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L’Annonciation devenant élévation

En effet, Patrice Hugues prélève de cette œuvre de jeunesse du maître italien, la figure en posture de révérence de l’ange Gabriel. L’artiste crée ainsi sa propre version de l’ange en thermo-impression. L’on retrouve la même posture et le même geste de la main de l’ange, qui se présente agenouillé devant Marie pour lui annoncer son futur enfantement. Du point de vue des tissus représentés, dans l’œuvre originale de Léonard de Vinci, on peut observer une accumulation de drapés assez impressionnante. De fait, l’on est en droit de s’interroger : puisqu’il les utilise dans ses thermo-impressions, que signifient, pour Patrice Hugues, ces représentations d’étoffes déployées au sol ? Voici ce que l’artiste rédige à ce propos :

« Dans le mouvement et dans le prolongement des étoffes se lisent des signes d’identité personnelle aussi indiscutables que les empreintes digitales, des signes qui autrement échapperaient plus facilement au regard, des contextures biologiques qui se trouvent toutes abordées en interférences d’échelle avec le tissu235. »

Des signes d’identité personnelle : une forme de langage du tissu en somme ? Un langage qui transmet, qui émeut, qui transfère tout un panel d’informations, voire de sensations que le spectateur est en mesure d’identifier. Des drapés représentés et réels, dans des espaces qui sont placés pour nous toucher dans nos sentiments et ce grâce à des dimensions multiples créées par l’usage de tissus divers236.

233 Figure 76. 234 Figure 77.

235 Hugues, Patrice, Le langage du tissu, op. cit., p. 440.

236 L’Ange de l’Annonciation de Léonard de Vinci est une première citation de tissu figuré. Les tissus divers sont donc à la fois réels, cités et représentés.

177 Figure 76

178 Concernant ces déploiements de tissus si fascinants, voici ce que Patrice Hugues exprime :

« Approcher comme à les toucher tous les raccordements et déploiements de nos sentiments et de nos pensées qui vont vers l’innombrable dans l’immensité cosmique. À ces dimensions-là d’accès correspondent les offres de prolongements et de déploiements du tissu dans son pouvoir d’amplification237. »

Un pouvoir d’amplification des corps et des esprits que Patrice Hugues imprime sur ces tissus. Il crée ainsi des ensembles où le tissu est au cœur du sujet de l’œuvre. Il est le sujet de la représentation, tout comme le support de monstration. Le tissu est la source et le moyen. La méthode et le socle. Notons que la version de l’ange de Vinci par Patrice Hugues présente une réinterprétation singulière : en effet, le tissu n’y apparaît pas opaque ou dense puisque l’artiste fait figurer sur ces voiles un drapé presque cubique. Ainsi, si nous observons l’œuvre suivante, nous remarquons que le drapé suspendu, dans cet espace ouvert et clair, ne met pas en lumière l’épaisseur originelle de l’étoffe de l’ange238. Au contraire, il s’agirait presque ici d’une forme de détournement : la consistance du drapé de la peinture italienne devient ici planéité. Il n’y a plus de plis et d’effets d’ombres qui incitent à saisir du regard la densité textile, mais davantage une superposition en deux dimensions d’une figure esquissée et de son ombre. Une ombre plus imposante que la figure. Elle se situe comme dans le prolongement de la silhouette de cette dernière.

La forme bleue n’est pas sans évoquer, par ailleurs, certains collages d’Henri Matisse239. Comme pour Matisse, la forme est esquissée et comme découpée assez sommairement. Ainsi, quelques détails du drapé et de la figure suffisent à ce que le spectateur reconnaisse ce dont il s’agit, comme pour le nu bleu de Matisse. Il n’y pas de détails dans les ombres, dans les couleurs. Il n’y a pas, non plus, de retranscriptions picturales minutieuses des qualités du drapé. Cependant, nous comprenons à y regarder de plus près, que ce n’est pas parce que les formes thermo-imprimées sont plutôt schématiques qu’elles sont, pour autant, d’une seule dimension. Afin d’expliquer cet aspect, observons deux détails de l’œuvre : l’on peut y voir une série de motifs végétaux imprimés dans l’ombre de la figure de l’Ange240. Un aspect qui n’est pas immédiatement perceptible, lorsque l’on observe l’œuvre dans son ensemble. Ces motifs végétaux et floraux sont imprimés sur l’ensemble de la surface d’arrière-plan du tissu, ce qui a pour conséquence de démarquer la figure bleue de l’ombre. Par ce procédé ingénieux et délicat, deux dimensions sont créées au cœur même du tissu.

