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CHAPITRE III. JEFFERSONISME, RÉPUBLICANISME ET RÉGIME SEIGNEURIAL

1. Regard sur le Jefferson de l’historiographie américaine

1.1. L’économie politique jeffersonienne

Au début des années 1980, Joyce Appleby rejetait en bloc toute influence classique chez Jefferson4. L’un des éléments qu’elle conteste avec le plus de force est l’affirmation

totalisante que les républicains classiques étaient tous réfractaires au « progrès » économique et enfermés dans une vision plutôt nostalgique du passé. L’historienne qui est une des plus influentes critiques du paradigme républicain dans l’historiographie américaine5 écrit : « [n]othing in Jefferson’s statements of policies suggests that he

adhered to the agrarian conservatism implicit in classical republican thought6 ». Bien sûr,

Jefferson voit le petit fermier prospère comme la base économique d’une Amérique démocratique et progressive7, tout comme il espère une croissance du niveau de vie et non

une simple frugalité qui, selon Appleby, est si estimée dans la tradition classique8.

Jefferson serait aussi fasciné par les avancées technologiques en agriculture et ne verrait pas d’un mauvais œil l’occasion pour les habitants de l’Amérique d’orienter leur production vers le marché atlantique9. Selon l’historienne, ses collègues avant elle avaient

donc tort : Jefferson n’est pas passéiste, l’adepte inconditionnel de la vertu et l’adversaire du progrès. Bien au contraire, il serait plutôt porteur d’une vision à la fois démocratique et capitaliste, agraire et commerciale10. Du reste, il serait tenant d’un libéralisme lockéen et

4 Joyce Appleby, « What Is Still American in the Political Philosophy of Thomas Jefferson? », The William

and Mary Quarterly, vol. 39, no 2, 1982, p. 287-309; id., « Commercial Farming and "Agrarian Myth" in the

Early Republic », The Journal of American History, vol. 68, no 4, 1982, p. 833-849; id., Capitalism and a

New Social Order. The Republican Vision of the 1790s, New York et Londres, New York University Press,

1984, 110 p.; id., Thomas Jefferson, New York, Times Books, 2003, 184 p.

5 Garrett Ward Sheldon, The Political Philosophy of Thomas Jefferson, Baltimore, John Hopkins University

Press, 1993, p. 156.

6 Appleby, « What Is », loc. cit., p. 303. 7 Ibid.

8 Ibid., p. 304-305.

9 Comme le résume Lance Banning dans son appréciation de l’argumentaire d’Appleby (« Jeffersonian

Ideology Revisited : Liberal and Classical Ideas in the New American Republic », The William and Mary

Quarterly, vol. 43, no 1, 1986, p. 5).

non du républicanisme classique, ce qui rapproche l’historienne des thèses libérales traditionnelles de l’historiographie des idées de l’époque révolutionnaire aux États-Unis11.

À peu près au même moment, le républicanisme jeffersonien faisait l’objet d’une interprétation moins iconoclaste que celle d’Appleby. Par exemple, Drew R. McCoy explique que Jefferson et ses adeptes étaient bien des républicains classiques12. Cela dit, il

nuance l’analyse en abordant de façon approfondie l’économie politique. Son analyse empirique des politiques économiques des jeffersoniens montre que la pratique ne se concilie pas totalement avec une idéologie réfractaire au développement commercial et industriel. Selon McCoy, cela vient du fait que la plupart des hommes politiques américains de l’ère de Jefferson n’étaient pas des doctrinaires : « [they] were practical as well as flexible in their approach to the problems posed by economic and social developement13 ». McCoy insiste toutefois sur l’impératif moral qui caractérise la vision

de l’économie de Jefferson et de ses semblables. À ce titre, l’auteur explique que les jeffersoniens étaient influencés par des penseurs du XVIIIe siècle, tels que Jean-Jacques

Rousseau et Adam Smith, qui considéraient l’économie politique sous la rubrique plus large de la philosophie morale14. Ainsi, Jefferson s’intéressait aux avancées dans la

production agricole, à la production domestique (familiale) et au libre-échange « noninjurious » à l’indépendance économique et à la vertu politique des citoyens

11 Sur cette « Lockean Orthodoxy » et Appleby : Ward Sheldon, op. cit., p. 3-5 et p. 155-156; Louis Hartz,

The Liberal Tradition in America : An Interpretation of American Political Thought since the Revolution,

New York, Harcourt, Brace, 1955, 329 p. Ce qui n’est pas sans rappeler les débats sur les fondements intellectuels du Canada, qui voient Janet Ajzenstat défendre un paradigme lockéen traditionnel devant un révisionnisme républicain (Janet Ajzenstat et Peter J. Smith (dir.), Canada’s Origins : Liberal, Tory, or

Republican?, Ottawa, Carleton University Press, 1995, 288 p.)

12 Drew R. McCoy, The Elusive Republic. Political Economy in Jeffersonian America, Chapel Hill,

University of North Carolina Press, 1982, 268 p.

