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CHAPITRE I. LE SEIGNEUR PAPINEAU DANS L’HISTORIOGRAPHIE

1. Yvan Lamonde et la poursuite d’un « rééquilibrage »

1.1. Le seigneur démocrate : un « paradoxe résiduel »

Les travaux de Lamonde nous permettent d’en apprendre davantage sur le seigneur Papineau. Il lui a, en effet, consacré quelques lignes dans plusieurs textes. Cela s’inscrit toujours dans une entreprise de rééquilibrage, alors que les nouvelles informations disponibles grâce à la publication de la correspondance privée de Papineau permettent de nuancer certaines idées qui reviennent souvent dans l’historiographie. L’une d’elles est celle d’un seigneur simplement « "retiré" dans ses terres14 », s’échappant, aigri, de la vie

politique. Bien sûr, Papineau ressent un certain dégoût envers la politique active, un milieu qu’il juge corrompu par l’argent et l’esprit de parti et au sein duquel son républicanisme est marginalisé. Mais, Papineau demeure intéressé par nombre d’enjeux politiques. Sa solitude est ainsi toute « relative15 »; il lit les journaux, suit l’actualité bas-

canadienne et internationale, correspond abondamment et reçoit beaucoup de gens chez lui. De plus, durant sa « retraite » seigneuriale, la correspondance nous confirme et nous

12 Lamonde, « Introduction », LAE-1, op. cit., p. 16.

13 Yvan Lamonde, Fais ce que dois, advienne que pourra. Papineau et l’idée de nationalité, Montréal, Lux,

2015, p. 10.

14 Ibid., p. 109.

15 Lamonde, Signé, op. cit., p. 267. Sur cette solitude ou retraite à Montebello qui n’en est pas tout à fait une

des activités de la Cité, un parallèle serait à faire et à creuser avec l’imaginaire de l’otium antique porté notamment par Sénèque (4 av. J-C – 65), auteur stoïc fétiche de Papineau. Chez Sénèque, l’otium s’oppose à l’oisiveté puisque la solitude (la retraite, le temps libre) se présente comme un moment d’activité studieuse saine et morale parce qu’elle est utile socialement (par la culture de la vertu personnelle). Papineau fait d’ailleurs directement allusion à l’otium antique dans sa correspondance : Amédée, 28 février 1841, LAE-1, p. 111.Papineau souhaite que son fils lise un passage de sa lettre à un certain juge Cowen, dont ces lignes : « when withdrawing from the fatigue of public life to enjoy the otium cum dignitate [le repos (retraite des affaires) honorable], you will find in an accumulated store of learning and philosophy, and in the pleasure of imparting the invaluable treasure to sound hearts and willing ears, you shall in another and happier sphere continue a life of usefullness ». Les éditeurs des LAE attribuent la citation en latin à Cicéron (106 av. J-C. – 43 av. J-C.), autre auteur de l’Antiquité apprécié de Papineau.

donne des détails sur ce que l’on connaissait déjà, c’est-à-dire sur le zèle avec lequel le seigneur de Montebello développe son domaine, surtout à partir de la fin des années 1840. Dans un autre ordre d’idées, les travaux de Lamonde traitent parfois de la culture philosophique d’un Papineau qui vit ses dernières années, donc qui passe beaucoup de temps à la Petite-Nation. Après les travaux pionniers de Le Moine, l’envergure intellectuelle du seigneur « éclairé » est ainsi remise de l’avant. Lamonde nous renseigne, par exemple, sur les pratiques de lecture de Papineau dans sa seigneurie. Avec Frédéric Hardel, il écrit que les « lectures, les références à Sénèque et le sens donné à la philosophie stoïcienne indiquent que la "solitude" de Montebello n’est pas démission quand on sait quelle réflexion politique continue à y mener [Papineau]. La consolation du stoïcisme est un filtre de sérénité, inachevée et inachevable, mais d’une sérénité qui demeure créatrice16 ». Ainsi, on comprend l’influence de la philosophie stoïcienne lorsque

Papineau se dit « un peu condamné à exploiter ses terres de la Petite-Nation », après qu’il n’eut pas été capable de vendre sa seigneurie durant son exil. Résigné et stoïque, Papineau écrit : « [i]l faut savoir supporter ce que l’on ne peut empêcher17 ». Dans le même ordre

d’idées, Lamonde soutient que le seigneur Papineau trouve réconfort dans son entreprise campagnarde chez son héros républicain, Thomas Jefferson : « Le jeffersonisme de la vertu républicaine et de la dignité rurale conforte Papineau à son manoir de Montebello18 ». Lamonde illustre du même coup l’adhésion de Papineau à une vision

polarisante de l’expérience républicaine américaine séparant, d’une certaine façon, les purs et les impurs, la vertu et le vice, l’agraire et l’industriel, les jeffersoniens et les

16 Yvan Lamonde et Frédéric Hardel, « Lectures domestiques, d’exil et de retraite de Louis-Joseph Papineau

(1823-1871) », dans Yvan Lamonde et Sophie Montreuil (dir.), Lire au Québec au XIXe siècle, Montréal,

Fides, 2004, p. 65.

