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Plusieurs facteurs conduisent à la remise en cause des équilibres construits dans la deuxième partie du XXe siècle. La place de l’Etat évolue, l’action publique se recompose (Le Galès & Vezinat, 2014), ce qui a des impacts sur le pilotage et l’organisation du secteur électrique français.

Il s’agit donc ici, dans un premier temps, de cerner les principales marques de ces évolutions. Pour cela, il convient de reprendre plusieurs éléments d’analyse de l’Etat. La littérature consacrée à l’Etat est vaste, tout comme les manières de le définir. Cependant, pour cadrer notre analyse, et identifier comment et dans qu’elle mesure l’Etat se transforme, il est possible de se limiter à quelques critères. Ainsi, l’Etat peut être considéré comme une entité remplissant les critères suivants (Loughlin, 2009) :

- un territoire indépendant,

- des institutions de gouvernement,

- une source légitime de droit,

- disposant de capacités légitimes pour mettre en œuvre ses décisions et faire respecter ce droit,

- reconnu par les autres Etats.

L’Etat peut aussi être défini comme

« une forme politique qui a vocation à exister de manière permanente, à gérer les contradictions de la société et tenter d’établir un ordre politique, à revendiquer l’existence de l’autorité et un monopole de la violence légitime (…). Il est également défini par ses activités de gouvernement, par

son administration, ses équipements, ses connaissances, sa capacité à orienter, gouverner la société, établir des règles, résoudre les conflits, protéger les citoyens, faire la guerre, fournir des services, mettre en œuvre des politiques publiques » (Le Galès, 2014, p. 8).

Les Etats modernes se sont constitués à partir de leur capacité de contrôle et de mobilisation des populations et des ressources sur un territoire donné (Le Galès, 2014, p. 10‑11). Ils se sont affirmés à travers la définition et la fermeture de leurs frontières, et se sont progressivement imposés comme détenteurs uniques de la souveraineté nationale. Ils sont parvenus à détenir une autorité et une légitimité supérieures à des organisations internationales comme l’Eglise, les internationales socialistes, ou des pouvoirs locaux (cités-Etats). L’Etat moderne s’est caractérisé par la création et l’application d’un droit national, de politiques publiques propres, d’une bureaucratie nationale et de réseaux techniques progressivement organisés à cette échelle, créant et matérialisant un territoire commun.

Depuis les années 1980, ces éléments constitutifs du pouvoir de l’Etat sont affaiblis par l’intégration européenne et les transferts de souveraineté, ainsi que la circulation accrue des personnes, des biens, des capitaux et des idées. L’Etat doit se soumettre au droit européen (droit de l’Union européenne, Convention européenne des droits de l’Homme), et, de manière croissante, ses politiques publiques sont construites à partir de négociations supranationales (Radaelli, 2000). Les conditions institutionnelles ne sont pas les seuls facteurs entraînant la recomposition de l’Etat.

Le ralentissement de la croissance économique, à partir des années 1970, donne lieu à la remise en cause de l’efficacité de l’action de l’Etat et de sa place dans l’économie. Le paradigme de l’Etat modernisateur et les politiques keynésiennes sont fortement critiqués, et donnent lieu à des réformes libérales, dont Ronald Reagan et Margaret Thatcher sont les parmi les principaux instigateurs.

Le retrait de l’Etat est effectif avec la privatisation d’opérateurs publics, comme en France avec Saint-Gobain, BNP, Suez, Elf Aquitaine. Des secteurs clés de l’économie sont libéralisés, comme les télécommunications, et des limites à l’intervention de l’Etat sont posées : en France, le contrôle des prix est supprimé en 19861, et une autorité de la concurrence est instituée la même année.

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L’ouverture à la concurrence des économies, dans le cadre du marché unique européen, et la création d’agences sectorielles de régulation participent également à la diminution du rôle de l’Etat (Thatcher, 2002b), en tout cas de son intervention directe. Dans l’énergie, après avoir été amorcée en Grande-Bretagne à partir de l’Electricity Act de 1989, cette ouverture à la concurrence intervient à l’échelle européenne dans la deuxième partie des années 1990. Elle participe du mouvement de lutte contre les monopoles publics (Dollé, 1978; Rivier, 1969; Siwek-Pouydesseau, 1974), qui, dans ce domaine perdent de leur légitimité, leur mission de modernisation économique apparaissant achevée. Ils sont de plus en plus critiqués, par exemple suite aux grèves de l’hiver 1986-1987, particulièrement froid, et qui ont conduit à des coupures d’électricité mal vécues par la population (Huriet, 1999). L’apparition de surcapacités de production d’électricité nucléaire, liée à des prévisions trop hautes de croissance de la consommation, contribue à cette remise en cause. Cela s’ajoute à un contexte de légitimité économique affaiblie du système nucléaire centralisé du fait du déclin rapide des prix du pétrole dans les années 1980, en particulier avec le contre-choc pétrolier de 1986.

