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De la pierre au voile

Cette œuvre résume à elle seule assez brillamment un des champs de recherche visuelle essentiel chez l’artiste : à savoir la relation complexe qui existe dans l’usage de la double figure241. Cette dernière image présente avec clarté la séparation entre les deux tissus : au-devant, le voile avec l’ombre noire en transparence et, à l’arrière, le tissu blanc avec l’ange à motifs242. Entre les deux voiles, un espace, l’entre-deux. Le trio fonctionne en symbiose. Entre transparences et opacités, blanc, noir et couleur : la composition offre un champ au dialogue entre figures et motifs. L’œuvre suivante est une photographie d’installation : l’on peut y voir plusieurs voiles composant un ensemble243. Le dispositif présente des voiles installés dans le but de former un ensemble volumique au sein duquel le spectateur est invité à circuler. Le voile du milieu présente une thermo-impression inspirée d’un bas-relief représentant l’épisode biblique de la tentation d’Ève. Ce dernier ornait, à l'origine, le linteau du portail nord de l’entrée de la cathédrale Saint-Lazare d’Autun.

Cette représentation du bas-relief est sommairement nommée par l’artiste l’Ève d’Autun. Elle revient ponctuellement dans le travail de Patrice Hugues. Une réutilisation récurrente de cette figure, à l’image de l’usage fréquent des voiles noirs possédant un net effet de transparence. Voici ce que ce dernier déclare à ce sujet :

« Il y a des choses que j’ai inventé, dans l’emploi de la thermo impression, qui reconnaît l’importance des noirs. Une chose que j’ai pratiquée et délibérément cultivée et qui est assez considérable. Le rapport entre mes images et la photographie est aussi, très pensé. J’ai aussi fait beaucoup de recompositions sur les images, une mise en œuvre que je n’ai vu nulle part ailleurs. En outre, je m’inspire peu d’autres artistes, un peu de Fernand Léger pour la composition, mais je ne vois pas vraiment autre chose à part cela. Il y en a sûrement, mais pas tellement. Je fais quelques emprunts cela est sûr, comme pour la sculpture romane. L’Ève de la cathédrale d’Autun par exemple244. »

241 Une relation à la fois dissociée et associée. 242 Figure 82.

243 Figure 83.

185 Figure 82

186 Figure 83

Patrice Hugues, La vigie, Ève d’Autun et la tache brune, 1994-1995, installation, 220/250 cm pour chacun des voiles et tissus thermo-imprimés, fonds d’atelier, Angers.

187 Figure 84

188 Figure 85

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Figure 86

Pablo Picasso, Femme nue allongée, 1955, fusain, huile sur toile, papiers collés, peinture sur toile, 80/190 cm, Musée Picasso, Paris.

190 La sculpture d’Ève apparaît ici en clair sur sombre. Le corps de cette dernière est contenu dans un espace rectangulaire. Elle est à demi recouverte d’un décor de feuillages imposant : sa nudité est donc partiellement visible. Actuellement conservée au Musée Rolin d’Autun, elle reste une très belle œuvre médiévale auxquelles certaines réalisations cubistes font écho245. Le traitement du visagepar exemple est tout à fait spécifique246. Il s'agit d'un visage est assez anguleux qui manque d’harmonie. Sur la sculpture d’origine, les traits sont assez durs, tandis qu’une fois l’image transposée en thermo-impression dans l’installation de l’artiste, cette dureté semble s’évanouir. En outre, et ce afin d’appuyer un peu plus notre référence cubiste, nous constatons que le célèbre Grand nu allongé (1955) de Pablo Picasso évoque lui-aussi, d’après ce bas-relief, une forme d’influence plastique. Ceci nous permet ainsi de saisir l’idée suivante, à savoir qu'Ève n’est pas ici représentée dans une posture habituelle, debout près de l’arbre au fruit défendu. Elle est allongée, sa tête reposant sur sa main droite et sa main gauche saisissant la pomme du péché. Son regard est comme plongé dans le vide, il n’est pas dirigé vers l’objet du délit. Elle ne semble pas non plus préoccupée par sa poitrine dénudée. Ces divers éléments nous permettent ainsi de comprendre ce qui a pu séduire Patrice Hugues dans l’utilisation de cette œuvre. Bien que datée approximativement de 1130, son aspect visuel est tout à fait comparable à des figures bien plus actuelles. Voici ce qu’écrit l’artiste à son propos :

