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Dans cette thèse, nous mettrons à l’épreuve l’hypothèse selon laquelle la conduite de politiques énergétiques a une influence sur la capacité d’action de l’acteur public qui la mène. Dans le cas qui nous concerne, elle semble avoir des effets sur la capacité d’intervention de l’Etat, et sur celle des collectivités territoriales.

Dans un secteur particulièrement verrouillé, il s’agira également de voir si et comment les acteurs locaux parviennent à opérer des transformations substantielles. Ces dernières pourraient découler d’évolutions exogènes et des conditions s’appliquant au secteur (cadre réglementaire et institutionnel, par exemple), et nécessiteraient l’intervention stratégique d’acteurs disposant d’un savoir-faire spécifique pour les mettre à profit. Le verrouillage institutionnel du secteur en place pourrait expliquer cette résilience

et l’importance de ces différents facteurs de changement. Il influerait également sur le rythme de celui-ci, qui pourrait répondre à des situations d’équilibre ponctué. Ainsi, ces évolutions seraient caractérisées par des transformations lentes, incrémentales, avec des phases d’accélération entraînant des changements plus systémiques.

Ces changements se traduiraient par la décentralisation des systèmes productifs territoriaux, avec des prises de décision et une capacité d’intervention plus autonomes pour des collectivités territoriales. Pour ce faire, ces dernières disposeraient de ressources accrues, acquises à travers la conduite de ces politiques publiques. Dans ce cadre, nous verrons si la poursuite de politiques territorialisées conduit à une différenciation des systèmes politiques et productifs locaux.

Pour construire leur émergence par rapport à ce système énergétique, ces acteurs a) mobiliseraient des instruments principalement discursifs et symboliques ; b) utiliseraient des ressources tirées de l’Union européenne et des mobilisations transnationales ; c) et tenteraient de s’appuyer sur la maîtrise d’infrastructures, qu’ils essaieraient de se (ré)approprier. Le recours au changement d’échelle, avec la mise en avant de niveaux d’intervention différents de ceux privilégiés par le système actuel, constituerait un outil de la première catégorie d’intervention citée. Il conditionnerait les choix d’instrumentation, de mobilisation, et d’organisation des politiques publiques et des systèmes institutionnels.

Dans cette thèse, il s’agira ainsi de mettre à l’épreuve et d’étayer ces hypothèses. Nous étudions dans ce cadre la manière dont les revendications des collectivités territoriales se concrétisent, et les effets que cette affirmation peut avoir sur l’action publique, qu’il s’agisse de la construction d’une capacité d’action publique locale ou des recompositions de l’intervention de l’Etat.

Si la visibilité de telles alternatives, la mise en place de dispositifs concrétisant cette vision, et l’émergence d’évolutions institutionnelles constituent des changements, ceux-ci ne sont pour le moment pas d’ordre systémique, ils n’ont pas fondamentalement remis en cause les équilibres du système actuel. Dans cette thèse, nous montrerons que des éléments de ce dernier sont déstabilisés, avec l’émergence d’une alternative, mais il semble encore trop tôt pour conclure à l’issue de ces processus. Dans le contexte d’un secteur inertiel, ces mouvements s’inscrivent dans des dynamiques de temps long, avec des changements incrémentaux liés à la sédimentation de différentes évolutions, qui créent les conditions de changements de plus grande ampleur, activés lorsqu’un ensemble d’éléments favorables

sont réunis, comme la présence d’entrepreneurs politiques et des chocs exogènes. Nous nous inscrivons en partie dans les perspectives du changement incrémental telles que décrites par Streeck et Thelen (2005), en intégrant les travaux de True, Jones et Baumgartner (2007) sur l’équilibre ponctué, ainsi que dans celles proposées par Evrard (2013) sur les phases d’accélération et d’amplification de changements préparés de longue date.

Pour le moment, de nouveaux référentiels n’ont pas supplanté le paradigme gouvernant le système électrique actuel. Cependant, une nouvelle vision générale, donnant un rôle important aux systèmes productifs locaux, s’insère dans le débat public, et est de plus en plus défendue au sein des champs institutionnels relatifs à l’énergie. Elle correspond à de nouveaux principes d’intervention, diffusés par des entrepreneurs d’action publique. Ces derniers mobilisent des ressources et utilisent des instruments pour les ancrer et réaliser un changement systémique, que nous décrirons ici.

