élus locaux. Cette démarche a été légitimée dès 1923 par un arrêt de la Cour de cassation, qui consacre l’existence d’un service public de la distribution d’électricité (Beltran & Carré, 1991, p. 268). A partir de cette date, les élus ruraux n’auront de cesse d’essayer de faire croître le contrôle public sur l’ensemble du secteur.

De son côté, depuis la fin de la Première guerre mondiale, la CGT a constamment appelé à la nationalisation d’une partie puis de l’ensemble du secteur électrique (Bonaïti 1997).

La crise des années 1930, puis les nationalisations conduites sous le Front populaire ont donné un nouvel élan à cette volonté d’intervention plus directe du secteur public et du politique dans l’économie. Ces nationalisations ont constitué un premier exemple, sur lequel s’appuieront quelques années plus tard les promoteurs de la nationalisation du secteur de l’énergie pour démontrer sa faisabilité (Ibid.). Cette dynamique a été poursuivie et amplifiée avec le programme du Conseil national de la Résistance (CNR) du 15 mars 1944 – le projet de nationalisation a été adopté le 26 mars 1944 - et des débats politiques qui ont suivi dès 1945 (Ibid.).

Les soutiens de la nationalisation sont larges, avec, progressivement, le monde ouvrier, qui se méfie de l’importance prise par les grandes entreprises ; les petits commerçants et les petits actionnaires, qui se sentent menacés par les incertitudes économiques (Fridenson, 1997). Les fonctionnaires qui soutiennent l’extension des missions de l’Etat rejoignent ces rangs, puis une partie des ingénieurs, qui y voient un moyen de moderniser de manière rationnelle et efficace le pays.

Au cours des années 1930, le contexte politique tendu entraîne le ralliement des milieux de la Défense, qui voient dans cette nationalisation un moyen d’accélérer le réarmement du pays (Ibid.). De leur côté, les communistes soutiennent un mouvement qui permettrait aux salariés de bénéficier de conditions de travail plus avantageuses et, pour l’Etat, d’un outil industriel majeur (Ibid.). La CGT est depuis longtemps un fervent soutien de la nationalisation, et s’active pour asseoir cette nouvelle organisation du système électrique, notamment sous l’impulsion de Marcel Paul, qui occupe des fonctions dirigeantes (président, secrétaire général) à la CGT de 1946 à 1982, après avoir été ministre de la Production industrielle dans le gouvernement provisoire entre 1945 et 1946. La CGT joue un rôle central dans la mise en place d’EDF et dans son organisation centralisée (Picard et al., 1985 ; Poupeau, 1999).

La nationalisation a pour avantage supplémentaire, pour les administrations centrales, comme le Trésor, de donner la possibilité de limiter l’influence et les prérogatives des collectivités locales, accusées de se servir abusivement des entreprises de l’énergie et des fonds dédiés à l’électrification pour financer des politiques locales dispendieuses (Poupeau, 2008b, 2015b).

En outre, la nationalisation est justifiée par ses soutiens par les besoins élevés de reconstruction, et notamment les infrastructures électriques qui ont subi des sabotages et des bombardements –après la guerre, les délestages sont très fréquents -, et qui doivent être adaptées à la croissance des besoins en électricité (Beltran, 1999).

De fait, l’importance du mouvement centralisateur, l’essor des idées keynésiennes, l’influence du programme du CNR, conduisent à ce que l’Etat soit progressivement considéré comme le seul en mesure de répondre à ces problèmes de reconstruction et d’investissements massifs (Picard et al. 1985 p. 59-60). Pour ses promoteurs, elle permet aussi de renouveler des élites dont certaines ont été collaborationnistes (Beltran, 1992, p. 372). Le caractère de monopole naturel des industries de réseau comme l’électricité, et la volonté de faire bénéficier de ses avantages –modernité, confort – à l’ensemble des Français renforcent les arguments en faveur de la maîtrise publique de ce secteur stratégique.

Contrairement aux Etats-Unis, ou l’encadrement s’est fait par voie réglementaire (Boutaud, 2016, p. 75; Defeuilley, 2004), la France choisit donc la création d’une entreprise verticalement intégrée, en monopole public, avec des objectifs définis par l’Etat,

suivant une tradition colbertiste. Ces objectifs suivent des principes d’indépendance nationale, de souveraineté nationale et de développement économique, qui constitueront les paradigmes d’organisation du secteur jusqu’à la fin du XXe

siècle – voire au-delà - , faisant l’objet d’un consensus transpartisan (Beltran, 1998, p. 7).

3. La mise en œuvre de la nationalisation et l’affaiblissement des acteurs

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