17 Lamonde, Signé, op. cit., p. 105.

hamiltoniens19, les héros révolutionnaires du républicanisme américain et ses traîtres

d’accointance européenne. Évidemment, Papineau préférerait Jefferson à Hamilton20. À la

référence à Jefferson chez Papineau, Lamonde consacre un chapitre dans son dernier ouvrage21. Moins philosophiques qu’utilitaires, enfin, les lectures de Papineau sur

l’abolition du régime seigneurial, tout comme sur l’agriculture et l’horticulture, accentuent l’impression d’un homme tout sauf retiré dans une solitude amère22.

Mentionnons une autre des pistes de réflexion mises en lumière par Lamonde, tel qu’évoqué en introduction de ce mémoire : l’idée qu’il est compliqué d’établir tout lien de continuité, voire de cohérence dans la pensée de Papineau au chapitre de sa condition seigneuriale. Bien sûr, l’historien a déjà écrit quelques lignes sur cette caractéristique de Papineau : pratiquement tous ses textes portant sur Papineau en font mention23. Il connaît

bien aussi l’épisode de Middlebury, en 1838, durant lequel il y a scission dans le camp des exilés patriotes sur les droits seigneuriaux. Sous la plume de Lamonde, il faudrait ici faire état d’un double désaveu de la part de Papineau. L’historien résume : « Seigneur démocrate, mais seigneur quand même, Papineau ne peut être d’accord avec l’abolition des droits seigneuriaux sans compensation pour les seigneurs. Il est surtout en désaccord avec le projet d’une invasion armée24 », qu’il juge voué à l’échec sans l’appui du

gouvernement américain. Mais Lamonde ne va pas plus loin, et ne s’est pas (encore25)

19 En référence à Alexander Hamilton (1755 ou 1757-1804), 1er secrétaire du Trésor des États-Unis sous la

présidence de George Washington, de 1789 à 1795 et fondateur du Parti fédéraliste.

20 Lamonde, Fais ce que dois, op. cit., p. 201. L’auteur cite deux lettres de Papineau à son fils Amédée

provenant des LAE-1 (12 décembre 1850, p. 281 et 25 janvier 1852, p. 400).

21 Lamonde, Fais ce que dois, op. cit., p. 199-214; Lamonde et Livernois, Papineau, op. cit., p. 155-175. 22 Lamonde, Signé, op. cit., p. 246-247, 256-261; Lamonde et Hardel, op. cit.

23 À commencer par Lamonde, Histoire sociale, op. cit., p. 249-250, 275 et 315. 24 Lamonde, Fais ce que dois, op. cit., p. 89 et suiv.

25 Lamonde continue de s’intéresser à Papineau. En font foi, par exemple, tous les textes qu’il a écrits à ce

sujet en 2017 et 2016 (voir la bibliographie). Il faut noter aussi la série de conférences qu’il prononça à Montréal, en avril 2016, dans le cadre des Belles Soirées organisées par l’Université de Montréal et tenues au Musée McCord. Enfin, un prochain ouvrage est à surveiller : Yvan Lamonde, Aux quatre chemins.

penché sur le paradoxe du seigneur démocrate. Pourtant, en 1997, Lamonde écrivait déjà que

Papineau devait, à ses propres yeux et à ceux des électeurs et des patriotes, concilier ce statut de seigneur et ses positions de démocrate et de républicain. [...] Il n’est pas évident que le paradoxe de la position sociale de Papineau puisse être levé; démocrate et inconditionnel de la souveraineté populaire, le républicain demeure toutefois confronté à la dimension sociale du républicanisme, à son exigence d’égalité de droit sinon de fait. Si le républicanisme liquide la monarchie et l’aristocratie, Papineau ne peut pas ne pas se savoir seigneur26.

En 2004, alors que Lamonde signe l’introduction d’un tome de la correspondance de Papineau et perçoit le potentiel du corpus, celui-ci réaffirmait la pertinence de s’y intéresser : « [l]a question du paradoxe du républicain seigneur reste certes posée, mais cette correspondance jette un éclairage inédit sur la question27 ». Plus récemment,

Lamonde résumait cette problématique dans l’expression « paradoxe résiduel28 ». Ainsi, ce paradoxe demeure un trait persistant de la trajectoire intellectuelle de Papineau et de l’historiographie. Cela dit, d’autres aspects du travail de Lamonde sur les idées politiques de Papineau permettent de mener la réflexion sur le seigneur démocrate à un autre niveau.