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CHAPITRE I. LE SEIGNEUR PAPINEAU DANS L’HISTORIOGRAPHIE

2. L’historiographie du républicanisme au Québec

2.3. Michel Ducharme

De son côté, Michel Ducharme forme sa grille d’analyse de la trajectoire intellectuelle canadienne au XIXe siècle en joignant aux prémisses de l’école de

Cambridge les notions de liberté négative (moderne) et positive (républicaine ou classique)88. Ce faisant, il fait œuvre originale dans l’historiographie89. De façon générale,

sa thèse est que le discours patriote s’est construit dans le paradigme de la liberté républicaine, alors que le discours des constitutionnels s’inscrivait plutôt dans celui de la

86 Harvey, Le Printemps, op. cit., p. 226. 87 Supra, chapitre 1.

88 Tirées de l’exposé de Benjamin Constant prononcé en 1819 et intitulé De la liberté des anciens comparée

à celle des modernes : Michel Ducharme, Le concept de liberté au Canada à l’époque des révolutions atlantiques, 1776-1838, Montréal, McGill-Queen’s University Press, 2010, p. 27-29.

89 Ibid., p. 5-6. La première forme de liberté, celle dite moderne, est axée sur l’individu et la poursuite de ses

intérêts privés et non pas sur la collectivité et la chose publique. La forme institutionnelle la plus aboutie de cette liberté est le régime parlementaire britannique : un gouvernement mixte dont la souveraineté repose sur un Parlement au sein duquel trois pouvoirs (démocratique, aristocratique et monarchique) se contrebalancent pour le bien commun. Implantée dans les Canadas, cette forme institutionnelle de liberté trouve ses défenseurs chez les constitutionnels et les autorités coloniales, opposants des patriotes. Quant à elle, la liberté républicaine est inspirée d’auteurs radicaux et républicains du monde atlantique. Elle peut être définie comme étant « fondée sur l’idée de la souveraineté populaire, de la participation politique et de la toute- puissance du pouvoir législatif ». Cette liberté est également « articulée autour d’une éthique de la vertu citoyenne et d’un idéal agriculturiste ». La République est son incarnation institutionnelle et celle qui retient particulièrement l’attention des républicains bas-canadiens est formée par les États-Unis d’Amérique.

liberté moderne. Sur le plan philosophique ou paradigmatique, les deux discours étaient fondamentalement incompatibles, le premier étant perçu comme révolutionnaire par le second, alors qu’à l’inverse les républicains se voyaient comme réduits à la condition d’esclaves (politiques) par les tenants de la liberté moderne. Ultimement, avec l’échec des républicains en 1837-1838 et l’Union de 1840, ce sont les défenseurs de la liberté moderne qui s’imposeront et détermineront le cadre intellectuel à l’intérieur duquel la construction de l’État canadien moderne trouve cohérence90.

Il va sans dire que Ducharme identifie Papineau comme l’un des plus importants tenants du discours fondé sur la liberté républicaine. Toutefois, sur Papineau et le régime seigneurial en particulier, Ducharme n’accorde que quelques mots dans sa thèse, dont aucun concernant l’épisode de Middlebury pourtant pratiquement toujours évoqué dans l’historiographie91. Néanmoins, il tente une explication plus poussée que Harvey. D’une

part, l’approche que Ducharme adopte l’amène à ne pas voir d’incohérence dans les dissensions des patriotes canadiens autour de la question seigneuriale ni, d’autre part, dans la position personnelle de Papineau sur cet enjeu. L’historien explique plutôt que la position des patriotes abolitionnistes à la veille des Rébellions est conforme à l’idéal d’égalité de la liberté républicaine puisque l’objectif visé est « la fin des privilèges92 ».

Cela ne veut pas dire pour autant que Papineau est moins républicain parce qu’il est antiabolitionniste. Selon Ducharme, « tout se joue au niveau de la définition de l’égalité » qui, dans une perspective républicaine classique, « signifie essentiellement l’indépendance

90 Ducharme, Le concept, op. cit., p. 5-6.

91 Ducharme écrit bien quelques mots sur la Déclaration d’indépendance du Bas-Canada, mais ne fait pas

mention de la désaffection de Papineau, que ce soit pour des enjeux stratégiques ou seigneuriaux (ibid., p. 147-148).

