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Un petit trompettiste et une dame élégante

La toute première œuvre que nous abordons est une œuvre datant de 1973167. Elle représente l’impression sur voile de la photographie d'un petit trompettiste en costume de cow-boy. L’image de l’enfant a été inversée et thermo-imprimée sur deux tissus différents. Ainsi, le voile de devant présente la silhouette dont le corps est tourné vers la droite, tandis que le voile plus en arrière présente tout à fait l’inverse. L’ensemble formant ainsi une sorte de double figure presque symétrique. Les deux voiles ne sont pas superposés, mais laissent au contraire un espace entre-deux tout à fait perceptible. Un espace que nous serions amenés à expérimenter en tant que spectateur. Libre à nous, en effet, de circuler parmi les tissus, le cartel de l’œuvre nous indiquant ici qu’il s’agit d’une installation comportant plusieurs modules de tailles imposantes. Nous sommes ainsi conduits à imaginer un cheminement parmi ces voiles monumentaux. De ce fait, bien qu’il s’agisse d’une silhouette d’enfant, cette dernière surplombe le visiteur par sa taille imposante. Le rapport d’échelle est ici très important : en effet, au regard d’une image d’enfant, nous avons l’habitude de nous confronter à plus petit que nous. Ici, au contraire, la figure costumée de cet enfant nous domine et nous encercle de toutes parts. Patrice Hugues choisit des tonalités sépia pour l’impression des images. Le contraste entre les parties sombres et plus claires de l’image est assez élégant, voire séduisant.

Le rendu final présente une image soignée et agrémentée de compartiments géométriques. En effet, l’image est comme scandée en trois parties dont le premier tiers comporte la tête du petit trompettiste, le second tiers, son torse et le haut de ses jambes et enfin, le dernier tiers, ses jambes et ses pieds168. Ce choix d’impression offre une lecture en trois temps et une découverte progressive de la figure169. Pourquoi l’artiste propose-t-il cette partition ? Il s’agit bien entendu d’un choix de composition réfléchie et délibérée, la thermo-impression permettant à ce dernier de réaliser de multiples expérimentations variées et très élaborée.

167 Figure 42. Il s’agit donc ici de la première œuvre entrant dans de la cadre de l’étude des doubles figures. 168 Figure 43.

123 Figure 42

Patrice Hugues, Les petits trompettistes, 1973, tissus et voiles thermo-imprimés, plusieurs modules de chacun 90/230 cm, fonds d’atelier, Angers.

124 Figure 43

Patrice Hugues, Un petit trompettiste, 1973. Image réalisée dans le fonds d’atelier de l’artiste, octobre 2016.

125 Il s’agit ici de nouveau d’une histoire de passage, d’entre-deux, auquel l’artiste attache tant d’importance :

« N’en sommes-nous pas venus au temps de l’entre-deux, temps qui demande que nous soyons aussi bien d’un côté et de l’autre du voile ; un temps où le principal du mystère est dans cette transgression-rencontre, elle-même entre-deux, et non plus dans ce qui serait caché derrière le voile170 ? »

Deux côtés du voile, un entre-deux réel entres des images similaires qui nous entourent. Des figures thermo-imprimées sur des étoffes légères et transparentes qui respirent et qui s’animent au contact des êtres qui approchent. L’œuvre suivante présente la même figure dédoublée et inversée du petit trompettiste, mais cette fois-ci thermo-imprimée sur le même tissu171. Sur le côté gauche de l’image, l’enfant apparaît distinctement : il se situe devant une source de lumière claire, comme dans l’encadrement d’une porte (ou d’une ouverture quelconque sur l’extérieur). Sur la droite en revanche, sa silhouette plus petite est représentée sans détail. En outre, cette dernière se situe dans un cercle plein et strié par de multiples lignes. Ce détail visuel évoque la forme d’une persienne. Le cercle à droite empiète sur la zone plutôt rectangulaire de gauche172. Une dynamique entre ses deux zones du tissu est donc perceptible. Elles semblent progresser l’une vers l’autre. Cette confrontation entre ces deux zones forme une sorte de face à face. Cela nous offre presque la sensation que les deux petits trompettistes cherchent à communiquer l’un avec l’autre. Un dialogue qui passerait par l’appel du son de la trompette ? En somme, une double figure à échelle variée, qui fonctionne dans le cadre d’un écho visuel. Un écho qui pourrait presque être aussi à imaginer dans une réception musicale. Conséquemment, ces voiles qui s’animent dans l’espace laissent des entre-deux réels à notre disposition ; c'est ainsi que ces mêmes figures reconditionnent notre propre rapport à l’espace environnant les œuvres. Ces créations de tissus engendrent des passages, de nombreuses ouvertures : « On jugera alors que les ouvertures dans les façons de penser et de ressentir notre rapport au réel, plus généralement dans les mentalités, peuvent résulter du passage qui se trouve certainement à présent explorable moyennant la valeur modélisatrice du tissu173. »

170 Patrice Hugues, Selon droit fil et selon biais, pour une anthropologie du tissu [en ligne], disponible sur : http://patrice.hugues.pagesperso-orange.fr/tisantroa6.htm, consulté le 27/02/2017.

