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CHAPITRE III. JEFFERSONISME, RÉPUBLICANISME ET RÉGIME SEIGNEURIAL

2. Le Jefferson de Papineau : « le plus aimé de mes maîtres en politique »

2.1. L’intérêt de Papineau et des Bas-Canadiens pour Jefferson

Il a bien été établi que Papineau est un grand admirateur de Jefferson56. En fait, dès décembre 1837, il écrit à l’historien américain George Bancroft tout son attachement pour le « républicanisme tel que l’ont compris et enseigné Thomas Jefferson et son école57 »,

et exprime l’espoir qu’il a de voir le président jeffersonien Martin Van Buren58 soutenir la

cause des patriotes canadiens. Concernant les « matériaux de la connaissance59 », les

historiens ont montré que Papineau possédait l’œuvre majeure de Jefferson dans sa

55 Eugène et Jeanne-Elvina Guillemot, 10 janvier 1855, LADC-2, p 175. Le terme « tourment » revient

souvent dans la correspondance, parfois concernant des maux physiques, quelques fois dans une perspective stoïque (à l’intention d’Amédée surtout : ne pas se tourmenter pour ce qu’on ne contrôle pas), plusieurs fois en lien avec la vie politique.

56 Yvan Lamonde, Fais ce que dois, advienne que pourra. Papineau et l’idée de nationalité, Montréal, Lux,

2015, p. 199-214; Yvan Lamonde et Jonathan Livernois, Papineau. Erreur sur la personne, Montréal, Boréal, 2012, p. 155-175; Yvan Lamonde et Frédéric Hardel, « Lectures domestiques, d’exil et de retraite de Louis-Joseph Papineau (1823-1871) », dans Yvan Lamonde et Sophie Montreuil (dir.), Lire au Québec au

XIXe siècle, Montréal, Fides, 2004, p. 50-51.

57 Bancroft, 18 décembre 1837, LADC-1, p. 376 et 373; Lamonde, Fais ce que dois, op. cit., p. 200.

58 Huitième président américain (1837-1841), secrétaire d’État (1829-1831) et vice-président (1833-1837)

sous Andrew Jackson. Ses idées sont souvent associées à Jackson et Jefferson. Papineau partagera un repas au moins une fois avec Van Buren (J. R. Westcott, 4 avril 1857, LAF, p. 508).

59 Louis-Georges Harvey, Le Printemps de l’Amérique française. Américanité, anticolonialisme et

bibliothèque étatsunienne, les Notes on the State of Virginia (édition de 1784-1785), ainsi que ses Mélanges politiques (édition française de 1833). Sur Jefferson, il avait accès également à Thomas Jefferson, sa vie et études sur la Démocratie américaine (anonyme, Paris, 1862)60. Par ailleurs, la mémoire familiale des Papineau veut qu’on ait retrouvé sur

sa table de chevet, au lendemain de sa mort (1871), une biographie de Jefferson61. Tout

cela est sans compter les articles de la presse américaine que Papineau pouvait consulter dans les journaux bas-canadiens62, et toute la correspondance qu’il entretient avec des

hommes de sensibilité jeffersonienne, tels que James Randall Westcott63. Ce dernier, un

démocrate, discutait politique avec Papineau et lui faisait parvenir des journaux américains à l’occasion, tout comme des livres sur l’histoire américaine64. De plus, la

bibliothèque de l’Assemblée, dès les années 1830, avait acquis un certain nombre d’ouvrages offrant des États-Unis « l’image de la simplicité agricole et républicaine65 ».

Ces ouvrages étayaient « un discours patriote qui soulignait le lien entre la vertu politique et l’état de la société en Amérique66 » et avaient recours « aux rhétoriques moralisatrices

associées à l’humanisme civique67 ». Qui plus est, l’Assemblée, dans les années 1830,

paraissait soucieuse d’acquérir les écrits de Jefferson : en 1831 une copie de ses Writings,

60 Lamonde, Fais ce que dois, op. cit., p. 214.

61 Ibid., p. 199. Les deux autres livres sont une biographie de George Washington et Gravures de l’almanach

du bon jardinier.

62 Harvey, op. cit., p. 44-54.

63 En mai 1846, Amédée se marie à Mary Westcott de Saratoga dans l’État de New York. Le père de Mary,

James Randall (1792-1865), fils d’un soldat de la Révolution américaine, deviendra un ami et un correspondant avec qui Papineau aura des échanges révélateurs sur le plan de ses idées politiques. Treize lettres sont reproduites dans les LAF, datées entre le 22 juin 1846 et le 10 août 1862. C’est un corpus substantiel sur le fond et représentatif de certaines caractéristiques de la pensée jeffersonienne de Papineau, qui décrit Westcott comme un « Democratic friend whom I love and respect so fully, as I do love and respect kind, excellent, accomplished friend and brother » (J. R. Westcott, 26 mars 1855, LAF, p. 478).

64 Comme un livre sur les femmes de la Révolution américaine, voir Amédée, 2 février 1855, LAE-2, p. 28,

note 18. Sur l’envoie de journaux, voir M. Westcott, 20 juillet 1858, LAF, p. 524; Amédée, 25 mars 1859,

LAE-2, p. 319.

65 Harvey, op. cit., p. 51. 66 Ibid.

Papers and Correspondence est reçue et trois ans plus tard une traduction française est

commandée. En français également, l’Assemblée faisait l’acquisition, en 1835, des Notes

on the State of Virginia68. Certaines collections comprenaient des écrits de Jefferson69,

dont l’œuvre complète a été acquise en 183670. Il est à noter également que Papineau joua

un rôle central dans l’assemblage de la bibliothèque de l’Assemblée avant les Rébellions, mais aussi durant son bref retour en politique sous le régime d’Union alors qu’il est nommé au comité permanent de la Bibliothèque au début de 184971.

