• Aucun résultat trouvé

CHAPITRE III. JEFFERSONISME, RÉPUBLICANISME ET RÉGIME SEIGNEURIAL

3. Le régime seigneurial chez Papineau : pilier d’une société républicaine ?

3.10. Un régime détourné de son esprit originel

Bien que Papineau voit le régime seigneurial comme un cadre de protection pour la nationalité canadienne, il reconnaît qu’il est également l’objet de certains abus. Mais il les attribue à quelques individus qui ne comprennent pas son esprit originel, son utilité sociale historique, c’est-à-dire sa vocation colonisatrice343. Selon lui, il est pourtant impératif de

« se conduire d’après l’esprit de cette loi344 ». Papineau dénonce le manque de conscience

de cette réalité chez de nouveaux seigneurs avares, souvent des Anglais qui, depuis la Conquête, ont vu des possibilités de s’enrichir en se procurant de grands domaines345. Il

dénonce aussi plus généralement l’administration seigneuriale faite par « des hommes avides », menant « à d’excessives extorsions346 », ainsi que l’incapacité « des

administrations provinciales et des tribunaux » à maintenir les « anciennes lois du Pays à

342 Laporte, Brève histoire des patriotes, op. cit., p. 19.

343 Lord Durham souligne aussi cette incompréhension des principes de la tenure seigneuriale chez les

nouveaux seigneurs capitalistes anglais : John George Lambton Durham, Le Rapport Durham, traduction et introduction de Denis Bertrand et Albert Desbiens, Montréal, Typo, 1990, p. 71; W. H. Parker, « Nouveau regard sur les troubles au Bas-Canada dans les années 1830 », dans Bernard (dir.), op. cit, p. 166-167.

344 Discours du 14 juin 1850, Un demi-siècle, p. 570.

345 Greer, op. cit., p. 247; Larin, op. cit., p. 116-117; Ryerson, loc. cit., p. 235; Parker, loc. cit., p. 165. Par

ailleurs, cela rejoint le discours patriote bas-canadien qui « consiste à démontrer l’origine européenne des maux sociaux et politiques du Nouveau Monde » (Harvey, « Le mouvement », op. cit., p. 102).

cet égard347 ». Papineau conclut au détournement de l’esprit d’un système qui se voulait

bienveillant « et favorable aux populations que l’on poussait à la colonisation348 », tel

qu’évoqué plus haut. Ainsi, si Papineau admet que le régime seigneurial n’est plus partout ce qu’il était, il ne remet pas pour autant en question ses fondements et impute la responsabilité de ses fautes à des hommes inconscients et avides. Les habitants du pays savent reconnaître les bienfaits du système seigneurial qu’ils connaissent de tradition séculaire. Selon Papineau, ceux-ci l’ont adopté et y sont attachés, si bien que lorsque la seigneurie est menacée d’extinction au milieu des années 1820, « ni le gouvernement ni le peuple ne [s’en étaient] plaints349 ». En 1835, il réitère que « [l]a tenure féodale et les lois

qui la régissent » font « partie des lois civiles que les Canadiens veulent conserver dans leur ensemble350 ». Deux décennies plus tard, Papineau reprendra cette idée en affirmant

que la tenure seigneuriale a toujours « les préférences des neuf dixièmes des habitants351 ». Les abus dénoncés de l’institution, si réels, n’auraient pas durablement

ébranlé l’attachement des habitants envers elle, encore moins l’idée que Papineau s’en fait.

Les vues de Papineau rappellent « [l]a thèse du paysan indépendant et libéré, celle qui a été prise en charge par des générations d’historiens depuis Garneau jusqu’à aujourd’hui352 », comme l’écrivait Ouellet, en 1980. Certes, la rhétorique de ses

interventions publiques sur l’état social du Bas-Canada repose sur une certaine négation

347 Adresse du 1er mars 1834, Un demi-siècle, p. 311. 348 Amédée, 15 janvier 1855, LAE-2, p. 18.

349 Mackintosh, avril 1826, LADC-1, p. 143. 350 Discours de 1835, Papineau, p. 69.

351 Amédée, 31 décembre 1854, LAE-1, p. 637. Louis Lacoste, qualifié de conservateur faisant cavalier seul

au Parlement uni, formule une opinion semblable à celle de Papineau sur le point évoqué : « et cela [le projet d’abolition] pour régler des droits conventionnels, qui ne nuisaient nullement à la société générale, ni même au plus grand nombre des censitaires » (Jean Benoît, « La question seigneuriale au Bas-Canada, 1850- 1867 », mémoire de maîtrise (histoire), Université Laval, 1978, p. 64).

