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Entre muralité et expérimentations

La tapisserie, cet artisanat mural traditionnel, sort donc des intérieurs pour venir conquérir les murs et les parois blanches du CITAM à Lausanne32. Les artistes présents lors de la toute première édition sont majoritairement masculins ; parmi les plus célèbres, Matisse et Le Corbusier. Cependant, dès la première édition, des pays comme la Pologne marquent le renouveau de cet art. Magdalena Abakanowicz (née en 1930) surprend et fascine les spectateurs dès les premières biennales avec ses

Abakans, de grandes sculptures textiles qui se suspendent au plafond. Giselle Eberhard Cotton décrit

son œuvre de cette manière :

« L’artiste polonaise Magdalena Abakanowicz sera l’une des premières à jeter le trouble en présentant les objets tissés pendus au plafond qui prennent librement leur espace. Elle les nomme Abakans, à défaut d’avoir pu trouver un mot déjà existant pour les qualifier33. »

Elle présente notamment son Abakan rouge, en 1969, lors de la 4ème Biennale à Lausanne. Elle utilise le jute et la résine pour créer des ensembles évoquant la désolation et la mort. Son travail - tantôt abstrait, tantôt figuratif - détient une profondeur et renouvelle totalement, dès 1960, la vision que le public français a de la tapisserie ; une vision décorative monumentale. Ainsi, bien qu’appartenant au mouvement de la nouvelle tapisserie, Abakanowicz fait partie de ses artistes textiles pionnières qui ont su s’émanciper du mur, pour venir habiter l’espace en volume. Nous reviendrons sur l’œuvre de cette artiste emblématique au cours de notre étude. Elle sera suivie par des grands noms de l’art textile international, comme Sheila Hicks ou encore Elsi Giauque. Les deux artistes exploitent le textile dans leurs créations, mais dans un contexte qui n’est pas celui de la tapisserie, mais du Fiber art. Les premières manifestations de ce courant seront bien visibles, en Europe, lors des Biennales de Lausanne. Dès lors, le public sait distinguer les néo tapisseries d’autres œuvres textiles. L’extrait

30 Une partie du fond de la galerie est d’ailleurs aujourd’hui conservé aux archives des Musées d’Angers. 31 Patrice Hugues [en ligne], Disponible sur : http://www.textile-art-revue.fr/artistes/artistes-ayant-fait-lobjet-dun-article-important-dans-nos-revues/patrice-hugues/, consulté le 6 janvier 2015.

32 CITAM est l’abréviation pour Centre International de la Tapisserie Ancienne et des Arts Muraux.

33 La tapisserie hier et aujourd’hui, Actes du colloque, conférence donnée par Madame Giselle Eberhard Cotton, directrice et conservatrice de la Fondation Toms Pauli, collection « Rencontres de l’École du Louvre », 2011, p. 1.

27 dessous écrit par Pascal-François Bertrand témoigne des inventions de la nouvelle tapisserie et du Fiber

art, durant l’effervescence des premières biennales :

« Toutefois, l'instauration de la biennale de Lausanne par les peintres-cartonniers dans les années 1960 donna naissance à la nouvelle tapisserie qui s'écarta avec audace des principes de conception et d'élaboration de la tapisserie traditionnelle. Des recherches de matières et de volumes caractérisent cet art nouveau dont les préoccupations relèvent du domaine des arts appliqués, voire de la sculpture. La nouvelle tapisserie s'éloigne encore de la tapisserie traditionnelle, car elle perd son caractère propre d'« habit du mur » et n'a plus à sa source une esquisse peinte ; ce dernier point avait été abandonné par les expériences du Bauhaus, puis par celles de la Polonaise Magdalena Abakanowicz. Sheila Hicks, qui compte parmi les créateurs les plus fertiles de cette nouvelle forme d'art, au développement cohérent et particulièrement bien représentée aux États-Unis34… »

Abakanowicz et Hicks ont toutes les deux concourus à rompre avec l’ancienne tradition entre artistes et lissiers, créateurs et exécutants. En effet, les Fiber artists et les plasticiens de la nouvelle tapisserie ne sont plus soumis aux cartons du peintre. Selon Rossella Froissart et Merel van Tilburg, ces artistes sont indépendants, créateurs et rompent donc avec les anciennes normes académiques opposant artistes et artisans :