« L’Ève à Autun orne un linteau, elle est comme allongée. Moi je la reproduis debout sur le voile et suspendu verticalement. Ainsi, si sur le linteau Ève est et apparaît lourde ; sur mon voile elle apparaît à la fois lourde et légère dans son rapport d’image claire sur fond noir247. » Ces figures, ce sont précisément celles que Patrice Hugues intègre dans son installation248. En effet, au-delà de la copie imprimée sur voile de l’Ève d’Autun, deux autres nus imprimés sur voiles participent à l’œuvre globale. Un nu masculin apparaît derrière le voile d’Ève, comme dans un dédoublement sans correspondances formelles. Il est représenté debout et de dos. À la gauche d’Ève, un autre nu féminin est représenté également de plein pied. Ces deux silhouettes ont été esquissées puis thermo-imprimées par l’artiste. Elles ne possèdent pas de visages et s’apparentent à des petits mannequins de bois articulés. Ce type d’objets est généralement utilisé pour des cours de dessin anatomique. Le dessin est une pratique qui reste importante pour Patrice Hugues, comme en atteste l’extrait suivant :

« Je peux avoir la tentation de revenir vers le dessin et la peinture, d’ailleurs le dessin reste indispensable dans le projet…mais pour la peinture, c’est la couleur qui sort du tube, la

245 Figure 84. 246 Figure 85. 247 Figure 86. 248 Figure 83.

191 matière, qui me retient vraiment ; et surtout le désir de peindre sur la toile, qui est un textile. Attention, le mimétisme ne m’intéresse plus désormais. Ce qui m’intéresse donc encore dans la peinture c’est la peinture elle-même. Ce qui m’intéresse, c’est la prise avec le réel, tout ce qui est sensible et touchant au sens propre249. »

Le dessin participe du projet. Il est donc l’étape préliminaire – au même titre que la sélection des images – nécessaire à l’élaboration de l’œuvre. Dans cette installation, dessins et images fusionnent. Ève imprimée sur le voile est placée entre le nu masculin et le nu féminin. Est-ce une image métaphorique ? En effet, la copie d’Ève serait-elle disposée ici pour exprimer l’histoire de la tentation et du péché originel ? Le récit biblique des origines exprimé ici par l’utilisation savante de voiles, d’une image qui est une forme de citation et de deux esquisses sans identité. De fait, si l’on ne peut identifier cet homme et cette femme, ces deux figures seraient-elles à l’image de l’humanité dans sa globalité ? À ce propos, Patrice Hugues écrit ceci :

« Cela implique la recherche de l’entre-deux dans la zone de l’investigation correspondante ; qu’on sache la reconnaître. Elle existe. Et à coup sûr le tissu est un accès central largement ouvert à cet entre-deux, il y occupe même entres hommes et femmes une position stratégique dans l’un des premiers rôles. Pour favoriser l’intégration, la cohérence recherchée250. »

Ainsi, l’Ève thermo-imprimée sur voile permet-elle cette intégration recherchée entre hommes et femmes ? Visuellement parlant, elle agit en transparence sur l’esquisse de l’homme retournée et son corps allongé à la verticale, la tête relevée est placée au même niveau que celui de la silhouette féminine sans visage. En rapport avec ce trio, un dernier élément de la composition n’a encore ici été évoqué : il s’agit d’un objet se situant tout à fait à droite du cadre de l’image. Elle appartient à une série de réalisations que nous évoquerons plus tard, intitulée Les lucarnes de la conscience251. Cette photographie présente une vue frontale de l’œuvre : la lucarne thermo-imprimée est isolée de l’installation252. Deux éléments sont visibles : premièrement, le voile blanc comprenant la thermo-impression d’une masse noire peinte, sur laquelle sont esquissés des contours de rectangles jaunes de différentes dimensions.

