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CHAPITRE I. LE SEIGNEUR PAPINEAU DANS L’HISTORIOGRAPHIE

3.1. Persistance du bon seigneur de Montebello

3.1.1. Le « seigneur éclairé » de Roger Le Moine

Les travaux de Roger Le Moine sur Papineau, qui plus est sur sa condition seigneuriale, sont précurseurs. Entre 1971 et 1991, Le Moine se penche sur le rapport au livre chez Papineau et s’avance sur le terrain de l’analyse des idées politiques. Ses travaux permettent, en fait, de mieux comprendre la pensée du seigneur de la Petite-Nation. De notamment Papineau, dit de ce dernier qu’il n’était pas un vrai révolutionnaire puisqu’il était seigneur (Nègres blancs d’Amérique, Montréal, Parti Pris, 1969 (1968), p. 33-35 et 339).

128 Un rapprochement est à faire entre les perspectives marxiste, libérale et révisionniste de l’histoire des

Rébellions qui représentent des variantes d’un même métarécit libéral renvoyant à la question de la normalité de la trajectoire historique québécoise. Arsenault indique que « tous les auteurs qui se rangent dans le métarécit libéral envisagent l’épisode patriote comme le jalon d’une histoire où court le fil conducteur du libéralisme économique, social, politique ou intellectuel » (op. cit., p. 92). Cela soulève également la question de la transition du féodalisme au capitalisme, d’une société d’Ancien Régime à une société moderne. Parmi les auteurs qui adoptent un tel point de vue : Gérard Bernier et Daniel Salée, Entre

l’ordre et la liberté. Colonialisme, pouvoir et transition vers le capitalisme dans le Québec du XIXe siècle,

Montréal, Boréal, 1995 (1992), 261 p.; Stanley Bréhaut Ryerson, Le capitalisme et la Confédération : aux

sources du conflit Canada-Québec (1760-1873), Montréal, Parti Pris, 1972 (1968), 549 p. La différence

entre les auteurs libéraux et marxistes relève de l’identification du moteur de l’histoire en marche : pour les premiers, il représente l’esprit d’entreprise de la bourgeoisie capitaliste, pour les seconds, la lutte que se livrent le prolétariat et la bourgeoisie.

façon générale, Le Moine, en observant le rapport qu’entretient Papineau avec la lecture, soutient la thèse qu’il était un seigneur « éclairé129 ».

D’abord, dans un article écrit en 1971 à l’occasion du centième anniversaire de la mort de Papineau, Le Moine soutient la thèse que le seigneur aurait appliqué « la politique de l’homme éclairé » dans ses rapports avec les censitaires. C’est-à-dire que Papineau se serait préoccupé « du sort de ses censitaires en essayant, plus que les autres seigneurs du temps ne le faisaient, d’élever leur niveau matériel et intellectuel130 ». Les philosophes des

Lumières lui auraient appris « que le bonheur ne s’acquiert que dans la mesure où l’on tente de le procurer aux autres, ne serait-ce qu’en leur apprenant les vertus fécondes du travail ». Papineau aurait voulu donner l’exemple avec Montebello d’« une ferme modèle131 ». Ses sensibilités philosophiques lui auraient permis, en fait, « d’atteindre à

une certaine stature, à une certaine élévation d’esprit qui transparaît de toute sa démarche comme aussi de l’aménagement de Monte-Bello132 ».

Le Moine, comme Rumilly, voit en Papineau une réminiscence de l’ancienne France. Évoquant le rapprochement déjà fait par Marcel Trudel133, c’est du côté de la

philosophie et de l’expérience de Voltaire, avec son domaine et château de Ferney, que l’auteur trouve l’influence philosophique prépondérante dans l’entreprise seigneuriale de Papineau : « [il] n’avait plus qu’à créer son Ferney et à prôner à ses censitaires cette morale du travail apprise dans la lecture du Candide134 ». « [L]’homme du XVIIIe

129 Roger Le Moine, « Un seigneur éclairé, Louis-Joseph Papineau », Revue d’histoire de l’Amérique

française, vol. 25, no 3, 1971, p. 309-336. Le Moine (1933-2004) : professeur émérite de lettres françaises et

québécoises à l’Université d’Ottawa, membre de la Société des Dix.