« L’art textile, à travers la profession de son "émancipation" de la peinture, et donc de la tradition française de la tapisserie a quitté le métier à tisser et les parois murales pour s’installer dans l’espace. Le mouvement de la nouvelle tapisserie ou Fiber Art, qui va des années 1960 au début des années 1980, est chronologiquement lié à la "renaissance" française de la tapisserie dans l’après-guerre, et s’y rattache également du point de vue des matières et de la technique. Ils partageaient aussi un même espace d’exposition lors des Biennales de Lausanne. Toutefois, les critiques et historiens d’art, notamment américains, ont considéré dès le début qu’il s’agissait d’un mouvement sculptural distinct s’inscrivant dans la lignée d’artistes textiles d’avant-garde tels que Sophie Taeuber-Arp et les tisserands du Bauhaus35. »

Une révolution stylistique est en marche, et les anciens arts dits mineurs ne sont plus amoindris et dévalorisés. Les artistes textiles sont à la fois créateurs et exécuteurs de l’œuvre et la relation hiérarchique entre peintre et lissier disparaît. Les spectateurs découvrent ainsi de nombreuses et expansives installations employant le fil, la corde, le tricot et la laine, le grillage, le cheveu, le crin

34 Bertrand, Pascal-François « TAPISSERIE », op. cit.

35 Rossella Froissart et Merel van Tilburg, « De la tapisserie au Fiber Art : crises et renaissances au XXe siècle » [en ligne], op. cit.

28 animal ; autant de matériaux permettant un renouveau de la création textile internationale. Dans la droite mouvance des avant-gardes américaines, l’espace devient un lieu à habiter, à repenser. En somme, un nouveau lieu d’expérimentations et de perceptions sensorielles offert par l’emploi des textiles. Les artistes du Fiber Art utilisent toutes formes de tissus et de matériaux textiles afin de créer de nouveaux environnements où les spectateurs sont amenés à parcourir les œuvres. Ils intègrent et touchent les œuvres, les habitent, les contournent.

Ces créations de nouveaux environnements sont également des sujets de Patrice Hugues qui désirent jouer avec les perceptions des spectateurs grâce à ses installations semi-transparentes. En cela, le public de Lausanne est habitué aux œuvres de notre artiste et il sera, de ce fait, reconnu comme l’une des figures majeures de la Nouvelle Tapisserie. Nous évoquons la nouvelle tapisserie ici en distinction au Fiber Art car Patrice Hugues appartient à cette catégorie de plasticiens qui n’emploie pas que les textiles dans ses œuvres mais également les images et la photographie. En outre, son emploi de la thermo-impression était alors encore inédit, ce qui démarque son usage des tissus de celui des autres artistes textiles de l’époque des Biennales de Lausanne. Cependant, à Lausanne, qu’il s’agisse du courant de la nouvelle tapisserie ou des tenants du Fiber Art, le rapport aux espaces est totalement repensé. Voici ce qui est exprimé à ce propos par Giselle Eberhard Cotton et Magalie Junet :

« La plupart des œuvres s’articulent autour de la notion d’espace, définissant ses limites ou, au contraire, les faisant éclater. Transparence des matériaux, rôle actif de l’air et de la lumière, affirmation de légèreté des installations, dynamique des forces et des énergies en lien avec la nature et volonté de circulation délibérée à travers les structures en sont les principales tendances36. »

Le métier à tisser et la tradition du lissier de haute et basse-lisse sont donc partiellement délaissés par les pionniers et pionnières de ces deux courants textiles. Sheila Hicks, Lenore Tawney et Elsi Giauque utilisent le nouage, le tressage et toutes autres sortes de techniques créatives surprenantes. Hicks emploie notamment les fibres telles que le coton, le lin et la laine pour créer d’immenses environnements colorés. Ces œuvres expressives stimulent de manière puissante notre imaginaire. Lenore Tawney et Elsi Giauque utilisent, quant à elles, la dynamique des formes géométriques pour créer des installations à l’esthétique sophistiquée et à l’optique déroutante. Des créations largement influencées par les ateliers de tissage du Bauhaus. La colombienne Olga de Amaral crée, quant à elle, des œuvres à partir de techniques anciennes de tissage mexicain et précolombien. Ces installations ont la particularité d’utiliser la réflection de la lumière sur la fibre. Cet intérêt pour les techniques de