Pour ce faire, nous avons eu recours à plusieurs méthodes de recherche, décrites ci-dessous.

Méthodologie et protocole d’enquête

Dans un premier temps, nous avons réalisé une cartographie d’ensemble du système énergétique, avec un recensement systématique des acteurs au niveau français. Nous avons pu réaliser des portraits analytiques de ces différents acteurs, afin d’identifier leurs caractéristiques, leurs enjeux, leurs intérêts et leurs relations. Pour ce faire, nous avons consulté des ouvrages retraçant l’histoire du système énergétique, réalisé de l’observation participante lors de colloques thématiques et de réunions professionnelles, et mené une série d’entretiens (cent soixante-quinze) semi-directifs.

Précisons à ce stade que la plupart de nos entretiens ont été anonymisés. Deux raisons expliquent ce fait : d’une part, cela nous a permis d’échanger avec des personnes qui n’auraient pas accepté dans d’autres conditions d’aborder des sujets perçus comme sensibles, et de libérer leur expression. De cette manière, l’accès aux données a été facilité. D’autre part, cela fut utile pour mieux maîtriser les tentatives de « capture » de l’observateur. Même si cela ne nous en prémunit pas, cela limite la tentation de l’interlocuteur de transformer son discours, pensant être ensuite mis en valeur. De fait, lorsque nous citons des données d’entretien, nous nous référons avant tout à la position de la personne interrogée, en veillant à respecter un équilibre entre qualité de la preuve

scientifique et respect de nos engagements. Dans certain cas, l’identification n’a pas posé de problème, et nos interlocuteurs sont directement cités.

Notre but étant de comprendre les impacts de la conduite de politiques énergétiques locales ainsi que la manière dont celles-ci sont menées, nous portons notre analyse sur les collectivités les plus engagées dans ces domaines. Elles sont peu nombreuses (Bosboeuf, Dégremont, & Poupeau, 2015), et les engagements importants sont rares. Il nous a donc semblé pertinent de nous concentrer sur des acteurs à l’investissement marqué dans ces domaines, d’autant plus que nous questionnons la manière dont elles procèdent pour intervenir dans un système à forte inertie. Etudier les « pilotes » est donc utile pour voir comment se construit une légitimité en contexte de minorité et de faible reconnaissance.

Après avoir esquissé un tableau situant les enjeux du système énergétique, nous avons choisi d’analyser les politiques publiques menées dans trois régions, afin de disposer d’une vision relativement étayée des situations. Notre étude se situe à la maille régionale, ce qui nous donne une visibilité tant sur les conseils régionaux que sur les métropoles. Elle se situe dans une perspective multiniveaux, permettant d’analyser les recompositions infrarégionales.

Nous avons utilisé deux techniques d’enquête pour réaliser nos études de terrain. Pour objectiver le choix de nos terrains d’enquête, nous avons eu recours à des données issues d’enquêtes quantitatives. En effet, nous voulions éviter les problèmes méthodologiques des monographies (Jouve et al., 2007; Kantor & Savitch, 2005), dont, pour de nombreux cas, ni la représentativité des processus sélectionnés par rapport aux dynamiques étudiées, ni la pertinence ne sont suffisamment étayées. Cela nous a également donné du recul pour analyser nos résultats.

Nous avons ainsi compilé des statistiques régionalisées portant sur les productions d’énergie renouvelable et les consommations d’énergie depuis 1990, utilisant principalement des données fournies par Réseau de Transport d’Electricité (RTE)1, le ministère de l’Environnement et surtout son Service de l’observation et des statistiques2

. Nous avons également intégré dans nos travaux des données socio-économiques

1Des données accessibles à partir de la page d’RTE sur les « Bilans électriques régionaux » : http://www.rte-france.com/fr/article/bilans-electriques-regionaux

