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CHAPITRE 2 : LE CADRE CONCEPTUEL

2.2 ÉVOLUTION DES MODÈLES DE L’INNOVATION

2.2.2 L’innovation comme processus

Dès 1942, dans son ouvrage intitulé Capitalisme, socialisme et démocratie, Schumpeter invite les chercheurs à considérer l’innovation sous un nouveau prisme. En effet, il intègre dans sa réflexion que « le changement technique engendré par l’innovation n’est pas le fruit d’un entrepreneur isolé et individuel, mais d’un travail organisé au sein d’un département dédié d’une entreprise », ce que nous appelons aujourd’hui les départements de « recherche et développement » (R & D).

68 Cette nouvelle version de son modèle provoque deux modifications majeures selon Chouteaux et Viévard (2007) :

- « L’invention et l’innovation sont donc comprises comme des activités courantes exercées par la plupart des entreprises. Cela implique que les firmes disposent d’une fonction créative qui n’existait pas dans le premier modèle de Schumpeter. - L’invention est donc devenue inhérente à l’innovation. C’est le résultat d’une activité intentionnelle, non hasardeuse – comme dans le cas d’une découverte scientifique – qui répond à une finalité économique. »

À travers cette nouvelle analyse, l’innovation se définit comme un processus organisé, basé sur une succession d’étapes définie. Cela permet d’engager de nouvelles réflexions sur la façon dont se déroule ce processus d’innovation pour agir sur des facteurs permettant l’innovation.

2.2.2.1 Le modèle linéaire et hiérarchique

Durant les années 1950, l’innovation s’inscrit dans « une succession d’étapes séquencées et ordonnées […] où le point de sortie de l’étape précédente est le point d’entrée de l’étape suivante » (Chouteaux & Viévard, 2007). D’après les auteurs, ce mode de fonctionnement présume une « organisation cloisonnée, une spécialisation des personnes et des activités des services » (Ibid.) dans le processus desquelles la R & D joue un rôle central, comme le présentent Kline et Rosenberg74 (1986) à travers ce schéma :

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Figure 4 : Le modèle linéaire d’après Kline & Rosenberg (1986)

En outre, ce mode de fonctionnement offre une prévisibilité des ressources nécessaires à la réalisation. En revanche, il ne laisse aucune place aux feedbacks, c’est-à-dire aux éventuels

69 retours d’une étape vers une autre, ce qui sera un écueil pour Kline et Rosenberg, qui vont donc aller plus loin dans la modélisation de ce concept.

2.2.2.2 Approche interactionniste : le modèle de liaison en chaine ou à boucles

Peu à peu, les économistes ont éclairci encore davantage le processus de l’innovation. Il n’a plus été question de se focaliser sur la R & D, mais de repositionner celle-ci dans le processus de l’innovation. C’est ainsi que Kline et Rosenberg (1986), en remettant en question le modèle linéaire, proposent une nouvelle modélisation en déplaçant la focale sur le processus de conception, et non plus sur la R & D. L’objectif pour eux était de montrer qu’il ne peut y avoir d’innovation sans conception (Forest, 1999).

À la fin du XXe siècle, deux évolutions majeures sont visibles depuis le modèle de Schumpeter :

le passage d’un concept de résultat à un processus, et le glissement de focale de la R & D vers la conception.

Kline et Rosenberg (1986) proposent donc le modèle de liaison en chaine : « the chain-linked model », qui s’appuie sur plusieurs hypothèses :

- « Le processus d’innovation n’est pas linéaire et hiérarchique (il n’est pas structuré sur un axe unique et fixe)

- Le processus de conception est central

- Des feedbacks sont envisageables à chaque étape » (Chouteau & Viévard, 2007).

Figure 5 : Le modèle « chain-linked » de Kline et Rosenberg – d’après Cortes Robles (2006), cité par Evangelista, Sandven, Sirilli et Smith (1997)

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Légende :

C : chaîne centrale d’innovation f : boucles de retour courtes F : boucles de retour longues

K-R : interactions entre les différentes étapes et les connaissances scientifiques. Si le problème est résolu au niveau K, le lien n’est pas activé

D : relation entre recherche scientifique et difficultés rencontrées dans les étapes d’invention et de conception

I : appuis à la recherche scientifique qui peuvent être apportés par des instruments, des machines, des outils et des procédures technologiques

S : influence de l’extérieur et principalement des consommateurs sur la recherche scientifique. Les connaissances obtenues pourront être intégrées tout au long de la chaîne

Figure 6 : Le chain-linked model de Kline & Rosenberg (1986), d’après Chouteau & Viévard (2007)

Ainsi, nous retiendrons que le principal apport de ce modèle est de présenter l’innovation comme un processus itératif entre l’apport de la recherche scientifique et la mise en application par les entreprises. Aussi, ce modèle montre la dissémination possible des connaissances entre les scientifiques et les différents acteurs de l’entreprise.

