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Implication des collectivités dans les processus d’électrification et évolution des institutions locales

A - Aux débuts de l’électrification, la prise en main des questions énergétiques par les communes et départements

1. Implication des collectivités dans les processus d’électrification et évolution des institutions locales

Les pouvoirs locaux développent des instruments d’action publique dédiés à l’organisation de ce nouveau service (Dumons & Pollet, 2003), alors que le déclin du Second Empire donne l’occasion aux collectivités locales d’affirmer leur autonomie (Deyon, 1996; Pinol, 2003). Cette dynamique est renforcée par la politique d’ancrage local de la Troisième République.

C’est ainsi que les conseils généraux obtiennent des prérogatives en matière de sources de financement (emprunt) et de gestion de la voirie. La loi du 10 août 1871 consacre ces autorités en tant que collectivités locales à part entière (Deyon, 1996, p. 175). Leur légitimité est renforcée par l’élection de leur président, et leurs compétences sont accrues.

A partir de 1882, les maires sont également élus au suffrage universel masculin, sauf à Paris. La grande loi municipale de 1884 accroît considérablement les prérogatives des communes, en confiant à leurs exécutifs des pouvoirs budgétaires et en leur attribuant une clause générale de compétence. Toutefois, il ne faut pas oublier que la consécration de ce principe de libre administration des collectivités locales est fortement tempérée par la tutelle préfectorale.

Les collectivités dans lesquelles le potentiel de croissance économique est le plus important –et le plus convoité – gagnent en influence. Elles sont courtisées par les sociétés privées et disposent de leviers d’intervention pour organiser les conditions d’une activité

locale en plein essor, qu’elles ne se privent pas d’utiliser pour accroître leurs ressources. L’affirmation politique des collectivités locales s’accompagne ainsi d’une prise de conscience de leur influence sur les activités économiques et sur l’essor des systèmes énergétiques.

Le domaine de l’énergie et de ses usages est alors considéré comme étant principalement d’intérêt local : les enjeux de gestion du domaine public, de l’éclairage public, de l’organisation des activités économiques et des conditions d’implantation des entreprises intéressent avant tout les collectivités territoriales, dans un mouvement où l’émulation et les concurrences politiques jouent également un rôle. Ces raisons guident la définition et l’accession au statut d’autorité concédante (AODE) pour les communes, qui peuvent exercer dans ce cadre les libertés administratives consacrées par les lois municipales de la fin du XIXe siècle. Elles sont ainsi les premières autorités responsables du développement de l’électricité en France (Poupeau, 2015), et également les premières engageant l’extension des réseaux d’électricité (Poupeau, 2007).

L’émergence d’activités liées à l’énergie, et, plus particulièrement, à l’électricité, a des impacts sur l’action des autorités publiques locales. Celles-ci s’organisent de plusieurs manières pour encadrer un secteur en forte expansion. Certaines, nous l’avons vu, choisissent de le gérer directement, à travers la mise en place de régies de production et de distribution d’électricité, comme à Bordeaux ou Grenoble (Poupeau, 2004). Dans ce cas, les autorités locales disposent d’un contrôle direct sur le service, d’une maîtrise accrue de son équilibre financier (Poupeau, 2008 ; Poupeau, 2015), et d’une influence importante sur la vie économique locale. Cette configuration reste minoritaire, car elle suppose d’importantes ressources techniques et administratives (Gabillet, 2015).

Des formes coopératives apparaissent aussi, les Sociétés Coopératives d’Intérêt Collectif Agricole d’Electricité (SICAE), constituées par des groupements agricoles ayant pour objectif d’accroître l’électrification de leur territoire.

D’autres collectivités, qui ne peuvent ou ne souhaitent pas intervenir aussi directement dans l’organisation de l’économie locale, privilégient le régime de la concession de service public. Du fait de l’importance des ressources administratives et techniques nécessaires pour exercer cette mission d’encadrement, les communes sont nombreuses - un millier dans les années 1930 - à rechercher la mutualisation et à se regrouper au sein de syndicats intercommunaux de collectivités concédantes, une

possibilité ouverte avec la loi de 1884 (Boutaud, 2016). Pour gérer de manière plus efficace le service public et limiter les ressources consacrées, une partie des collectivités concédantes se rassemble ainsi au sein de syndicats d’électrification. Cela leur permet de limiter et d’optimiser les ressources consacrées à cette activité.