2Des données accessibles à partir de la page du Ministère de l’environnement, de l’énergie et de la mer, « Observations et statistiques » : http://www.statistiques.developpement-durable.gouv.fr/energie-climat/966.html

quantitatives (démographie et son évolution, produit régional brut, sa progression et sa répartition, taux de chômage, niveau de vie, type d’emploi exercé) disponibles sur les sites de l’Institut National de la statistique et des Etudes Economiques (INSEE)1

. Pour chaque région française, nous avons reconstruit un portrait énergétique le plus détaillé possible, en fonction des données disponibles. Nous avons utilisé celles publiées par les Directions régionales de l’environnement, de l’aménagement et du logement (DREAL), et, lorsqu’ils existent, des observatoires régionaux de l’énergie. La lecture des schémas climat air énergie (SRCAE) métropolitains et de certains plans climat énergie territoriaux (PCET) nous a aussi fourni de précieuses informations sur les bilans énergétiques locaux ainsi que les scénarios proposés par les collectivités. Une comparaison statistique a justifié le choix de trois régions, dont nous exposons les résultats dans le chapitre V de cette thèse. Il s’agit de Rhône-Alpes, Provence-Alpes-Côte d’Azur (PACA) et Nord-Pas de Calais (NPDC).

En sus des analyses quantitatives, nous avons réalisé des études qualitatives. Nous avons conduit des enquêtes de terrain, qui se sont déroulées sur plusieurs semestres. Pour le Nord-Pas de Calais, elles ont principalement eu lieu entre février et mars 2014 puis entre février et juin 20162. Pour Provence-Alpes-Côte d’Azur, elles ont eu lieu entre juillet et novembre 2015 et pour Rhône-Alpes, entre novembre 2015 et janvier 2016. Des retours sur ces terrains, courant 2016 et 2017 ont été effectués pour réaliser un suivi des politiques menées.

Nous avons eu recours à une diversité de sources, afin d’obtenir une « saturation » des informations, et de les recouper. Nos analyses quantitatives ont ainsi été croisées avec des sources primaires écrites. Celles-ci ont été mises en perspective par nos entretiens semi-directifs (cent soixante-quinze). Nous avons aussi pratiqué de l’observation simple et de l’observation participante au sein des institutions impliquées pour mieux comprendre les processus à l’œuvre et leurs enjeux.

L’enquête de terrain est plus qualitative du fait des difficultés de réalisation d’une enquête quantitative sur un objet territorialisé, et de notre objectif de compréhension des mécanismes à l’œuvre. Nous avons toutefois bénéficié des données détaillées tirées d’un sondage des collectivités territoriales réalisé par l’Assemblée des Communautés de France

1Des données accessibles à partir de la page de l’INSEE consacrée aux régions françaises, « Régions » : http://www.insee.fr/fr/regions/

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(AdCF) questionnant leur engagement dans l’élaboration et la mise en place des PCET12

. Il nous a fourni des pistes de réflexion, mais les difficultés d’harmonisation et de vérification des données ne nous ont pas permis d’aller plus loin avec cet outil. Cela a confirmé notre choix méthodologique de procéder à une enquête ethnographique.

Notre thèse s’articule autour de deux grandes parties. La première déroule une cartographie analytique du système énergétique. Elle resitue notre objet d’étude, son ancrage historique, et détaille les dynamiques qui le traversent.

La deuxième partie détaille la manière dont ces acteurs s’approprient ces enjeux. Dans un premier temps, elle expose les enquêtes de terrain. Après avoir mis en regard les différents processus à l’œuvre, elle propose un récit des politiques de transition énergétique menées dans les régions choisies. Ensuite, elle tire les enseignements de ces récits, qu’elle met en perspective à l’aide de données complémentaires. Cela nous permet de développer plusieurs constats relatifs aux transformations du système électrique, et, plus largement, des systèmes énergétiques. Cela nous donne également la possibilité de répondre à nos hypothèses portant sur l’action publique, et les recompositions de celle-ci.

1Nous remercions Pascale Bosboeuf et Damien Denizot, de l’Assemblée des Communautés de France (AdCF) pour cette collaboration.

2Devenus PCAET depuis la loi n° 2015-992 du 17 août 2015 relative à la transition énergétique pour la croissance verte. Nous emploierons ce dernier terme pour éviter toute confusion.

Première partie : la mise en place et la

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