Ainsi, au cours de la période, un discours critique au regard de l’engagement de l’Etat dans l’économie et la société est diffusé. Il conduit à la poursuite, dans le monde occidental, des politiques de libéralisation, de privatisation, et une adaptation des instruments d’action publique (Thatcher, 2002b), avec le recours aux agences. Ces transformations ont donné lieu à de nouvelles manières de gouverner, avec des changements concernant les fonctions exercées par les Etats, et une évolution de la place des décisions politiques. Elles impliquent aussi une réorganisation des pouvoirs décisionnels, avec de nouvelles institutions participant à l’encadrement des activités, des changements d’acteurs et des types de politiques publiques menées (Majone, 1997). Une vaste littérature porte sur ces processus de privatisation et de retrait de l’Etat (Müller & Wright, 1994; Vickers & Wright, 1989; Wright, 1994), que nous décrivons dans la deuxième partie de cette thèse.

L’essor des autorités administratives indépendantes illustre ces recompositions. Après de premières expériences en Grande-Bretagne (Wilks, 1999; Wilks & Doern, 1996), elles se multiplient sur le continent européen dans les années 1990 (Thatcher, 2002b). Les agences, considérées comme plus autonomes par rapport aux administrations centrales, plus spécialisées, sont chargées de l’encadrement de pans entiers des politiques publiques. Ces dernières échappent davantage au pouvoir politique (Thatcher, 2002b). Des secteurs

qui constituaient des outils de politique publique et d’expression de la volonté politique sont progressivement retirés de l’emprise des gouvernements (Thatcher, 2002b; Thatcher & Coen, 2001), comme les télécommunications, le transport, ou les assurances (Thatcher, 2002a). Ils sont dès lors régulés en fonction de principes de marché et de libre concurrence (Thatcher 2002b), avec des variations selon les Etats (Schmidt, 2002). Cela donne naissance à ce qu’une partie de la littérature de sciences politiques qualifie d’Etat régulateur (Thatcher, 2002a)1.

Dans ce cadre, la libéralisation est suivie par l’essor d’activités de régulation, à savoir de nouvelles règles gouvernant la concurrence, mais qui ne donnent pas la prééminence aux choix politiques de l’Etat (Ibid.). Les agences sont des administrations publiques et font partie de l’Etat, mais elles sont en principe détachées de la tutelle politique et disposent d’une liberté décisionnelle dans l’exercice de leurs missions.

La mondialisation des technologies, des échanges et des idées a contribué à diffuser ces principes libéraux, conduisant à l’application à un nombre croissant d’Etats de réformes visant à limiter son influence sur les économies et les sociétés (Waarden & Drahos, 2002a). La diffusion des idées est favorisée par la mobilité des personnes et les facilités technologiques, donnant plus de possibilités aux communautés épistémiques (Ibid.), aux organisations internationales de diffuser leurs pratiques (Haas, 1992; Radaelli, 2000). Cela donne lieu à l’émergence de pouvoirs transnationaux, qui concurrencent le cadre étatique.

L’activité juridictionnelle, notamment dans le cadre européen, avec le rôle croissant des juridictions de l’Union européenne, a aussi contribué à limiter le rôle de l’Etat dans l’économie et dans l’encadrement des sociétés, en appliquant aux Etats membres un droit favorable à ces principes plus libéraux (van Waarden & Drahos, 2002).

Toutefois, ce mouvement n’est pas observé dans tous les domaines, et l’intervention publique reste forte. En France, au XXe siècle, la dépense publique est passée d’un peu plus de 10% du Produit intérieur brut français (PIB) (Le Galès & Vezinat 2014, p. 12) au début du siècle à 57,5% en 2014 (INSEE, 2016). L’Etat demeure un acteur majeur dans certains domaines, que ce soit par la possession d’entreprises (il détient 83,1% du capital d’EDF en

1 Les fonctions de l’Etat régulateur peuvent être définies comme étant celles d’édiction des règles formelles gouvernant l’approvisionnement en biens et services, la mise en place d’institutions responsables de les déterminer, de politiques publiques et de leurs objectifs. L’encadrement de la concurrence et des marchés repose au cœur de l’activité de l’Etat régulateur (Thatcher 2002a, p. 862).

2017 – EDF, 2017b), l’attribution de subventions –dans l’énergie, les tarifs d’achat et les appels d’offre déterminent l’équilibre économique de filières entières, ou la réglementation (risques, sûreté), par exemple. L’engagement de l’Etat demeure important dans l’énergie, par exemple avec les mécanismes de tarification, ou l’obligation du choix de l’entreprise publique Enedis en tant que concessionnaire pour la distribution d’électricité (95% des cas).

Les transformations évoquées plus haut peuvent être tempérées par le système politique et institutionnel considéré (Thatcher 2002b). Pour ce qui nous concerne, l’organisation du système électrique est, on l’a vu, solidement ancrée dans les institutions françaises. Ce système est gouverné et défendu par des acteurs (administrations centrales, opérateurs publics et grands corps de l’Etat) aux ressources importantes, et sa légitimité (économique, politique) reste forte, soutenue par les principaux partis de gouvernement malgré les alternances politiques. Nous étudions dans le chapitre suivant les réorganisations du jeu d’acteurs du système français que ces évolutions (ouverture à la concurrence, transformation de l’action publique) impliquent.