Ces syndicats sont reconnus comme étant le premier mouvement

d’intercommunalité, disposant de l’assise la plus forte (Bellanger, 2012; Boutaud, 2016). Ils ont pour mission d’exercer pour le compte des communes qu’ils représentent la compétence d’AODE (Stahl, 1985 : 66), conformément à la loi du 15 juin 1906 (article 6). Les communes ont très tôt été une majorité à choisir de mutualiser les moyens pour gérer les concessions, et en 1932, 72,2 % des communes, rassemblant 72,3% de la population, avaient délégué cette compétence à ces structures (Stahl, 1985 : 69). En incluant les régies syndicales, cela concernait alors 77,4% des communes et 79% des Français (Stahl, 1985 : 69). Les communes restantes sont celles ayant choisi d’exercer elles-mêmes cette compétence (17,2%), ainsi que quelques collectivités ayant opté pour la gestion en régie de ce service. A cela s’ajoutent des cas particuliers, des départements ayant le statut d’AODE (Sarthe, par exemple), et des concessions de distribution publique gérées directement par l’Etat, en raison de destructions trop importantes lors de la Première guerre mondiale (Nord de la France) (Stahl, 1985, p. 68-69).

Les syndicats gèrent aussi une partie des moyens affectés aux réseaux, en particulier les fonds d’électrification rurale1

. En effet, la loi du 2 août 1923 attribue aux syndicats la capacité de financer eux-mêmes la construction des réseaux de distribution sur leur périmètre territorial, en tant que maîtres d’ouvrage. Cela résulte d’une préférence pour l’action intercommunale des administrations supervisant ce secteur (Agriculture, Finances, Intérieur, Travaux publics), qui considèrent que le développement des réseaux sera ainsi plus cohérent et plus rapide (Poupeau, 2015).

Dès lors, il revient aux syndicats d’impulser ces projets, notamment auprès des notables locaux, et de les structurer, en coopérant avec divers maîtres d’œuvre, comme des fonctionnaires du Génie rural, des Ponts et Chaussées, ou des ingénieurs-conseils (Poupeau, 2015, p. 70). De fait, ces syndicats constituent dès le début du XXe siècle un rouage clé du système électrique, à l’interface entre les services de l’Etat et les sociétés

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concessionnaires. Ils abritent nombre d’élus en quête d’influence, en particulier des notables du système départemental (Poupeau, 1999 ; Poupeau, 2015, p. 61).

Le fait d'occuper une place au sein des syndicats confère un important poids politique, d’autant plus fort que l’électrification du territoire est imparfaite. En effet, dans les campagnes, l’accès à l’électricité est assimilé à l’entrée dans la modernité, et est salué par les électeurs. Des fêtes de village sont même organisées à l’occasion de l’installation d’un transformateur (Guillou, 1996, p. 113-114, dans Poupeau, 2015, p. 62), ou encore des cérémonies officielles relayées par des panégyriques dans la presse locale (Bourienne, 1984; dans Poupeau, 2015, p. 62). Des concurrences politiques entre communes naissent parfois autour de cet accès à l’électricité (Chabal, 1997, p. 145, dans Poupeau, 2015, p. 62 ; Guillou, 1996, p. 96-121). Quoi qu’il en soit, dans la plupart des cas, l’élu local y gagne un réel soutien politique (Poupeau, 2015, p. 62) et la maîtrise d’importantes ressources financières.

Le fait d’avoir conféré à l’électricité un statut de service public constitue une opportunité politique rapidement saisie par les conseils généraux. Sous la pression des élus des campagnes, les conseillers généraux cherchent à compléter l’action des syndicats d’électrification pour la mise en place des réseaux de distribution en basse tension (Poupeau, 2015, p. 63). Ils prennent en charge le pilotage et participent au financement de l’électrification rurale, ce qui conforte leur rôle en matière de développement d’infrastructures locales. En effet, dès leur création, les départements se sont emparés de la construction et de l’entretien des chemins vicinaux et des routes départementales (Thoenig, 1980).

Les conseils généraux exercent des activités de planification des travaux sur les réseaux. Ils utilisent la visibilité sur plusieurs concessions que confère la maille départementale pour coordonner ces travaux, ils organisent le développement des usages et se dotent d’une expertise dédiée (Poupeau, 2015). Dans les années 1920, devant la faiblesse des investissements des sociétés privées dans les campagnes, expliquée par la faible rentabilité de ces espaces peu denses, les conseils généraux jouent un rôle clé dans la construction des premiers réseaux de transport, dits « réseaux intermédiaires » (Poupeau, 2015, p. 64), participant fortement à l’organisation du système. Ils sont chargés de superviser la construction des lignes reliant les grands réseaux de transport et les réseaux de distribution en basse tension, ce qui constitue progressivement des réseaux départementaux. Ils décident aussi de la mise en place des premières lignes à très haute

tension reliant les grandes unités de production, hydroélectriques en particulier, aux zones de consommation (Poupeau, 2015).

Ainsi, les conseils généraux prennent une place importante dans l’électrification de la France et dans la structuration du système énergétique. Cette position est renforcée par la loi du 16 octobre 1919 sur les concessions d’hydroélectricité, puisqu’ils peuvent percevoir une partie de la production et décider de leur allocation à plusieurs types d’utilisateurs, comme les agriculteurs ou les industriels. Ils gèrent ainsi la ressource locale en fonction des spécificités territoriales et socio-économiques, et de leurs intérêts politiques.

