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CHAPITRE 2 : LE CADRE CONCEPTUEL

2.1 UNE APPROCHE DÉFINITIONNELLE

2.1.1 Un peu d’étymologie

Couramment utilisé, ce terme « innovation » a une longue histoire, qui a évolué avec les théoriciens, les sociétés, et les courants de pensée.

Un point de départ pour définir l’innovation peut être son étymologie. Selon Wikipédia60, le mot « innovation » vient du latin innovare, qui se compose du verbe novare, de la racine novus, qui signifie « changer, nouveau », et du préfixe in, qui signifie « mouvement vers l’intérieur ». Ainsi, l’innovation serait un « nouveau mouvement » ou « changement de mouvement ».

Histoire et évolution d’un terme polysémique : du Moyen-Âge au XVIIe siècle : les

prémices

Pour les Romains, il signifiait « renouveler », et plus précisément « renouveler à l'identique » (Bontems61, 2016). C'est dans les langues romanes qu'au Moyen-Âge le terme prend un autre sens, celui d’« introduire quelque chose de nouveau dans quelque chose d'ancien », qui est le sens donné encore aujourd’hui par le dictionnaire Larousse.

À cette époque, ce sont essentiellement les juristes qui employaient ce mot pour signifier « introduire quelque chose de nouveau dans une chose établie » (Groff, 2009). De ce répertoire lexical juridique, le terme « innovation » va basculer dans le vocabulaire politique, et plus particulièrement dans le domaine de la philosophie politique avec Nicolas Machiavel (1469- 1527) à travers son ouvrage Il Principe62, même si celui-ci n’emploie pas ce terme exact, mais plutôt celui d’« innovateur » ou d’« innover » (Bontems, 2016).

60 Wikipédia : https://fr.wikipedia.org/wiki/Innovation, consulté le 10 mai 2013

61 Vincent BONTEMS est un philosophe des sciences et des techniques. Il travaille au LAboratoire de Recherche sur les ScIences de la Matière (LARSIM) du CEA

59 Dans son ouvrage, il théorise l’innovation à travers la figure du Prince, c’est-à-dire la manière de prendre le pouvoir et de le garder. Pour Machiavel, il y a deux façons d'agir qui sont opposées. La première est progressive, prenant en compte les us et coutumes. Cette méthode correspondrait aujourd’hui à ce qui est appelé « innovation incrémentale »63. En revanche, la seconde est plus intense et perturbatrice. Elle provoque des ruptures et impose des prises de risques importantes dans les choix des innovateurs. C’est ce second mode d’action que Machiavel nomme « innover » (Ibid). Cette méthode correspondrait à ce que nous nommons aujourd’hui l’« innovation de rupture »64.

En outre, comme le souligne Bontems, pour Machiavel l’action d’innover est circonstanciée, car « dans certains moments il faut innover et dans d'autres moments il faut s'en abstenir ». Ainsi, Machiavel est conscient des opportunités et des risques que représente l’innovation ; ainsi, pour lui, il existe des conditions pour innover (Bontems, 2016).

Puis le sens du mot innovation va suivre les méandres de l’idée de progrès à travers les travaux de Francis Bacon65 (1561-1626), qui rédigera tout un chapitre dans ses Essais de morale et de politique (1625), et qui distinguera trois traits à l’innovation :

1. « le progrès de la connaissance doit se traduire par une efficacité accrue des remèdes aux maux de la société ;

2. le temps joue contre nous, si bien que la recherche de l’innovation est une ardente obligation ;

3. l’asymétrie entre le succès et l’échec : si l’innovation produit des effets bénéfiques, ils seront attribués à l’air du temps, alors que si elle produit une aggravation des maux, ils seront reprochés à l’innovateur. » (Bontems, 2016)

Pour Bacon, « chaque innovation représente un risque pris individuellement, mais le plus grand risque serait de ne jamais innover » (Bontems, 2016). Cette vision de l’innovation est bien différente de celle de Machiavel, mais nous semble toujours d’actualité. En effet, ces trois caractéristiques sont très semblables aux discours politiques et économiques actuels.

63 Nous verrons par la suite les différentes typologies de l’innovation 64 Nous verrons par la suite les différentes typologies de l’innovation

65 Homme politique et scientifique, fondateur de la méthode expérimentale et du mot « progrès » dans son sens moderne.

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À partir du XIXe siècle : une constante et perpétuelle évolution

À la fin du XIXe siècle, le terme va « s’auto-innover » en incluant d’autres dimensions. Tout

d’abord, cette évolution s’effectue grâce aux travaux menés par Gabriel Tarde en 189066 sur les comportements sociaux : « la logique sociale » et les « lois de l’imitation » (Djellal & Gallouj, 2015). Celui-ci analysera l’innovation à travers l’aspect conformiste, imitateur et reproducteur de l’homme.

Pour lui, ce conformisme social est bousculé par les innovateurs qui, involontairement ou non, dévient de la norme, de la règle établie. Nous constatons ici une différenciation majeure du mode de pensée : l’innovation est liée à une déviance sociale, c’est-à-dire à un changement de comportement, en faisant autrement, en utilisant des produits différents ou en les utilisant différemment de leur usage premier. Ainsi, l’innovation est centrée sur l’homme et le collectif et non sur le processus ou sur cette nouveauté.

