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CHAPITRE I. LE SEIGNEUR PAPINEAU DANS L’HISTORIOGRAPHIE

1. Yvan Lamonde et la poursuite d’un « rééquilibrage »

1.2. Le projet nationalitaire de Papineau

Dans son ouvrage le plus récent sur Papineau, Lamonde étudie les idées du patriote quant à la nationalité29. D’abord, il démontre en retraçant la trajectoire intellectuelle et

politique de Papineau comment sa pensée s’est construite au fil des échecs politiques. L’historien explique comment Papineau, d’abord admirateur des institutions parlementaires britanniques, à l’instar de plusieurs de ses contemporains dans les années 1790-1820, s’en détourne pour voir dans les institutions de la république étatsunienne la

Papineau. Parent. La Fontaine et le révolutionnaire Côté en 1837 et 1838, Montréal, Lux, à paraître au

printemps 2018.

26 Lamonde, « Conscience », loc. cit., p. 15-16.

27 Lamonde, « Introduction », dans LAE-1, op. cit., p. 26. 28 Lamonde et Livernois, Papineau, op. cit., p. 180. 29 Lamonde, Fais ce que dois, op. cit.

solution aux maux politiques de la colonie bas-canadienne. C’est dans ce contexte que Papineau voudra soit abolir ou rendre électif le Conseil législatif qui sous sa forme prévue par l’Acte constitutionnel (une entité nommée par le gouverneur de la colonie) vise à l’implantation d’une aristocratie au Bas-Canada. Pour lui, l’état social égalitaire proprement américain, au sens continental du terme, requiert que les institutions politiques reflètent cette égalité. Toute recherche d’implantation d’une aristocratie autre que par les talents et les vertus, reconnus par les suffrages, ne peut qu’être contre nature30. Lamonde

laisse clairement voir qu’il serait incohérent pour le seigneur Papineau de se concevoir comme un aristocrate au sens européen du terme. À ce sujet, l’historien précisait plus tôt : « Papineau témoigne aussi de son attachement au sol : par le maintien du régime seigneurial, qui ne lui paraît pas fonder une aristocratie canadienne locale, alors qu’il décrie l’aristocratie anglaise coloniale avec vigueur et constance et à laquelle il s’oppose en "démocrate"31 ». En lien avec cela, une autre hypothèse à émettre tourne autour de

l’importance qu’accorderait Papineau à l’égalité. C’est-à-dire que celui-ci conçoit son rôle de seigneur, d’une part, comme un colonisateur au service du bien commun. Il le voit comme le rôle de celui par qui les terres sont distribuées facilement aux habitants. L’observation que faisait Lamonde à partir des interventions publiques de Papineau était peut-être la bonne : « [l’attachement au sol de Papineau est aussi témoignée] par l’attention portée à l’exploitation du domaine public et aux modes de distribution des terres des Cantons en particulier. Papineau tient ses propos les plus radicaux lorsqu’il s’agit de dénoncer la British American Land Company ou l’usage fait, pour des motifs de

30 Par exemple : Lamonde, « Conscience », loc. cit., p. 15-16. Pour de bons exemples de la main de

Papineau, voir L. Cushing, R. Simpson et A.-É. Montmarquet, 11 avril 1860, LADC-2, p. 242-249 et sa version abrégée du 20 juillet 1860, LADC-2, p. 251.

favoritisme, des biens des jésuites32 ». D’autre part, il faudrait peut-être voir que, pour

Papineau, le seigneur peut être un aristocrate, c’est-à-dire se distinguer réellement de ses compatriotes, non pas seulement par son statut social ou son statut de propriétaire terrien (puisque pratiquement tout le monde l’est), mais par ses talents et ses vertus. À ce titre, dans le jeu politique, le seigneur est soumis aux mêmes règles que les autres habitants puisque tout le monde est à même de cultiver sa vertu parce que tout le monde est propriétaire. Le projet nationalitaire de Papineau en est un d’émancipation politique de tout un peuple, peuple qui ne sera libre que lorsqu’il pourra prendre politiquement le contrôle de sa destinée, notamment lorsque ses meilleurs citoyens, son aristocratie naturelle, siégeront dans les conseils comme à l’Assemblée.