171 Figure 44.

172 Le cercle qui contient le plus petit trompettiste.

173 Patrice Hugues, Selon droit fil et selon biais, pour une anthropologie du tissu [en ligne], disponible sur : http://patrice.hugues.pagesperso-orange.fr/tisantroa6.htm, consulté le 27/02/2017.

126 Figure 44

Patrice Hugues, Plusieurs petits trompettistes sur le même tissu, 1979, tissu thermo-imprimé polychrome, 90/120 cm, fonds d’atelier, Angers.

127 Mais quelle est cette valeur modélisatrice du tissu évoquée par Patrice Hugues ? Peut-on la saisir dans ses œuvres ? Pour tenter d’expliciter cette idée, nous allons aborder une série de quatre réalisations de l’artiste. Il s’agit de nouveau d’une silhouette féminine, mais cette fois-ci de face et vêtue à la mode façon fin XIXème siècle. C’est au départ, une photographie de l’arrière-grand-mère de Patrice Hugues, Marie Boisseau, épouse Devaux. Elle vécut à Roissy, en France, jusqu’à son mariage. Elle porte une robe à tournure dont la matière s’apparente à une étoffe en satin174. Sur ce premier exemple composé d’un voile et d’un tissu à motif, la figure de la dame est dédoublée par son ombre175. Cette zone sombre étant elle-même transparente, elle laisse entrevoir à l’arrière le second tissu comportant l’image de la dame thermo-imprimée. Une image thermo-imprimée sur un tissu à petits motifs blancs sur fond bleu. Cela a pour effet à la fois de révéler et de dissimuler en deux points de vue l’image de cette figure plutôt hiératique. En effet, la pause rigide de ce personnage en robe diffère de la silhouette simple d’Eurydice de dos, ou encore de celle de Marie-Claude en tenue copte. L’on n’est plus du tout face à des figures qui dialoguent avec les motifs de la nature environnante. Au contraire, cette image exacerbe les qualités esthétiques d’une tenue, dont la mode passée nous décontextualise de notre présent vestimentaire.

En d’autres termes, nous voyageons dans le temps avec cette image d’un autre siècle qui évoque le récit familial de l’artiste. La blancheur du voile du devant camoufle le visage de la dame. L’on peut cependant le découvrir en prenant un autre point de vue. Ainsi, en se déplaçant sur les côtés, le visage va apparaître. En cela, c’est l’appréhension de face qui nous empêche de saisir l’entièreté de l’image de la dame. L’on retrouve ce jeu de l’artiste qui consiste à nous voiler l’identité des personnages. Par ce procédé ingénieux, directement lié aux possibilités des voiles et tissus, Patrice Hugues nous invite donc à nous déplacer face à cette œuvre pour en obtenir de multiples visions176. Mais c’est aussi et surtout les pouvoirs des noirs imprimés sur voile ; et la recherche de l’espace entre-deux qui s’exerce entre voile et tissu qui caractérise cette création. Une volonté d’espace bien affirmée par l’artiste, qui recherche au travers du tissu à multiplier les perceptions :

« La réalité profonde du tissu, ne s’éprouve quant à elle, que d’ensemble, toutes références réunies, et par tous ses accès à la fois177. »

174 La robe à tournure est un vêtement correspondant à la mode bourgeoise des années 1880. Elle met en valeur l’échancrure de la taille féminine.

175 Figure 44. 176 Figure 46.

128 Figure 44

Patrice Hugues, Double dame sur fond bleu, 1978, voile et tissu thermo-imprimés, 230/170/90 cm, collection des Musées d’Angers.

129 Figure 46

Patrice Hugues, Tissu sans voile, photographie du tissu d’arrière-plan présent sous le voile d’avant-plan. Image réalisée dans le fonds d’atelier de l’artiste en octobre 2016.

130 Une réalité qui s’exerce au contact des œuvres. C’est celle par exemple de l’atmosphère bien spécifique qui se dégage de ces voiles et tissus. Une ambiance narrative et méditative, où le spectateur est invité à découvrir le dispositif dans une progression178. Dans un temps de lecture par étapes qui se fait en se déplaçant. Il s’agit d’étoffes légères sur lesquelles résident quelques images d’un temps révolu. L’idée du temps qui passe est ici importante179. Ainsi, nous verrons que Patrice Hugues s’inspire amplement d’images de ses proches pour créer des œuvres intimes et poétiques. Il y a aussi l’idée des ascendances qui semblent habiter notre artiste. De ce fait, nous avons vu jusqu’ici que ses créations sont le fruit de transferts et de diverses modifications de ses images personnelles. Des images comportant essentiellement des femmes. En somme, des figures féminines de différentes époques et ayant un rapport plus ou moins direct avec sa vie personnelle.