130 Ibid., p. 335-336. 131 Ibid., p. 320.

132 Roger Le Moine, « Papineau bibliophile », Les Cahiers des dix, no 46, 1991, p. 182.

133 Dans L’influence de Voltaire au Canada. Tome 2, de 1850 à 1900, Montréal, Fides, 1945, p. 50. 134 Le Moine, « Un seigneur », loc. cit., p. 316.

siècle135 » aurait également eu un certain « amour-propre136 » aristocratique. À ce titre, Le

Moine écrit que « l’idée de jouer au grand propriétaire terrien [...] ne lui déplaisait pas. L’exemple de certains seigneurs français, qu’il avait connus, ne le laissait sans doute pas indifférent137 ». Le Moine voit aussi en Papineau un conservatisme sensible à la

préservation des structures traditionnelles canadiennes-françaises menacées par la modernisation économique. Selon cette idée, Papineau « n’acceptait guère la nouvelle civilisation industrielle; il lui préférait une certaine forme de vie patriarcale dont le seigneur était le chef138 ». Si cela peut expliquer pourquoi Papineau se lance à fond dans

l’entreprise seigneuriale à son retour d’exil, il faut voir surtout, selon Le Moine, que « [s]on opposition à l’abolition du régime seigneurial s’inscrit dans cette optique. [En outre, d]ans ses interventions à la Chambre d’assemblée, de 1848 à 1854, il fut beaucoup moins soucieux de défendre ses intérêts que certains historiens l’ont prétendu139 ». Il

explique, enfin, qu’en exploitant sa seigneurie, il ne tournait pas le dos « à la société qui n’a su le comprendre, en se réfugiant dans une retraite somptueuse » digne de son ego; il ne s’est pas non plus lancé dans une entreprise d’enrichissement et d’exploitation des censitaires. En somme : « Non, Papineau n’était ni rancunier ni avide ». Tout en cherchant la subsistance pour lui et sa famille, il voulait faire œuvre utile pour son pays, aider « ses compatriotes sur un théâtre forcément plus restreint que jadis140 ».

Si la nouveauté vient de l’analyse des influences philosophiques du seigneur Papineau, les travaux de Le Moine rejoignent ce que d’autres ont souligné à grands traits : l’importance que Papineau accorde au rôle de colonisateur du seigneur et aux rapports de

135 Le Moine, « Un seigneur », loc. cit., p. 323. Voir aussi id., « Papineau », loc. cit., p. 154-155. 136 Ibid., p. 316.

137 Ibid. 138 Ibid. 139 Ibid. 140 Ibid., p. 335.

réciprocité qu’incitent à développer les droits et obligations des acteurs du monde seigneurial141. Il remarque donc un aspect paternaliste, mais non moins communautaire

dans le rôle que se donne Papineau en tant que seigneur. Par ailleurs, le zèle avec lequel ce dernier développe sa seigneurie et tente d’y attirer des censitaires dès son acquisition, malgré les obstacles, en particulier la distance d’avec Montréal, est mise de l’avant142. La

bibliothèque de Papineau, dont Le Moine a dressé le catalogue143, et sa correspondance,

qu’il a partiellement consultée, révèlent que Papineau prenait « son rôle de seigneur au sérieux, [qu’]il avait décidé de faire fructifier son bien par l’application de techniques nouvelles qu’il s’empressait de communiquer à ses colons144 ». Tout cela concourt à

inscrire Le Moine en faux avec l’idée d’une simple retraite seigneuriale : Papineau a joué, jusqu’au moment de son exil, un rôle prépondérant dans la société canadienne, et il compte bien ne pas rester inactif, même à la Petite-Nation, car, si l’ère des discours est passée, « le vieux tribun ne poursuit pas moins les mêmes rêves humanitaires; il est animé du même désir d’aider ses compatriotes145 ». Se dessine alors le processus de

dépolitisation-repolitisation chez Le Moine : il vide le seigneur de toute intention égoïste ou malveillante et reconstruit la logique de sa pensée par ses influences philosophiques pour mieux faire ressortir, finalement, la cohérence de ses actions en regard de celles-ci. Il fait, en d’autres mots, l’histoire d’idées formant une structure idéologique à partir de laquelle peut se comprendre le passage à l’acte chez le seigneur démocrate Papineau.

141 L’historien le plus influent à avoir véhiculé une telle vision est Marcel Trudel dans Le régime

seigneurial, Ottawa, Société historique du Canada, 1983 (1956), 23 p.

142 Le Moine, « Un seigneur », loc. cit., p. 311.

143 Roger Le Moine, Le catalogue de la bibliothèque de Louis-Joseph Papineau, Ottawa, Centre de

recherche en civilisation canadienne-française, 1982, 140 p.; id., « Le catalogue de la bibliothèque de Louis- Joseph Papineau », dans Yvan Lamonde, L’imprimé au Québec. Aspects historiques (18e-20e siècles),

Québec, Institut québécois de recherche sur la culture, 1983, p. 167-188.

144 Le Moine, « Papineau », loc. cit., p. 174. 145 Le Moine, « Un seigneur », loc. cit., p. 316.