237 Patrice Hugues, Selon droit fil et selon biais, pour une anthropologie du tissu [en ligne], disponible sur : http://patrice.hugues.pagesperso-orange.fr/tisantroa6.htm, consulté le 27/02/2017.

238 Figure 78. 239 Figure 79. 240 Figures 80 et 81.

179 Figure 77

Léonard de Vinci, L’Annonciation, vers 1472-1475, peinture à l’huile et détrempe sur bois, 98/217 cm, Galerie des Offices, Florence, Italie.

180 En outre, l’ensemble des détails fait également apparaître deux autres niveaux supplémentaires : celui des signes esquissés et celui du tissu positionné à l’arrière. Ce dernier reprend les motifs végétaux de l’ombre. Une reprise des mêmes motifs qui constitue un rappel à la fois savant et discret. De ce fait, nous saisissons l’idée suivante inhérente à l’œuvre de Patrice Hugues : si aux premiers abords, cette œuvre peut nous paraître assez simple et saisissable d’un seul regard, nous comprenons, à l'étudier, qu’il n’en est rien. Ainsi, les voiles et tissus de l’artiste présentent la synthèse d’une élaboration complexe et élégante, où chaque détail visuel compte. En effet, qu’il s'agisse de monumentales installations, de petits dispositifs ou encore de voiles accrochées à plat sur un mur, chaque élément est à sa place et joue son rôle en rapport avec notre perception de l’œuvre globale.

Nous pouvons ainsi concevoir la singularité complexe de la recherche plastique de Patrice Hugues. Il ne cesse au travers de son œuvre de nous diriger avec discrétion dans ses jeux de transparences, au travers de multiples dimensions visuelles. Rien n’est en réalité ici le fruit d’une combinaison hasardeuse : ni la figure de l’ange, ni son ombre, ni les motifs qui se répandent sur le tissu. De plus, la transparence qu'autorise l’usage du noir thermo-imprimé sur le voile blanc permet deux effets remarquables : les motifs de croix et ceux des végétaux dynamisent la surface de représentation. Ils laissent également notre regard transpercer la surface blanche du voile, pour nous diriger vers un au-delà du tissu. Une autre dimension qui nous ramène vers les motifs : qu’est-ce que cela peut bien vouloir signifier ? Ce rappel fréquent des motifs sur les voiles a-t-il du sens ?

En réalité, les motifs de l’ombre de l’ange appartiennent au voile qui se situe à l’arrière de la composition. Ce présumé rappel perturbe notre perception : c’est en réalité un ingénieux trompe l’œil. L’ombre de l’ange est complètement noire. Ce noir thermo-imprimé sur voile si spécifique laisse apparaître en transparence les motifs floraux et végétaux. Un fabuleux jeu de dupe, que Patrice Hugues aime à pratiquer fréquemment dans ses associations de voiles et de tissus thermo-imprimés. C’est le cartel de l’œuvre qui ici va pouvoir éclairer notre perte de repères : Ange noir et Ange à motifs,

deux tissus thermo-imprimés. Il y a donc uniquement deux tissus, le premier est un voile en

transparence où le noir de l’ange laisse transparaître le second tissu représentant l’ange avec les motifs. L’ensemble de l’œuvre étant conçue pour que l’on puisse suffisamment se perdre. Des figures séparées dans la réalité du dispositif textile. Elles paraissent fusionner en un seul et même ensemble, sur un unique champ de représentation. L’injonction donnée au spectateur par Patrice Hugues est ici très claire : on doit élargir notre champ visuel conventionnel, notre perception de l’œuvre doit être relative et complexe.

181 Figure 78

Patrice Hugues, Ange noir et Ange à motifs, 1979/1980, un voile et un tissu thermo-imprimés, 230/320/150 cm, collection des Musées d’Angers.

182 Figure 79

Henri Matisse, Nu bleu II, 1952, papiers gouachés découpés et collés sur papier blanc marouflé sur toile, 116,2/88,9 cm, Centre Pompidou, Paris.

183 Figure 80

L’Ange et son ombre dominante, détail 1, non datée, image personnelle de l’artiste.

Figure 81

184 S’agit-il d’un seul voile ? De deux voiles ? L’angle bleu précède-t-il l’ange noir ? Ou bien est-ce le contraire ? Les motifs sont-ils inscrits dans l’ombre ou bien disposés à l’arrière ? Parmi ses deux rapports dimensionnels, la perte de repères est de mise.