352 Fernand Ouellet, « Libéré ou exploité! Le paysan québécois d’avant 1850 », Histoire sociale/Social

des inégalités, comme le souligne Claude Larin353. Et il y a sans doute du vrai dans ce

qu’écrivent Gilles Bourque et Anne Légaré sur des patriotes petits-bourgeois tels que Papineau qui auraient « renforc[é] (idéologiquement) l’indépendance relative, mais réelle, des censitaires au sein des rapports [féodaux] » pour donner sens à un idéal de société qui n’est, « à proprement parler, ni féodal, ni capitaliste354 ». Toujours est-il que nous n’avons

pas de bonne raison de penser que Papineau cherche délibérément à tromper avec un tel discours. L’argument le plus probant à l’appui de cette thèse est que son opinion publique est fidèlement reproduite sinon étoffée dans sa correspondance privée. Nous émettons l’hypothèse, en fait, qu’il n’a pas voulu tromper sa famille et ses proches en leur exposant ses idées sur la seigneurie. De plus, quelques éléments de l’argumentaire de Papineau, notamment ceux sur l’accessibilité à la terre et la tradition, sont partagés pas bien d’autres personnes, pas seulement des seigneurs, mais des censitaires aussi355. Enfin, il serait

réducteur, en regard de cela et de l’envergure intellectuelle de l’homme, de n’y voir qu’une lutte « pour la survivance des institutions d’Ancien Régime qui servaient [ses] intérêts356 ».

Conclusion

Pour Charles-Philippe Courtois, « [l]e parallèle avec l’idéal républicain de Thomas Jefferson saute [...] aux yeux357 » lorsque l’on regarde la défense de l’agriculture et l’idéal

du petit propriétaire foncier chez les patriotes et Papineau. Le silence général de

353 Larin, op. cit., p. 69. Brian Steele le souligne pour Jefferson (op. cit., p. 85-86).

354 Gilles Bourque et Anne Légaré, « Résistance paysanne à l’exploitation, petite bourgeoisie et question

nationale », extraits de Le Québec. La question nationale, Paris, Maspero, 1979 dans Bernard (dir.), op. cit., p. 278. La parenthèse provient du texte.

355 Surtout avant les Rébellions. Sur cette question : Micheline Clément, « Le discours patriote : égalitarisme

agraire ou projet de démocratie de petits producteurs », mémoire de maîtrise (histoire), Université du Québec à Montréal, 1984, 250 p.

356 Ouellet, « Libéré », loc. cit., p. 359.

357 Charles-Philippe Courtois, « Nation et république chez les patriotes », dans Courtois et Guyot (dir.),

l’historiographie canadienne avant le milieu des années 1990 sur le républicanisme patriote, ainsi que l’absence de consensus de l’historiographie américaine au sujet des idées politiques de Jefferson nous incitent à relativiser l’évidence que remarque Courtois. Mais il y a bel et bien des parallèles à faire avec le Jefferson cambridgien, tout comme celui d’une approche moins paradigmatique que nous associons à des historiens tels que McCoy et Helo. D’une part, le discours de Papineau sur les jeffersoniens et les hamiltoniens, sur la vertu et la corruption, sur la morale, sur la petite propriété terrienne et l’indépendance citoyenne le rapproche le plus du républicanisme jeffersonien du paradigme cambridgien. En cela, il ne fait pas de doute pour nous non plus que « [l]e vocabulaire du chef patriote et la dimension morale de son discours s’inscrivaient dans les rhétoriques de l’humanisme civique358 ». D’autre part, son discours sur le développement

commercial traduit, certes, une préférence pour le secteur agricole associé au républicanisme classique. Bien qu’il rejoigne les jeffersoniens qui étaient inconfortables avec l’idée que la poursuite effrénée d’une économie de marché entraînerait automatiquement comme résultat le bonheur public et l’harmonie entre les hommes359,

Papineau ne met pas moins de l’avant la nécessité de développer et libéraliser le commerce canadien. Constamment déçu des développements politiques auxquels il assiste lui-même (les Rébellions, l’Union et la Confédération en premier lieu), il n’en demeure pas moins optimiste jusqu’à sa mort quant à l’avenir, persuadé que l’inévitable annexion aux États-Unis moralisera et renouvellera la vie politique canadienne.