249 Extrait d’un questionnaire soumis à l’artiste dans son atelier le 19 avril 2014, à Saint-Aubin-Celloville. 250 Hugues, Patrice, Le tissu entre le vivant et la conscience, cahier 2 [en ligne], disponible sur :

http://patrice.hugues.pagesperso-orange.fr/tisviva9.htm, consulté le 27/02/2017. 251 La série sera présentée dans la seconde grande partie de cette recherche. 252 Figure 87.

192 Deuxièmement, à l’arrière du tissu blanc, un rectangle de fer aux contours arrondis, sur lequel a été suspendu un tissu à rayures qui apparaît légèrement en transparence. L’ensemble concourt à donner à voir un objet des plus étranges. Celui-ci se place dans la catégorie des réalisations abstraites de Patrice Hugues. Un genre sur lequel nous reviendrons lorsque nous étudierons en détail la notion de valeur euphorisante.

193 Figure 87

Patrice Hugues, Lucarne de la conscience, vers 1990, structure avec tiges en fer et tissu blanc thermo-imprimé, fonds d’Ateliers, Angers.

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Vers d’autres entre-deux…

À présent, tentons de comprendre la raison de l’intégration de cette lucarne au sein de l’installation253. Il s’agit d’un élément qui diffère considérablement des autres voiles, qui eux comportent des figures. Patrice Hugues nous parle ici d’histoires de cadres. Les deux cadres réels en fer qui soutiennent les deux tissus (blanc et à rayures), ainsi que les cadres esquissés sur la forme noire transparente. Entre le cadre en fer à l’arrière du dispositif et les cadres jaunes imprimés sur le noir, il existe un espace d’entre-deux. C’est l’entre-deux de la conscience. C’est cet espace qui relie les pensées et les êtres ; celui qui nous permet d’avoir du recul sur les choses, de repenser intelligemment l’espace avec sensibilité. De ce fait, cette lucarne est à l’image du trio figuratif : les figures sont devenues formes géométriques et Ève est l’équivalent de cette impression noire abstraite.

« C’est le même problème qui est constamment abordé dans cet essai à propos des nouveaux tissus. Il s’agit d’un ébranlement d’ensemble, d’une nouveauté d’ensemble indispensable à reconnaître et à intégrer. Tout se passe dans l’entre-deux le plus décisif. Là-même où le tissu opère. Il s’agit en effet fondamentalement du même entre-deux. Le tissu y intervient, à la fois structure et souplesse respirante, comme un modèle, un trait d’union incitatif pour ce qui peut relier au plus près chair et mots, chair et verbe, comme objet et pensée254. »

Nous arrivons ici au terme de la première grande partie de notre recherche. Après avoir évoqué successivement les différents thèmes propres à la création images/textiles de Patrice Hugues. Nous allons, dans ce qui va suivre, nous plonger davantage dans les ambiances des voiles et tissus de Patrice Hugues. Pour ce faire, nous étudierons la portée spécifique des mots et du texte dans d’autres réalisations de l’artiste. Ainsi nous serons à même de découvrir un tout autre aspect de l’œuvre de Patrice Hugues, pour qui les images ne sont pas les seuls éléments à intervenir sur les voiles et tissus. Mots, motifs, textes et textiles fonctionnent assez fréquemment de concert pour nous offrir des bribes de poésie imprimées, des lectures très animées. En outre, la vie et l’animation du tissu dans les espaces de passage viendront également nourrir cette seconde grande partie. Et ce pour parvenir à saisir, au sortir de cette deuxième investigation ; toute l’étendue du champ de la valeur euphorisante propre aux parcours des voiles et tissus des installations de l’artiste.

253 Figure 83.

254 Patrice Hugues, Le tissu entre le vivant et la conscience, cahier 2 [en ligne], disponible sur : http://patrice.hugues.pagesperso-orange.fr/tisviva9.htm, consulté le 27/02/2017.

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