36Eberhard Cotton, Giselle et Junet, Magalie, De la tapisserie au fiber art : les biennales de Lausanne 1962-1995,

29 tissage précolombien a été initié dès l’arrivée des artistes Anni Albers et Trude Guermonprez aux États-Unis, durant l’entre-deux guerre. Tout comme Gunta Stölzl (1897-1983), designer textile et première enseignante du Bauhaus, Albers et Guermonprez revendiquent une approche du tissage libre et expressive :

« Au terme d’une phase initiale durant laquelle les productions du Bauhaus pouvaient être qualifiées de "tableaux réalisés en laine" (SMITH, 2014) on note qu’à partir de 1924, les écrits de Gunta Stölzl et d’Anni Albers se sont orientés vers une théorie moderniste du tissage (autonome) axé sur la spécificité du médium. "Les tapisseries et les teintures murales ne sont pas des marchandises. On doit leur appliquer d’autres critères. Elles relèvent du domaine de la libre expression artistique, tout en étant déterminées par le processus de tissage37. »

Toutes deux issues de l’enseignement du Bauhaus allemand, Albers et Guermonprez enseignent différentes techniques de tissage aux États-Unis. Albers voyagera notamment au Mexique avec son époux, l’artiste Josef Albers (1988-1976), afin d’y découvrir des techniques de tissage traditionnel38. Dans la droite visée des préceptes de l’école, Anni Albers désire effacer la frontière entre arts et artisanat. Et ce, en s’intéressant au tissage et aux fibres à l’instar de Trude Guermonprez, qui est à la fois designer et artiste. Anni Albers enseigne au célèbre Black Mountain College39. Elle développe un

style innovant, géométrique et rigoureux, qui inspire encore aujourd’hui de nombreux Fiber artists : « C’est le jeu géométrique des formes vivement contrastées qui caractérisent certaines productions des arts populaires que les courants avant-gardistes des pays de l’Europe du Nord et de l’Est de l’entre-deux-guerres voient se réaliser le vœux moderniste d’une peinture ramenée à sa qualité de "surface plane recouverte de couleurs en un certain ordre assemblées" (DENIS, 1890). Cette recherche est parfaitement en phase avec l’exigence d’autonomie esthétique invoquée par Coffinet et les "lissiers-artistes" qui exposeront leurs créations aux Biennales de Lausanne à partir de 196540. »

Son œuvre a par ailleurs fait l’objet d’une récente rétrospective à la Tate Gallery de Londres. Trude Guermonprez partage cette volonté d’abolition entre arts majeurs et pratiques dites mineurs. Les arts appliqués ou craft deviennent donc une part importante du Fiber Art, grâce à ces deux enseignantes novatrices. Quelques années plus tard, cet essor autour des fibres viendra habiter les espaces des

37 « De la tapisserie au Fiber Art : crises et renaissances au XXe siècle » [en ligne], op. cit.

38 Sheila Hicks suit l’enseignement de Josef Albers à l’Université de Yale de 1954 à 1959. Son apprentissage amène l’artiste à voyager en Amérique du Sud pour ses recherches autour des tissages.

39 Il s’agit d’une université de Caroline du Nord active de 1933 à 1957. L’établissement accueille et forme de grands artistes de la seconde moitié du XXème siècle tels que John Cage ou Robert Rauschenberg.

30 Biennales de Lausanne. Se confronte dès lors l’héritage de ces artistes du New Bauhaus, avec celui des nouvelles tapisseries françaises et européennes. Nous oscillons donc dans un foisonnement de cultures et de techniques entre les pays de l’Est (Pologne notamment), les États-Unis (Hicks, Tawney), la Suisse (Giauque) et l’Amérique du Sud (De Amaral). Beaucoup de nationalités sont présentes, et de ce fait, le public remarque et comprend les différences de styles et de genres entre Europe et États-Unis.