C’est également dans le contexte du développement d’un républicanisme d’inspiration américaine que Papineau conçoit la destinée de la nationalité bas-canadienne, non pas canadienne-française, d’un point de vue politique et continental, non pas culturel et laurentien. Anticolonialiste, démocrate et républicain, Papineau développe une vision du sens de l’Histoire proche de la Manifest Destiny33. Le destin politique du Canada ne

peut pas être européen, ni colonial, ni monarchique; il doit être américain et républicain. Fidèle à la maxime de Thomas Paine « [u]ne nation n’en sut jamais gouverner une autre34 », il perçoit le destin du Canada comme étant, dans un premier temps, une marche

vers l’indépendance vis-à-vis de l’Angleterre, et plus largement de l’Europe. Cette indépendance devient, par ailleurs, toute relative lorsqu’il évoque l’inexorable fédération des nationalités nouvelles sous la Grande République américaine. L’indépendance qu’il

32 Lamonde, « Conscience », loc. cit., p. 29-30.

33 Louis-Georges Harvey et Yvan Lamonde, « Origines et formes diverses du "destin manifeste" dans les

Amériques : les Papineau et la United States Magazine and Democratic Review de Washington et New York », Les Cahiers des Dix, no 67, 2013, p. 25-73.

préconise pour le Bas-Canada est toute relative puisqu’elle est celle d’un État fédéré étatsunien jouissant néanmoins d’un système électif et d’une souveraineté suffisante pour que les citoyens soient considérés libres. De plus, l’option « sous pavillon américain35 »

rejoindrait, précise Lamonde, l’aspect élitiste, moralisateur et jeffersonien du discours de Papineau sur la nationalité : « La position un peu inattendue de Papineau tend à privilégier carrément l’annexion à quelque forme d’indépendance qui entraînerait "de grands embarras" en raison du manque "d’hommes éclairés" et de l’ignorance qui prévaut. Jeffersonien, Papineau ne voit que le système républicain, électif, pour moraliser le peuple36 ». À terme, selon Papineau, une « nationalité colombienne37 » sera formée sur

tout le continent d’Amérique. Quel avenir dans ce contexte pour la langue française, la nationalité canadienne-française? Papineau est conscient des dangers, mais son projet nationalitaire est avant tout politique, républicain, et non pas culturel. L’important est donc que le peuple, composé de citoyens égaux, soit collectivement et politiquement libre, tout comme l’État qui émane de lui. Une fois que les leviers politiques sont entre les mains de la majorité38, le plus important de la bataille est gagné. Pour le reste : «

Advienne que pourra. Y compris pour la langue, si "l’esprit français" pouvait durer39»,

écrit Lamonde.

Dans tout cela réside la pertinence du travail de Lamonde pour nous; c’est-à-dire en l’identification claire que le projet nationalitaire de Papineau est politique, d’inspiration étatsunienne, tout comme dans l’incitation à poursuivre la réflexion sur le paradoxe du

35 Yvan Lamonde, « À propos d’une approche discursive du courant républicain étasunien au Bas-Canada »,

Argument, vol. 8, no 2, [en ligne], http://www.revueargument.ca/article/2006-03-01/356-a-propos-dune-

approche-discursive-du-courant-republicain-etasunien-au-bas-canada.html (consulté le 10 juillet 2017).

36 Lamonde, « Introduction », LAE-1, op. cit., p. 17. 37 Amédée, 31 décembre 1854, LAE-1, p. 639.

38 Par exemple : Denis-Benjamin Papineau, 15 octobre 1844, LAF, p. 308. 39 Lamonde, Fais ce que dois, op. cit., p. 197.

seigneur démocrate. De plus, les travaux de l’historien invitent à tenter de comprendre (non pas excuser ou approuver40) les idées de Papineau, de leur restituer leur part de

cohérence. Pour Lamonde, la trajectoire intellectuelle et politique de Papineau est, en fait, marquée par une « cohérence d’analyse et de choix41 » : lorsque confronté à des

« moments » qui mettent à mal ses projets politique et nationalitaire, il fait des choix qui sont cohérents avec ce qui relève du possible selon l’analyse qu’il fait de la situation. Nous concernant : se pourrait-il que le régime seigneurial, pour Papineau, ait une utilité toute politique, républicaine, jeffersonienne? Le jeffersonisme et le républicanisme de Papineau, mainte fois évoqué par Lamonde, tout comme celui des patriotes, sont justement approfondis et mis en contexte par un autre pan de l’historiographie.

2. L’historiographie du républicanisme au Québec