Mais à la lumière de cette information, nous sommes toujours ici en droit de nous demander ce qui intéresse vraiment Patrice Hugues : est-ce uniquement les tissus portés par ces figures ? Ou bien s’agit-il d’un savant équilibre entre présences humaines et textiles ?

« Le tissu est destiné au corps entier (mais aussi bien à telle ou telle de ses parties) et aux gestes du corps entier. Sa souplesse solide, parce qu’il est fait de croisures de fils eux-mêmes souples, lui permet d’épouser toutes les inflexions du corps. Il est aussi destiné à l’espace, à l’ambiance de notre respiration et de nos gestes, à toutes les régulations vitales qui doivent intervenir entre notre intime et l’extérieur, jusqu’au dehors immense. Il est agent de multiples formes de communications180. »

Cet extrait nous permet de saisir un élément de première importance : le tissu intervient entre notre corps et l’extérieur. Il sert une régulation vitale de tout premier ordre. C’est l’idée même de l’entre-deux du tissu qui permet de multiples liaisons :

« C’est aux cinq caractères matériels remarquables précédemment retenus, que le tissu doit son rôle constant dans notre vie, sa souplesse respirante et tous ses pouvoirs de régulation : comme passeur, comme chose physique en même temps que chose psychique inséparablement. Dans toute sa réalité agissante, le tissu sert le trait d’union dont il a été question : entre microfibres et plis métaphysiques, pourrait-on dire181. »

178 Figures 47, 48 et 49.

179 Un temps qui se déroule sur plusieurs générations.

180Hugues, Patrice, Tissu et travail de civilisation, op. cit., p. 80.

181 Patrice Hugues, Selon droit fil et selon biais, pour une anthropologie du tissu [en ligne], disponible sur : http://patrice.hugues.pagesperso-orange.fr/tisantroa6.htm, consulté le 27/02/2017.

131 Figure 47

Patrice Hugues, Dame élégante en robe à tournure. Image réalisée dans le fonds d’atelier de l’artiste, octobre 2016.

132 Figure 48

Patrice Hugues, Dame élégante en robe à tournure. Image réalisée dans le fonds d’atelier de l’artiste, octobre 2016.

133 Figure 49

Patrice Hugues, Dame élégante en robe à tournure. Image réalisée dans le fonds d’atelier de l’artiste, octobre 2016.

134 Les cinq caractères remarquables, cités dans l’extrait ci-dessus, sont indispensables à la compréhension de la perception si spécifique portée par Patrice Hugues sur le tissu, ce que l’artiste nomme « les pouvoirs ambivalents du tissu ». Nous les présenterons ici successivement :

- Premier caractère : la matière du tissu, sa structure tissée, ses rythmes et ses qualités tactiles.

- Second caractère : les plis imprévisibles du tissu.

- Troisième caractère : sa structure numérisée qui contient un caractère à la fois analogique et numérique.

- Quatrième caractère : son mode remarquable à la fois dans la continuité et dans la discontinuité, dans le précis et le troublant.

- Dernier caractère. Le tissu appartient à deux entités qui s’entremêlent : le corps et la psyché, la chose mentale et la chose matérielle.

Ses différentes spécificités font que Patrice Hugues n’approche jamais le tissu comme un objet banal mais bien comme un objet doté de pouvoirs. Des pouvoirs de communication avec le vivant, animant des espaces statiques et dotés d’un potentiel poétique et émotif très marqué. En outre, c’est bel et bien la place du tissu dans la vie de l’homme et de la femme qui occupent en partie ses pensées. Peut-être davantage les femmes que les hommes. Par exemple, si nous reprenons l’œuvrecomportant la dame en robe à tournure, ce qui fascine ici Patrice Hugues, c’est l’ampleur d’étoffe que présente ici cette robe d’époque182 :

« La robe compte certainement mais comme celle de Marche méditative, ou comme celles des premières communiantes. J’y vois là un exemple d’ampleur d’étoffe rare car par la suite, à comparer à celle d’Eurydice, on y trouve une ampleur d’étoffe avec de larges ondoiements du tissu qui m’a toujours touché. Les deux types de robes, ample ou ajustée, me touchent mais ce n’est pas du tout par une incidence de la mode183. »

182 Figures 44 à 49.

135 Figure 50

Patrice Hugues, Deux petites communiantes, vers 1980, tissu thermo-imprimé, apposé sur une chaise et s’étendant jusqu’au sol, 230/160 cm, fonds d’atelier, Angers.

136 Figure 51

Auteur inconnu, Claudine Michaux en tenue de communiante, Photographie personnelle appartenant à l’épouse de Patrice Hugues, Marie-Claude Hugues née Michaux, vers 1930184.

184 Claudine Jenny Michaux était la mère de Marie-Claude Hugues, l’épouse de l’artiste. Son portrait est repérable (sous la forme de cette même photographie tronquée), sur le site internet de Marie-Claude Hugues dédié au passé militant communiste de ses parents. Source en ligne : https://www.mclaude-hugues.fr/, consulté le 10/02/2017.

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