Papineau décrie les monopoles puisqu’il les considère comme injurieux pour la communauté. Il voit également dans la figure du seigneur non pas un individu aux

358 Harvey, Le Printemps, op. cit., p. 135. 359 Banning, « Jeffersonian », loc. cit., p. 17.

privilèges monopolistiques, mais une figure paternelle aux vocations colonisatrices et dont les actions doivent être orientées vers le bien commun. En d’autres termes, le seigneur travaillerait (idéalement) à l’implantation et au maintien d’un contexte social qui favorise la préservation de la vertu360 ; ou encore, il participe au développement d’un certain idéal

du bien. Pour Papineau, le seigneur n’est donc pas une figure injurieuse pour la communauté. L’injure viendrait plutôt des capitalistes avides, spéculateurs, qui n’entretiennent pas un sens aussi élevé de leurs devoirs envers la communauté361. Ainsi, et

plus particulièrement, l’intérêt épistémologique et heuristique du cas du seigneur Papineau vient du fait qu’il déjoue l’idée reçue qu’être républicain signifie automatiquement être ennemi « de tout ce qui sembl[e] être de la féodalité362 ». Dit autrement, son cas remet en

question l’idée qu’un vrai démocrate devrait selon toute logique dénoncer la seigneurie « comme un vestige honteux de l’ancien régime363 ». L’aspect seigneurial du Papineau

républicain révèle peut-être, plus que tout autre trait de sa pensée, que la contradiction est davantage celle des historiens qui l’ont étudié que la sienne.

Greer écrivait, en 2017, que l’historiographie québécoise et canadienne a eu trop souvent tendance à n’associer la « question des terres » qu’à la seigneurie, « sans poser des questions sur les autres tenures », en particulier la tenure franche364. Ce faisant, elle a

eu tendance à dissocier « les tenures anglaises dites "free" » de « l’esclavage, l’exploitation des paysans et l’appauvrissement agricole ». Il n’y a pourtant qu’apparence

360 Harvey, « The First », op. cit., p. 102.

361 C’est ce qu’écrit aussi Robert Rumilly lorsqu’il traite de la méfiance de Papineau envers certains

marchands de bois (Robert Rumilly, Papineau, Montréal, Éd. Bernard Valiquette, 1933, p. 231).

362 Fernand Ouellet, « L’abolition du régime seigneurial et l’idée de propriété », dans Éléments d’histoire

sociale du Bas-Canada, Montréal, Hurtubise HMH, 1972, p. 304.

363 Thomas Chapais, Cours d’histoire du Canada. Tome VI, 1847-1851, Québec, Librairie Garneau, 1933,

p. 171.

364 Allan Greer, « L’économie et la Rébellion: quelques perspectives de recherche », dans Bulletin d’histoire

d’incompatibilité. À l’échelle nord-américaine, l’exemple le plus flagrant est peut-être celui des révolutionnaires américains, dont plusieurs étaient propriétaires de terres et d’esclaves. Les libéraux et les bourgeois bas-canadiens, les mêmes qui demandent l’abolition de la tenure seigneuriale associaient « un idéal type de propriété privée, dérivé de la tradition anglaise » à l’universel : elle n’était pas qu’une propriété, « mais la propriété tout court365 ». Ils associaient la liberté (contractuelle, d’entreprise) à la tenure

dite libre. La seigneurie, dans ce contexte, en est venue « à représenter un véritable anachronisme366 ». La tenure franche, ajouterions-nous, était la seule à pouvoir

logiquement être associée au progrès. En outre, il est vrai de dire que les libéraux et les républicains canadiens du milieu du XIXe siècle conçoivent généralement le régime

seigneurial comme « un obstacle à l’éclosion de la liberté politique parmi le peuple sans laquelle la démocratie est impossible367 ». Du moins, cela est représentatif de la grande

majorité d’entre eux, réformistes et rouges, après les Rébellions368. Mais l’affirmation ne

peut pas s’appliquer à Papineau, ni avant ni après les Rébellions. C’est ce que nous verrons dans le prochain chapitre alors que sera étudié l’attachement de Papineau à la propriété seigneuriale dans le temps long.

365 Greer, « L’économie », p. 225 pour toutes les citations. Une sortie prochaine à surveiller : Allan Greer,

Property and Dispossession in the Colonization of North America, New York, Cambridge University Press,

à paraître.

366 Grenier, Brève histoire, op. cit., p. 192. 367 Ouellet, « L’abolition », op. cit., p. 304.

368 Voir ce qu’en dit Éric Bédard dans Les Réformistes. Une génération canadienne-française au milieu du

XIXe siècle, Montréal, Boréal, 2012 (2009), 415 p., et Jean-Paul Bernard dans Les Rouges : libéralisme,