2.2.2.3 Approche évolutionniste, le modèle de cinquième génération : SIN

Un nouveau modèle appelé « SIN », pour « Systems Integrations and Networking Model », voit le jour en 1994. Conçu par Rothwell (1994), il met en lumière l’impact des progrès technologiques au sens large, et en particulier des TIC, dans le processus d’innovation. En outre il inclut l’aspect stratégique en prenant en compte le client (utilisateur final) pour offrir une réponse flexible et personnalisée, et donc de l’innovation en continu (Tidd, 2006).

À travers ce modèle dit « de cinquième génération », c’est l’ensemble des acteurs de l’écosystème qui est concerné comme nous le montre le schéma suivant :

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Figure 7 : Modèle de cinquième génération, proposé par Khaira (2013)

Comme nous pouvons le constater, le concept d’innovation et sa modélisation ont fortement évolué depuis Schumpeter. Rothwell (1994) a mis en regard les principales caractéristiques des cinq générations de modélisation du processus d’innovation pour mettre en lumière cette évolution :

Figure 8 : Les cinq générations de modélisation du processus d'innovation, d'après Rothwell (1994), repris de Lorentz (2014)

72 Depuis le début des années 2010, une sixième modélisation se construit. Établi par Henry Chesbrough75 (2013) sous le nom d’« open innovation » (ou innovation ouverte), ce modèle « intègre l’ensemble des flux de connaissances entrants et sortants lors des différentes étapes du processus d’innovation » (Lorentz, 2014).

L’ensemble de ces travaux de modélisation du processus d’innovation à travers les multiples approches au fil des décennies ont permis de mettre en lumière que le résultat n’est pas seulement le produit fini. En effet, selon l’approche évolutionniste, l’innovation est considérée à la fois comme un processus, un processus d’apprentissage et un processus interactif complexe dans lequel les liens et les connaissances produites et utilisées au cours de celui-ci se renouvellent sans cesse.

Cela signifie que l’innovation, qui se traduit souvent sous une forme matérielle, est aussi de nature cognitive et intellectuelle.

À ce titre, l’OCDE a proposé des définitions des maillons de la chaine d’innovation, que nous citerons stricto sensu ici et sur lesquelles nous nous appuierons :

• « La recherche fondamentale n’est liée à aucune innovation en particulier. Elle consiste à entreprendre des travaux expérimentaux ou théoriques en vue d’acquérir de nouvelles connaissances sur les fondements des phénomènes et des faits observables, sans envisager une application ou une utilisation particulière.

• La recherche appliquée consiste également à effectuer des travaux originaux afin d’acquérir de nouvelles connaissances. Cependant, elle est surtout dirigée vers un but ou un objectif pratique déterminé.

• Le développement expérimental implique l’exécution de travaux systématiques fondés sur des connaissances existantes obtenues par la recherche ou l’expérience pratique. Il a pour objet de lancer la fabrication de nouveaux matériaux, produits ou dispositifs, d’établir de nouveaux procédés, systèmes et services ou d’améliorer considérablement ceux qui existent déjà.

73 • L’adaptation technologique nécessite la réalisation d’un ensemble de travaux selon une méthodologie rigoureuse. Elle a pour but de modifier une technologie ou un procédé existant pour l’adapter aux entreprises utilisatrices.

• Le transfert technologique s’effectue par des travaux qui consistent à transformer une technologie, une connaissance ou une information non exploitée en une pratique que les entreprises peuvent utiliser pour mettre au point de nouveaux produits ou procédés. • La diffusion est la manière dont les innovations se répandent après leur toute première

application, par l’intermédiaire des mécanismes du marché ou autrement, parmi la clientèle ou dans des pays, des régions, des secteurs, des marchés et des entreprises. Sans diffusion, une innovation n’aura pas d’incidence économique. » (OCDE, 2007)

En conclusion, nous retiendrons que le regard porté sur l’innovation est passé d’une modélisation où l’innovation est conçue comme un résultat à une modélisation où elle est conçue comme un processus, lui-même constitué de plusieurs processus, prenant en compte les flux de connaissances circulant dans ses différentes étapes. Ces différents changements permettent de confirmer la complexité du phénomène et les mystères qu’il nous reste encore à découvrir.

Ce besoin de comprendre, de décortiquer ce processus pour proposer une modélisation a pour objectif de fournir aux décideurs politiques et institutionnels, et aux entreprises parmi lesquelles les organismes de formation, d’identifier et d’actionner les leviers sur lesquels ils peuvent agir. En d’autres termes, il s’agit de trouver la solution à la crise permettant de l’enrailler.

Ces premiers éléments permettent de proposer un cadre théorique et de définir les différentes typologies selon les formes, les degrés et les dimensions de l’innovation.