Dans certains cas, l’action publique locale est plus directe avec la participation de conseils généraux au capital de sociétés productrices. Le cas le plus marquant est celui de la Compagnie nationale du Rhône (CNR1), société d’économie mixte mise en place en 1934 pour valoriser les usages du fleuve, et qui compte notamment des départements de la vallée du Rhône.

Les élus départementaux s’activent pour disposer de ce levier d’intervention directe et faire profiter à leurs administrés de l’exploitation d’une source d’énergie abondante et aux coûts d’exploitation faibles, constituant ainsi un facteur de développement important. Pour cela, ils luttent âprement contre les ministères des Travaux publics et le Conseil d’Etat, réticents face à l’intervention croissante des collectivités dans l’économie locale (Poupeau, 2015).

Dès cette époque, les autorités locales identifient les bénéfices potentiels apportés par la maîtrise de ce secteur : disposer d’un accès à l’électricité attire les activités économiques et est source d’emplois (Boutaud, 2016 ; Poupeau, 2015). Apporter l’éclairage et de nouveaux moyens de chauffage assure des avantages politiques conséquents, et les redevances versées par les entreprises exploitant les services énergétiques apportent un complément de revenu important aux collectivités locales (Poupeau, 2008 ; Hughes, 1983). Le transfert des ressources financières issues des concessions de distribution aux communes est pérennisé par la loi du 13 août 19262.

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A sa création en 1933, l’actionnariat de la CNR était réparti comme suit : 25% pour le département de la Seine, 25% pour les départements rhodaniens, 25% pour la Compagnie de chemins de fer Paris-Lyon-Méditerranée, 25% pour des actionnaires privés. Source : (Achard, Fenoyl (de), Amouyel, & Graujeman, 2001) La CNR est désormais une société anonyme.

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La diversité institutionnelle entretient l’hétérogénéité de la gestion des activités liées à l’électricité, et des niveaux de desserte du territoire. Les concessions sont morcelées : il en existe plus de vingt mille en 19141. Jusqu’en 1907, Paris ne fait pas l’objet d’une concession unique (Broder, 1984; Poupeau, 2015b). Dans les années 1920, seules 20% des communes françaises ont accès à l’électricité (Nadaud, 2005).

Par ailleurs, à l’époque, les acteurs publics n’investissent pas tous les segments d’activité liés à l’énergie. La production reste l’apanage du secteur privé, à l’initiative d’entreprises dont l’activité principale nécessite un approvisionnement important et fiable en électricité. Celles-ci possèdent leurs propres centrales, ou des sociétés de production dédiées (Ibid.). L’importance des investissements crée des besoins en capital, fréquemment apportés par des entreprises étrangères, comme Edison, Thomson ou Westinghouse (Broder, 1984 ; Boutaud, 2016). La situation est similaire dans des pays comme la Belgique, l’Espagne, ou les Etats-Unis, où les pouvoirs locaux disposent d’une faible capacité d’intervention économique (Finon, 2005). L’électrification est accélérée par la compétition que se livrent les entreprises développant des équipements dans ce domaine et qui cherchent à accroître leur marché, tandis que les pouvoirs concédants se concentrent sur l’encadrement de l’utilisation du domaine public. Dans les pays où les autorités publiques locales sont plus puissantes - Allemagne, Angleterre, Autriche, Italie, Pays-Bas, Pays Scandinaves-, elles jouent un rôle beaucoup plus structurant, puisqu’elles concurrencent parfois directement l’action des entreprises privées (Ibid.). En Angleterre, en 1914, 68% de l’électricité est produite par des sociétés municipales (Hannah, 1973). A la même époque, en France, il n’existe que 250 régies intégrées, un chiffre à comparer aux 20 000 concessions (Picard et al. 1985, p. 11 ; Gabillet, 2015)

L’électricité est à l’époque en concurrence avec le gaz pour satisfaire les besoins en chauffage et en éclairage, alors que les sociétés gazières ont sécurisé sur vingt à trente ans des contrats leur offrant un quasi-monopole dans ces domaines (Beltran, 1989; Boutaud, 2016; Picard et al., 1985). Les arbitrages des collectivités concédantes déterminent alors le rapport de force entre les deux secteurs et son évolution. Elles jouent donc un rôle clé dans la construction des systèmes énergétiques en France, à travers lequel elles enrichissent les formes de gouvernement local.

1 Compte-rendu du troisième colloque du Groupement de recherche 2539 du CNRS (2004), Les entreprises du secteur de l'énergie sous l'Occupation, p. 50, dans Boutaud, 2016, p. 53.

2. Facteurs techniques, concentration du secteur, et réduction de

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