Quoi qu’il en soit, en France, la libéralisation de secteurs anciennement gérés par la puissance publique contribue à ouvrir les processus décisionnels et à permettre l’entrée d’autres acteurs pour la poursuite de ces activités. Ils peuvent conduire au maintien de logiques centralisées, autour d’un marché gouverné par des règles établies à une échelle nationale ou européenne, mais ils peuvent aussi utiliser ces règles pour légitimer une approche alternative, plus décentralisée. Les recompositions de l’Etat offrent des opportunités aux acteurs locaux, pouvant entraîner un changement d’échelle et des transformations de l’action publique, que nous nous proposons d’expliciter dans cette thèse.

La remise en cause du système électrique et de ses institutions est aussi liée à des facteurs politiques. De manière croissante avec l’avancée du programme électronucléaire français, les oppositions des environnementalistes se sont faites plus visibles. Les voix s’élevant contre le système énergétique ont, à partir de cette époque, pris une place croissante sur l’agenda médiatique (Sainteny, 2000) et reçu une attention politique grandissante (Ibid.). Les Verts ont porté dans l’arène politique ces alternatives. L’organisation par François Mitterrand d’un débat sur l’énergie en 1981 témoigne de l’intérêt que cette nouvelle force politique et ces positions ont fait naître à cette période.

Cette montée en puissance politique (Ibid.), a dès lors permis aux Verts de gagner des ressources institutionnelles, et grâce à des stratégies d’alliances locales, ils ont commencé à accéder aux gouvernements locaux. Bien que limitée, cette expérience politique a eu un rôle important pour la suite, comme nous le décrivons dans la deuxième partie de cette thèse. Elle a permis de rassembler de premières ressources pour rendre plus visibles des propositions alternatives d’une action politique.

La participation des Verts au gouvernement de Lionel Jospin, en 1997, avec la négociation d’un programme majoritaire qui leur donne un large pouvoir d’influence sur les politiques environnementales et énergétiques, contribue à accroître l’ouverture des processus décisionnels dans l’énergie (Finon, 2009). Elle amorce une légère remise en cause de la centralisation du système énergétique, concrétisée par plusieurs lois qui confèrent aux collectivités territoriales, les régions en particulier, un pouvoir d’orientation en matière d’aménagement du territoire et de services collectifs, dont l’énergie (loi Voynet de 1999). La loi du 10 février 2000 relative à la modernisation du service public de l’électricité reconnaît et consacre la place des collectivités territoriales dans l’encadrement des services publics liés à l’énergie, et plusieurs textes réglementaires adoptés sous cette majorité mettent en place des dispositifs de soutien aux énergies renouvelables (obligation d’achat, par exemple, avec le décret du 10 mai 2001).

Le contexte énergétique est également propice à la remise en cause des politiques énergétiques menées au cours des dernières décennies du XXe siècle. La fin du cycle d’installation des centrales nucléaires, au début des années 2000, met la filière nucléaire en retrait des priorités d’investissements, alors que la question de leur renouvellement ne se pose qu’à partir du milieu des années 2010 (Finon, 2009).

En sus d’une contestation politique grandissante, des facteurs économiques et technologiques contribuent à la remise en cause du nucléaire civil (Finon, 2009, p. 186). Au cours de cette période, les prix mondiaux de l’énergie baissent, entraînés par la chute des prix du pétrole (graphique 1). Ils rendent moins évident le recours au nucléaire, notamment justifié à l’origine par sa compétitivité en période de prix des combustibles fossiles élevés (Finon, 2009).

Graphique 1 : évolution du prix du baril de pétrole au cours des années 1980. Source : Energy information agency, 2017, US Crude Oil First Purchase Price, [en ligne : consulté

le 12 août 2017] :

https://www.eia.gov/dnav/pet/hist/LeafHandler.ashx?n=PET&s=F000000__3&f=A L’essor de turbines à gaz plus faciles et plus rapides à construire, nécessitant des capitaux bien plus faibles accroît l’attractivité de cette technologie par rapport au nucléaire, notamment dans des secteurs en cours de libéralisation, comme au Royaume-Uni (Finon, 2009), puis en Europe.

La remise en cause des paradigmes historiques guidant le système énergétique est également liée à la poursuite de la décentralisation au tournant des années 2000. Elle favorise un nouvel essor des collectivités territoriales, qui gagnent en légitimité institutionnelle. Une partie d’entre elles se saisit des thématiques énergétiques, pour des raisons que nous développons plus loin.

Cette décentralisation conduit les collectivités à prendre en main des politiques publiques, déchargeant l’Etat de ses responsabilités, celui-ci « externalisant sur les collectivités locales les coûts d’une gestion rapprochée » (Duran et Thoenig, 1996, p. 592). Pour une partie des contempteurs de l’action traditionnelle de l’Etat, elle est aussi un moyen d’accroître l’efficacité de l’action publique, puisqu’elle est conçue comme un moyen de disposer de structures plus spécialisées, plus souples (de Maillard, 2002).

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