Sous l’œil des économistes

Plus tard, au début du XXe siècle, l’innovation suit le chemin de l’économie et prend un sens

particulier dans l’ouvrage Capitalisme, socialisme et démocratie de l’économiste libéral autrichien Joseph Schumpeter (1883, 1952). Schumpeter est considéré, encore aujourd’hui, comme le théoricien incontesté de l’innovation. En effet, il définit l’innovation comme un processus de « destruction créatrice », c’est-à-dire « qui révolutionne incessamment de l'intérieur la structure économique, en détruisant continuellement ses éléments vieillis et en créant continuellement des éléments neufs » (Schumpeter, 1946). Contrairement à Marx, qui prédit un phénomène de concentration des entreprises, ce qui entraine pour lui inévitablement l’oligopole voire le monopole des marchés, Schumpeter envisage plutôt un phénomène de destruction de la valeur accumulée, et ce à travers des guerres ou bien des innovations, comme le renouvellement technologique. Pour lui, ces innovations vont modifier le « flux circulaire de l’économie » (Sander, 2005) en détruisant ce qui a été fait, pour faire

66 Tarde est considéré comme l’un des fondateurs de la psychologie sociale et construit une théorie de la société.

61 autrement ou autre chose, ce qui par voie de conséquence recrée de la concurrence. Selon Schumpeter, c'est bien l'innovation qui crée la concurrence.

Dans son ouvrage Théorie de l’évolution économique, Schumpeter (1935) précise que « ce concept englobe les cinq cas suivants :

1. Fabrication d’un bien nouveau, c’est-à-dire encore non familier au cercle des consommateurs, ou d’une qualité nouvelle d’un bien.

2. Introduction d’une méthode de production nouvelle, c’est-à-dire pratiquement inconnue de la branche intéressée de l’industrie ; il n’est nullement nécessaire qu’elle repose sur une découverte scientifiquement nouvelle et elle peut aussi résider dans de nouveaux procédés commerciaux pour une marchandise.

3. Ouverture d’un débouché nouveau, c’est-à-dire d’un marché où jusqu’à présent la branche intéressée de l’industrie du pays intéressé n’a pas encore été introduite, que ce marché ait existé avant ou non.

4. Conquête d’une source nouvelle de matières premières ou de produits semi-ouvrés ; à nouveau, peu importe qu’il faille créer cette source ou qu’elle ait existé antérieurement, qu’on ne l’ait pas prise en considération ou qu’elle ait été tenue comme inaccessible. 5. Réalisation d’une nouvelle organisation, comme la création d’une situation de

monopole ou l’apparition brusque d’un monopole. » (Schumpeter, 1935)

Schumpeter considère que les innovations sont conçues au cours des périodes de crise, telles que lors des krachs boursiers. Pour lui, ces périodes engendrent automatiquement des bouleversements des marchés, qui ont pour conséquence le développement de la croissance. En effet, elles imposent des modifications ou la création de produits et services pour s’adapter à la conjoncture, mais aussi, elles obligent l’adaptation des process de production, de matières premières et autres ressources dans une visée de survie économique. Pour lui, ces situations défavorables de prime abord sont donc propices à l’évolution des sociétés, dans une perspective d’amélioration continue et d’adaptation perpétuelle (Bontems, 2016).

Plus tard, Schumpeter analysera l’innovation à travers les grandes entreprises dites « novatrices », en considérant que seules celles-ci ont les capacités financières pour accompagner l’innovation. Cette nouvelle vision donnera naissance à une nouvelle définition

62 de l’innovation, qui est le résultat des travaux de recherche et développement (R & D) intégrés dans les grands laboratoires industriels. En effet, comme le précise Bontems, pour Schumpeter « les innovations induites par les progrès scientifiques sont les plus susceptibles de produire des ruptures et d’introduire de la métastabilité dans l’économie » (Ibid.).

Dans cette visée, l’innovation est fondamentale et doit « mêler la dynamique du renouvellement des connaissances scientifiques à la conscience des responsabilités éthiques, économiques, sociétales et environnementales de la recherche ». Dans ce sens, il considère que l’innovation est davantage graduelle, ce qu’il nomme « innovation en grappe »67, contrairement à ses prédécesseurs.

Ainsi, Schumpeter oppose la petite et la grande entreprises, sans envisager de complémentarité possible entre les deux (Corsani, 2000). Son approche « ne tient absolument pas compte du caractère interactif, cumulatif de l’innovation et de la multiplicité des sources potentielles » (Sander, 2005).

L’héritier de Schumpeter, qui a popularisé le terme « innovation disruptive », est Clayton Christensen. Pour lui, « la caractéristique clé de l’innovation disruptive est qu’au début, il s’agit d’une technologie inférieure à la technologie dominante » (Christensen, 1997). Puis il élargit sa définition de « disruptif » « pour couvrir toute innovation qui implique un modèle économique différent, voire toute innovation radicale, même celles qui débutent avec un niveau de performance supérieur à celles qu’elles remplacent […] d’une manière générale, l’innovation qui réussit est toujours inscrite dans une certaine continuité » (Fréry, 2013). Mais, peut-être que « nous surestimons énormément l’impact de l’innovation » déclare le philosophe Bontems (2016), qui y voit une idéologie actuelle mais reste persuadé que seules les découvertes anciennes furent à l’origine de réels bouleversements.

67 L’expression provient de Schumpeter (1939) qui explique dans Les cycles des affaires, que « lorsqu’une innovation technique ou scientifique apparait et provoque un bouleversement majeur (par exemple : la vapeur, l’informatique, les circuits intégrés, les semi-conducteurs, Internet, les nanotechnologies, etc.), elle entraine avec elle d’autres innovations. Se mettent alors en place des cycles industriels : après l’innovation majeure, les entreprises passent en phase d’expansion et de création de biens et d’emplois, puis les innovations « chassent » les entreprises dépassées qui entrent dans une phase de dépression et de perte d’emplois. C’est pour cette raison que Schumpeter parle de « destruction créatrice » ». Schumpeter (1939)

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