En phase avec les mouvements civiques et féministes, l’Amérique voit naître dans les années 1970 bon nombre de femmes artistes réemployant les tissus à des fins créatives et militantes. Une des figures les plus importantes est d’origine française, mais a fait carrière aux États-Unis. Il s’agit de Louise Bourgeois (1911-2010). Nous parlerons de son œuvre au regard de celle d’Annette Messager, autre pionnière en France de l’usage des tissus dans la création, comme elle en témoigne dans l’extrait ci-dessous :

« Les œuvres de Louise Bourgeois et d’Annette Messager sont d’ailleurs emblématiques de cette section qui se développe autour de la revendication féminine et du dévoilement de l’intime. Stéréotypes et clichés, attribuant aux femmes certaines qualités et certains défauts, sont renvoyés aux spectateurs par un subtil retournement de la technique employée. « L’aiguille est à la femme ce que la plume est à l’écrivain41».

Nous exposerons donc la manière dont les œuvres de ces deux plasticiennes repensent le rapport aux tissus et aux genres. La distinction est de rigueur entre artistes contemporaines et Fiber artists, puisque certains créateurs se revendiquent entièrement des textiles, tandis que d’autres y voient un usage ponctuel. Louise Bourgeois, Annette Messager et Christian Boltanski appartiennent à cette catégorie. Cet emploi textile est lié à l’héritage de l’art brut français. Il a été enclenché par la personnalité et l’enseignement de Jean Dubuffet (1901-1985), dont Annette Messager admire le travail à ses débuts de plasticienne. À peu près à la même période, Patrice Hugues dit avoir été lui influencé par le « sens plastique » de Fernand Léger dont il fréquente l’atelier à Montmartre en 194942. Cependant, ce qui orientera notre artiste dans l’abandon de la peinture pour la thermo-impression, c’est bien la découverte des industries textiles du Nord de la France dans les années 1970. L’extrait suivant synthétise avec clarté le passé industriel de la ville de Roubaix :

« Entre le début du 19ème siècle et le Première Guerre mondiale, rien n’est construit à Roubaix qui ne soit pas directement lié à l’industrie. Celle-ci impose ses exigences à la ville, dans le bourg puis dévorant la campagne. Des années 1840 à 1870 en particulier, la ville est en pleine extension et se développe principalement autour de l’activité textile. Les usines, certaines aux dimensions monumentales, occupent une place prépondérante et s’installent de

41 Planson, Nathalie, Tapisserie ? De Picasso à Messager, op. cit. 42 Il suit tout d’abord une formation de peintre en ateliers.

31 façon aléatoire, là où les terrains sont disponibles. Elles se mêlent aux maisons d’ouvriers et de contremaîtres dans un tissu urbain très dense. Alors qu’on ne compte qu’une trentaine d’usines vers 1830, elles sont dix fois plus en 1910. Les bâtiments s’enroulent autour des usines. Les innombrables maisons ouvrières y sont accolées, sans que l’on se préoccupe de la pollution générée par les cheminées43. »

Ce patrimoine industriel et toute son histoire sont actuellement mis à l’honneur par le biais de deux actions : d’une part, la Manufacture de Roubaix, Musée de la mémoire et de la tradition textile et d’autre part, le collectif Fiber Art Fever, qui collabore en partie avec la manufacture pour l’accueil, la résidence et l’exposition de Fiber artists internationaux au Musée. Cette association très présente en ligne a pour but de revaloriser les artistes employant les tissus dans leurs travaux :

« Fiber Art Fever ! Deviens l’annuaire international des professionnels de l’art textile contemporain. La plateforme présentera des artistes textiles contemporains : de la sculpture textile dite sculpture molle, de la broderie contemporaine, du dessin au fil, de la peinture à l’aiguille, des tableaux textiles ; des commissaires spécialisés dans le textile contemporain, des conférenciers et critiques d’art passionnés par la fibre textile dans l’art et aussi quelques musées textiles, galeries d’art de textile contemporain, biennales et festivals d’art textile contemporain, ainsi que des informations d’expositions d’art textile contemporain44. »

Actuellement en cours de construction, la base en ligne permet à des artistes d’adhérer et d’exposer partout sur le territoire français. Trois expositions sont par exemple en cours en 2019 sous le commissariat de l’équipe : Empreintes textiles (15 avril – 15 juin) à Agen, Mexican contemporary textile

art (4 mai – 6 juin) à Roubaix, et le festival du lin et de la fibre artistique (5, 6, 7 juillet) en Normandie.

Le collectif nous offre la possibilité de connaître bon nombre d’artistes textiles contemporains, développant tous un rapport au tissu singulier. C’est notamment le cas de la plasticienne Alice Calm, dont nous reparlerons à la toute fin de notre recherche.