13 McCoy, op. cit., p. 7. 14 Ibid., p. 6.

américains15. La clé ici vient de l’importance accordée à la vertu et au contexte qui

favorise son développement, marqué notamment par l’indépendance des citoyens- propriétaires. En d’autres termes, Jefferson acceptait certains types de progrès économiques qui, dans son esprit, pouvaient être les compléments de la vertu républicaine16. Plus spécifiquement, McCoy démontre que Jefferson se méfiait des

banques, de la spéculation et de l’industrialisation, tous favorisant, selon lui, la corruption. Dans ce trait de pensée, l’historien voit l’influence des Lumières écossaises, dont Adam Smith et Lord Kames. Leur vision du progrès social et économique traduisent une inquiétude face aux conditions de vie des travailleurs pauvres dans une société commerciale moderne. Selon eux, cette nouvelle société de la division du travail abrutit les travailleurs et les rend inaptes à participer responsablement dans le processus politique. Ceux-ci seraient devenus mésadaptés pour toutes formes de démocratie. Ainsi, bien qu’il y ait embrassement d’une certaine direction de la modernité libérale, des penseurs tels que Smith et Kames reconnaissent la supériorité morale du mode de vie agricole sur la manufacture17. McCoy s’inspire pour la suite du schéma cambridgien en expliquant

comment les jeffersoniens s’inspirèrent de cette critique influente en Angleterre pour s’opposer aux fédéralistes d’Alexander Hamilton dans les années 179018. Or, si Smith

n’envisageait pas possible d’éviter la présence d’une populace « sous-humaine » dans les régions « avancées » de l’Europe, c’est-à-dire là où les « progrès » du commerce sont advenus, les révolutionnaires américains imaginèrent leur grand pays comme la solution à

15 Ward Sheldon, op. cit., p. 154. 16 Ibid.

17 McCoy, op. cit., p. 38-40 et 175. Pour le cas de Benjamin Franklin et de Smith, voir p. 66-67. Le cas des

Physiocrates français tel que Quesnay n’est pas abordé. Si ceux-ci partagent l’inquiétude de Smith quant à l’état languissant de l’agriculture et de la morale dans une économie manufacturière, et que leur pensée se rapproche à plusieurs niveaux de celle des Jeffersoniens, ils furent peu influents aux États-Unis, selon McCoy (p. 44-46). Nous n’avons pas non plus perçu cette influence dans les écrits de Papineau.

ce problème19. Ils développèrent l’idée que l’antidote à la corruption de la société

manufacturière était la propriété terrienne. Plus précisément : « American republicans valued property in land primarily because it provided personnal independence » et, ainsi, la capacité de prendre une part active et responsable dans le processus politique. Dans leur esprit, la propriété constituait la base nécessaire pour la formation de citoyens républicains engagés20. Plusieurs républicains, dont Jefferson, imaginèrent le commerce international

des produits agricoles comme nécessaire pour contrer l’apathie que pourrait susciter la subsistance trop facile en Amérique. Du même souffle, cela préserverait l’activité vertueuse et un ordre social « simple » et agricole21. Tel que le résume McCoy: « [n]o

foreign markets, no industrious republicans; it was that simple22 ».

À la lumière de tout cela, le républicanisme américain de la fin du XVIIIe siècle et

du tournant du XIXe siècle doit être vu, selon McCoy, comme une idéologie en transition,

plus républicaine que libérale, dont les ambiguïtés relèvent de tentatives de concilier l’esprit républicain traditionnel et classique, et les impératifs nouveaux propres à une société commerciale plus moderne23.

19 McCoy, op. cit., p. 66-67. 20 Ibid., p. 68.

21 Ibid., p. 85.

22 Ibid., p. 84. Pour Jefferson, voir p. 131-132.

23 Ibid., p. 10. Le désaccord entre Appleby (« liberal hypothesis ») et les révisionnistes républicains

(« republican hypothesis ») peut sembler fondamental sur le plan philosophique. L’approche lockéenne est fondée sur les droits naturels (propriété et sécurité) garantis et protégés par un contrat social entre individus motivés avant tout, sinon exclusivement par leurs passions et leurs intérêts propres (homo eoconomicus). L’approche républicaine, elle, conçoit l’homme « as naturally social, with a need to participate in political life and display a capacity for public virtue » (homo politicus ou civicus). Les républicains aussi étaient des adeptes de théories contractuelles, seulement, « most did not consider self-interest a sufficient basis for citizenship, and most did not […] regard the state as existing solely to protect an individual pursuit of private satisfactions ». Ainsi, le désaccord est moins important lorsqu’on refuse l’association automatique entre libéralisme et capitalisme qui « imply a bourgeois attitude and set of values » et que l’on s’en tient à une définition du libéralisme comme une philosophie politique « that regards man as possessed of inherent individual right and the state as existing to protect these rights, deriving its authority from consent ». Jefferson et ses adeptes ont indubitablement été influencés par le libéralisme lockéen, mais n’étaient certainement pas des capitalistes au sens « moderne » du terme. Surtout, les jeffersoniens n’offraient pas un