Harvey a bien étudié les transferts d’idées politiques des États-Unis vers le Bas- Canada avant la Rébellion de 1837. Il a explicité la manière dont les idées américaines ont pu « s’infiltrer » (ou être infiltrées) au Bas-Canada72 et influencer l’image que ses

habitants avaient de la république voisine : négative avant 1815, positive par la suite, surtout entre 1831 et 183773. En étudiant les acquisitions de la bibliothèque de

l’Assemblée dans les années 1830, Harvey conclut : « Clearly the tastes of French- Canadian politicians in the late 1830’s for American history focused on the American Revolution74 ». Concernant les journaux bas-canadiens, il observe une augmentation des

citations de la presse américaine et une couverture de plus en plus fréquente et grande de l’actualité américaine dans la même décennie, surtout à la veille de la Rébellion en 1836 et 183775. Il faut rappeler aussi que les idées de Jefferson (président de 1801 à 1809) sont

68 Louis-Georges Harvey, « Importing the Revolution : The Image of America in French Canadian Political

Discourse, 1805-1837 », thèse de doctorat (histoire), Université d’Ottawa, 1990, p. 129.

69 Ibid., p. 380. 70 Ibid., p. 386.

71 Gilles Gallichan, Livre et politique au Bas-Canada, 1791-1849, Québec, Septentrion, 1991, p. 237-271 et

317.

72 Harvey, « Importing », op. cit., chapitre 2: « The Channels of Intercultural Communication ». 73 Ibid., chapitres 3 et 4.

74 Ibid., p. 134.

75 Ibid., p. 137-148. De plus, selon ce que rapporte Stéphane Kelly, « on a publié dans un journal une étude

reprises dans une certaine mesure par quelques présidents qui lui succèdent (James Madison, 1809-1817 et James Monroe, 1817-1825) et les jacksoniens des années 1830- 185076. Ces derniers sont donc les contemporains du Papineau ouvertement républicain et

admirateur des États-Unis. Enfin, l’arrivée de Jackson à la présidence, en 1829, marqua un regain d’intérêt des Bas-Canadiens pour la politique américaine77. Une correspondante de

Papineau l’encouragea justement, dès la fin des années 1820, à « l’étude du président Jackson, ce qui approfondit l’intérêt qu’il portait à la République américaine78 ».

Considérant cela, le degré de réalité de lecture des écrits de Jefferson est élevé chez Papineau. En plus des indices laissés dans sa correspondance, il nous est permis de croire que celui que ses contemporains ont déjà appelé « The Jefferson of Canada79 » devait

parler souvent du « génie80 » de « l’immortel Jefferson81 », celui qu’il décrit comme : « le

prince du Cénacle82 » derrière la Déclaration d’indépendance; « le plus aimé » de ses

« maîtres en politique83 »; une icône dont le lieu de résidence, Monticello84, aurait dû

obtenu la collaboration du Canada français après 1837. Montréal, Boréal, 1997, p. 86). Aucune référence,

ni nom de journal, ni date de publication ne sont données par l’auteur.

76 Voir supra, chapitre 2, # 48.

77 Harvey, « Importing », op. cit., p. 269.

78 Charles-Philippe Courtois, « Présentation – La culture des patriotes, un objet encore méconnu? », dans

Charles-Philippe Courtois et Julie Guyot, La culture des patriotes, Québec Septentrion, 2012, p. 11; Mme Lancaster Lupton, 4 novembre 1829, LADC-1, p. 222-223 et la note 71 dans laquelle il est précisé que Lupton avait « envoyé à Papineau des manuscrits du président Jackson "pour (le) convertir à sa politique"».

79 Julien Mauduit, « "Vrais républicains" d’Amérique : les patriotes canadiens en exil aux États-Unis (1837-

1842) », thèse de doctorat (histoire), Université du Québec à Montréal, 2016, p. 230.

80 Robert Christie, 9 novembre 1854, LADC-2, p. 163. 81 Amédée, 15 juin 1859, LAE-2, p. 337.

82 Louis-H. Fréchette, 26 décembre 1868, LADC-2, p. 294. 83 Amédée, 25 mars 1852, LAE-1, p. 436.

84 Montebello est-il un hommage à Monticello? Il n’y a pas de preuve concluante dans les sources

consultées. Dans une lettre à l’Honorable R. Spence (Amédée, 12 mai 1855, LAE-2, p. 54), Papineau explique le choix de Monte-bello (littéralement beau mont ou belle montagne) « as indicative of its situation, on a high on the banks of our beautiful Ottawa ». L’extrait suivant laisse croire que l’hypothèse demeure probable : « puisque tu préfères ce vilain nom [de Montigny] à ceux de Haut-Bijou, Mont-Chéri, Montefiore que j’aime parce que le plus aimé de mes maîtres en politique [Jefferson] avait aussi italianisé sa retraite studieuse de Monticello, de Montebello, de Cap floréal, etc. » (Amédée, 25 mars 1852, LAE-1, p. 436).

depuis longtemps avoir été immortalisé dans une gravure85; un homme dont le lieu de

décès est digne d’un pèlerinage86; et un héros dont le lieu de résidence forme l’un des

« sanctuaires où les plus grands et les plus pures aspirations pour le bonheur de l'humanité ont été révélées, évangélisées et assurées à l'avenir de ce pays d'abord, pour s'étendre au loin bientôt après87 ».