économique et politique des citoyens93 ». Or, si pour « Agricola », à titre d’exemple, le

régime seigneurial est avant tout un système de dépendance, cela n’est pas du tout le cas pour Papineau. Au contraire, pour lui, le régime seigneurial permet l’indépendance des citoyens par un accès facile à la propriété terrienne malgré les diverses charges dont elle est grevée. Ainsi, « suivant la logique de Papineau, il est vrai que le régime seigneurial ne brime pas l’égalité94 ». Tout ce que cela indique, conclut Ducharme, est que Papineau

« comprend le républicanisme dans des termes préindustriels95 »; « Dans le cadre

préindustriel, le principal travail, c’est celui de la terre. La propriété généralisée de petits lopins de terre assure à la république une base sociale solide96 ». Sur les fondements

sociaux de la pensée républicaine patriote, Ducharme ne fait pas de distinction entre Papineau, proseigneurial, et les autres patriotes abolitionnistes : « Pour la majorité des républicains, la réalité sociale des Canadas est caractérisée par l’égalité. L’objectif des coloniaux se résume donc à réformer les institutions politiques de manière à ce qu’elles respectent cette réalité sociale97 ».

Il demeure que pour plusieurs patriotes bas-canadiens, dont Papineau, le mode de vie rural et agraire se posait comme un rempart à la décadence morale et politique de la société. Leurs inquiétudes s’articulaient autour des notions propres à l’humanisme civique, telles que la corruption et la vertu. Ainsi, était subordonné au développement économique, commercial et industriel l’impératif de la moralité, qui jette un voile de méfiance quant aux contrecoups d’un tel développement. Cela fait-il d’eux des conservateurs? Des

réactionnaires? Des acteurs en marge de l’Histoire? Pas dans une optique républicaine.

93 Ducharme, « Aux fondements », op. cit., p. 123. 94 Ibid., p. 188.

95 Ibid.

96 Ibid., p. 133. Voir aussi p. 196-197, 199, 233 et 309. 97 Ibid., p. 131.

C’est ce que Ducharme et Harvey ont, entre autres, mis en lumière. Malgré tout, plusieurs autres auteurs les critiquent, non sans raison.

3. Au-delà du républicanisme classique

3.1. La mise en garde d’Allan Greer et Julien Mauduit

Dans cette troisième et dernière section, nous exposerons les points de vue de trois auteurs qui permettent d’affiner notre regard sur la problématique du seigneur démocrate. Ceux-ci ont rejeté l’antagonisme conservateur-libéral dans leur analyse du mouvement patriote sans, toutefois, s’inscrire dans le paradigme historiographie cambridgien.

D’abord, dans sa thèse de doctorat, Julien Mauduit pose une mise en garde quant à la transposition de grands schémas d’analyses. Il écrit, à ce sujet : « [s]i notre compréhension de la Rébellion a été profondément stimulée par ces travaux, il nous faut cependant noter que Ducharme et Harvey tendent à réduire les singularités des révolutionnaires98 ». Ainsi, il en appelle à la « nécessité de penser le républicanisme dans

sa pluralité et ses éléments singuliers99 ». Par une approche historiciste inspirée plutôt des

travaux de Reinhart Koselleck, Michèle Riot-Sarcey, Pierre Rosanvallon et Michel Foucault, Mauduit cherche à « mieux penser l’historicité des idées100 », ceux des « vrais républicains101 » en l’occurrence. Reprenant à son compte les mots de Foucault et

Rosanvallon, Mauduit explicite sa démarche :

98 Mauduit, op. cit., p. 36. 99 Ibid.

100 Ibid., p. 39.

101 Les « vrais républicains » sont des patriotes canadiens (du Haut- et du Bas-Canada) et américains (surtout

des États frontaliers tels que le Vermont et New York) dont la vision de l’économie politique est animée par un certain « esprit capitaliste », valorisant par exemple la propriété privée, l’économie marchande, voire les banques, la finance et le développement industriel. Cela dit, toutes ces visées sont assujetties à une grande part de moralité, de responsabilité sociale et de finalité collective. De plus, les « vrais républicains », dans le contexte de la lutte patriote canadienne (1837-1842) et de l’époque de l’Amérique jacksonienne, souhaitent régénérer ou refonder l’expérience républicaine américaine qu’ils jugent détournée de ses visées originelles (issues de l’esprit de la Révolution de 1776) par l’esprit de parti, les capitaux étrangers et la corruption.